Abadie-Reynal, Catherine - Provost, Samuel - Vipard, Pascal (dir.): Les réseaux d’eau courante dans l’Antiquité. Réparations, modifications, réutilisations, abandon, récupération, coll. "Archéologie et Culture", 21,8 x 28 cm, 244 p., Ill. coul. et n&b, ISBN : 978-2-7535-1341-9, 24,00 €
(Presses Universitaires de Rennes 2011)
 
Reviewed by Stéphane Lebreton
 
Number of words : 2280 words
Published online 2012-06-27
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1465
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          Cet ouvrage sur les réseaux d’eau courante dans l’Antiquité apporte sa contribution à la réflexion entreprise ces dernières années sur l’approvisionnement en eau des communautés urbaines. Cet intérêt pour la gestion de l’eau, conforté maintenant par de nombreuses études, peut bien évidemment se comprendre à la lumière des préoccupations actuelles sur les enjeux que représente cette ressource dans bien des endroits du monde. Sans doute par nécessité, l’eau est devenue objet d’histoire.

 

           Cette publication constitue les actes d’un colloque qui s’est tenu à l’université de Nancy 2 en novembre 2009. D’emblée, deux points forts participent à la qualité de l’ouvrage. Il bénéficie d’une part de la conclusion experte de Ph. Leveau (« Le colloque de Nancy et l’archéologie des réseaux hydrauliques »). Son expérience lui permet de replacer les travaux présentés dans la large perspective des problématiques engagées sur le moyen terme. D’autre part, ces actes sont enrichis de la diversité des domaines de recherches et des pratiques des intervenants (universitaires, chercheurs du CNRS, ingénieurs de recherche de l’archéologie préventive et des collectivités locales), ainsi que de la variété géographique des cas étudiés, de l’Occident à l’Orient méditerranéen. En seize articles, nous avons ainsi un large panorama sur la question des réseaux d’eau, de la période classique à l’Antiquité tardive. L’étude porte donc aussi sur le temps long. Ce choix de la diversité, s’expliquant sans doute par la complémentarité des terrains d’études des éditeurs (C. Abadie-Reynal, S. Provost et P. Vipard), amène dans ce cas à un réel enrichissement. L’objectif principal de l’ouvrage, comme le précise la conclusion, « est moins de restituer l’état originel d’un monument hydraulique (…) que d’en comprendre le fonctionnement et d’en restituer les usages sociaux » (p. 231). Les éditeurs ont cherché à s’intéresser à la place des réseaux d’eau dans la ville et à leurs rôles dans les modifications ou, de façon plus générale, dans l’évolution d’une agglomération. De fait, saisir les changements des réseaux hydrauliques, comprendre les raisons de ces modifications doit permettre d’apporter un éclairage nouveau sur l’état d’une communauté. L’angle d’étude ainsi proposé se révèle passionnant.

 

           Mais l’intérêt de l’ouvrage ne s’arrête pas à ce seul aspect. Il contribue, dans un premier temps, à approfondir les connaissances techniques sur les différents types d’adduction d’eau. Il s’agit avant tout du modèle de l’aqueduc « avec ses ponts pour franchir les dépressions et maintenir le canal à une altitude suffisante pour alimenter les villes et ses tunnels qui permettent de détourner l’eau d’un bassin-versant dans un autre » (p. 233). Mais il est aussi question des différentes formes de réseaux enterrés évoqués dans bon nombre d’études (Cl. Barat, « L’aqueduc de Sinope. Histoire d’une localisation de Pline le Jeune à l’archéologie contemporaine » ; G. Rocque, « La branche principale de l’aqueduc de Cassinomagus (Chassenon, Charente) » ; X. Charpentier, « Réparations et modifications de l’aqueduc de Bordeaux au lieu-dit Sarcignan » ; P. Wech, « Une vie d’aqueduc... Modifications de tracé, améliorations techniques et réparation d’un ouvrage hydraulique au Vieil-Évreux (Eure) » ; M. Ardhuin, A. Balmelle, Y. Rabasté, « L’eau à Durocortorum (Reims) à travers les aménagements hydrauliques »). Les auteurs se sont évertués à montrer la grande variété des solutions techniques adaptées aux contingences physiques régionales et aux besoins locaux. L’article sur les « qanâts » gallo-romains de Lorraine de K. Boulanger, permettant d’alimenter des établissements ruraux, présente à ce titre un exemple qui peut nous paraître atypique. Ces différentes études soulignent dans bien des cas l’absence de plan d’ensemble ou d’un projet architectural, « ce qui peut expliquer les malfaçons, les erreurs de conception que l’on retrouve à toutes les époques » (p. 232). Ainsi, l’intérêt des auteurs s’est porté sur les modifications des réseaux, qui, outre les défauts de conception originelle, peuvent aussi s’expliquer par l’augmentation des besoins, la diminution de débit des sources ou une diminution du régime pluviométrique. Enfin, le travail de terrain permet de confronter les résultats ainsi acquis avec le vocabulaire employé par les anciens et de mieux en comprendre la signification (H. Dessales, « Entretien et restauration des aqueducs à Rome, au regard du traité de Frontin »). Cette réflexion sur les aspects techniques des réseaux d’eau courante dans l’Antiquité constitue la première partie de la publication.

 

            L’ouvrage est cependant plus riche. Différentes études montrent que l’adduction d’eau n’est qu’une possibilité parmi d’autres pour une communauté pour s’approvisionner en eau. Le recours traditionnel aux puits et aux citernes demeure un modèle efficace, qui bien souvent, surtout en milieu méditerranéen, peut compléter un système d’adduction (J.-Ch. Moretti, M. Fincker, « Les réseaux d’eau courante à Délos » ; M. Vannesse, « L’eau et l’amoenitas urbium. Étude du paysage urbain d’Antioche et d’Apamée » ; C. Abadie-Reynal, « La mémoire de l’eau dans l’habitat. L’exemple de Zeugma aux époques romaines et protobyzantine »). L’article sur Délos conforte l’idée que si l’aménagement de puits ou de citernes résulte d’initiatives privées, elle peut aussi procéder de décisions collectives. Ainsi, la construction d’un théâtre au IIIe s. av. n.è., « dont les gradins constituaient un compluvium monumental » permettant de recueillir l’eau de pluie, est complétée par l’établissement d’une citerne (p. 160).

 

            Un autre point commun de la plupart des communications proposées est l’interrogation sur les raisons de la construction de réseaux hydrauliques, au-delà des lieux communs attendus. À quels besoins répond l’adduction d’eau ? Il s’agit tout d’abord de répondre à de réelles nécessités. Celles-ci peuvent s’expliquer par l’aridité du milieu. L’étude sur « L’eau disparue d’un micro oasis. Premiers résultats de la prospection archéologique et géo-archéologique du système d’irrigation d’El-Deir, oasis de Kharga (Égypte) », de G. Tallet, R.J. Garcier et J.-P. Bravard est en cela passionnante. Les auteurs expliquent que le recours à la technique des qanâts, sans doute à l’époque achéménide, a maintenu sur place une population en puisant l’eau fossile de l’importante nappe des grès nubiens alors que l’usage de puits artésiens ne réussissait qu’à exploiter des nappes superficielles insuffisantes. La construction de réseaux d’eau ou d’équipements adéquats est rendue nécessaire par le développement d’une ville et l’augmentation de sa population. L’exemple de Délos à l’époque hellénistique constitue certainement un cas d’école (J.-Ch. Moretti, M. Fincker). A l’inverse, l’entretien des constructions hydrauliques est sensible à la baisse du nombre d’habitants. La pression démographique cède la place à la pression financière. Là encore, Délos fournit un exemple saisissant. À partir du Ier s. av. n.è., comme l’agglomération du sanctuaire perd une partie de sa population, l’usage des citernes devient moins important (p. 164-165). La question se pose à plus grande échelle lors des mutations de l’Antiquité tardive. La datation de l’abandon et du détournement des réseaux est un sujet fréquemment abordé. On se situe souvent entre la seconde moitié du IIIe s. et le Ve s. (aqueduc de Cahors [D. Rigal, « Avatars et réaménagements de l’aqueduc antique de Cahors »] : fin du IVe s.-début du Ve s. ; Cassinomagus : IVe s. ; Vieil-Évreux : fin du IIIe s. ; modification de l’usage de l’aqueduc sud d’Arles pour alimenter en eau un habitat au IIIe s. [Ph. Leveau, « Les eaux des Alpilles, la colonie romaine d’Arles et les moulins de Barbegal. Un système hydraulique et ses paradigmes interprétatifs »] ; Reims : vers le IVe s.). L’approvisionnement des agglomérations en eau grâce à un système d’adduction semble perdurer plus longtemps en Orient (M. Vannesse : Antioche [p. 190] et Apamée [p. 199-200] ; C. Abadie-Reynal : Zeugma [p. 210] ; S. Provost [« Réparations et transformations des installations hydrauliques à Philippes »]). Finalement, la plupart de ces systèmes ont fonctionné de deux à trois siècles en Occident, plus longtemps en Orient. Sont alors posées les questions du coût de la construction et de l’entretien et de l’origine des financements. Certaines communautés, en particulier quand il s’agit d’agglomérations secondaires, sont tentées de construire des réseaux, certes moins prestigieux que l’aqueduc, mais tout aussi efficaces et surtout moins onéreux (l’agglomération secondaire de Cuty par exemple : K. Boulanger, p. 139-142). Comme la décision de la construction d’un aqueduc procède d’un choix collectif, il peut en être de même pour décider de l’arrêt de son fonctionnement, voire de son démantèlement. Ainsi la destruction d’un aqueduc résulte parfois d’un vaste chantier organisé qui n’a pu avoir lieu sans l’accord du pouvoir local (G. Rocque, p. 76 ; M. Ardhuin, A. Balmelle et Y. Rabasté, p. 153 ; question de la destruction aussi dans P. Wech, p. 105). On se rend compte à la lecture de ces articles combien les explications sur les détournements et les abandons de réseaux hydrauliques sont sensibles et dépendent de l’historiographie.

 

          De fait, la question de la signification de l’aqueduc peut être sensible. Élément démonstratif exemplaire dans le paysage urbain, il contribue à rapprocher l’image d’une agglomération d’un modèle urbain idéal en jouant sur le thème de l’abondance en eau. L’exemple d’Antioche, dont la vignette s’accompagne du dessin d’un aqueduc sur la table de Peutinger, a ainsi été abordé. Dans la même région, la construction d’un aqueduc, pour alimenter en eau Apamée en Syrie sous Claude, vaut à la cité de recevoir l’épithète de Claudia Apamea et le commencement d’une nouvelle ère : « l’eau a donné lieu à cette refondation » (M. Vannesse, p. 191). L’abondance en eau tient une place conséquente dans les éloges de cités. Pour Ph. Leveau (p. 234), le modèle de l’aqueduc est élaboré en Italie et transféré dans l’ensemble des provinces. Cette diffusion s’explique d’autant mieux que ce modèle participe aussi de l’éloge du système impérial. L’aqueduc devient un exemple du génie romain. Cela n’est d’ailleurs pas propre à la cité. G. Rocque développe l’exemple du sanctuaire de l’agglomération secondaire de Cassinomagus sur le territoire de Limoges. La monumentalisation de l’aqueduc permet de mettre en valeur l’entrée du sanctuaire sur le modèle urbain (p. 72). L’importance de cette représentation est telle que la construction ou la restauration d’un aqueduc donne la possibilité à un empereur de se présenter comme le refondateur d’une cité (M. Vannesse pour Apamée de Syrie) ou d’être un élément d’un discours dynastique. E. Deniaux en présente un exemple à propos de l’aqueduc de Dyrrachium (« L’aqueduc de Dyrrachium, construction et restauration »). Dans certaines cités, cette référence politique à l’eau continue dans l’Antiquité tardive sous le patronage de l’évêque qui assure l’approvisionnement du quartier épiscopal (S. Provost pour Philippes).

 

          On peut bien parler d’une mémoire de l’eau. C. Abadie-Reynal utilise cette formule afin de montrer que la mémoire d’un réseau hydraulique peut continuer d’assurer la structuration d’une partie d’une agglomération à travers plusieurs siècles, pour Zeugma ici (p. 213). Mais l’expression peut sans doute être employée dans une acception plus large, tant la mémoire de l’eau reste vivante dans les discours et les représentations. C’est aussi la force d’un modèle urbain qui perdure dans le temps à travers la culture classique. Une ville se doit d’être dotée d’un réseau hydraulique, voire d’aqueducs. Ph. Leveau indique que les ingénieurs et les architectes du XIXe s. continuent de perpétuer ainsi l’image de cet idéal urbain (p. 233). Les autorités urbaines cherchent à assurer l’abondance en eau en s’intéressant de nouveau aux réseaux antiques, parfois en en reprenant le tracé ou les structures (Bordeaux : X. Charpentier ; Antibes pour le XVIIIe s. : R. Thernot, « L’aqueduc de la Font Vieille à Antibes. Ouvrage antique et réhabilitation moderne »).

 

         Au total, même si les articles ne paraissent pas toujours d’égale qualité, C. Abadie-Reynal, S. Provost et P. Vipard nous présentent un ouvrage important sur la question des réseaux hydrauliques qui prend tout son sens à la lecture des différents articles. Il y aurait encore bien d’autres choses à évoquer. Il est par exemple très intéressant de voir la différence, assez tranchée, des problématiques selon que les auteurs travaillent en Gaule ou en Orient. Les travaux sur le monde occidental constituent la majorité des articles de la première partie (recherches sur les aqueducs), tandis que la deuxième partie (les réseaux hydrauliques) est alimentée par des communications portant sur l’orient méditerranéen. Notons enfin la qualité des illustrations en couleur et l’effort fait pour retranscrire les discussions qui se sont tenues à la fin des communications.

 

 

 

Table des matières :

 

-C. Abadie-Reynal, S. Provost, P. Vipard, « Introduction », p. 7

 

Recherches sur les aqueducs

 

-H. Dessales, « Entretien et restauration des aqueducs à Rome, au regard du traité de Frontin », p. 13

-E. Deniaux, « L’aqueduc de Dyrrachium, construction et restauration », p. 27

-Cl. Barat, « L’aqueduc de Sinope. Histoire d’une localisation, de Pline le Jeune à l’archéologie contemporaine », p. 35

-D. Rigal, « Avatars et réaménagements de l’aqueduc antique de Cahors », p. 47

-G. Rocque, « La branche principale de l’aqueduc de Cassinomagus (Chassenon, Charente) », p. 63

-X. Charpentier, « Réparations et modifications de l’aqueduc de Bordeaux au lieu-dit Sarcignan », p. 81

-P. Wech, « Une vie d’aqueduc… Modifications de tracé, améliorations techniques et réparation d’un ouvrage hydraulique au Vieil-Évreux (Eure) », p. 93

-R. Thernot, « L’aqueduc de la Font Vieille à Antibes. Ouvrage antique et réhabilitation moderne », p. 109

-Ph. Leveau, « Les eaux des Alpilles, la colonie romaine d’Arles et les moulins de Barbegal », p. 115

-K. Boulanger, « Les "qanâts" gallo-romains de Lorraine », p. 133

 

Recherches sur les réseaux hydrauliques

 

-M. Ardhuin, A. Balmelle, Y. Rabasté, « L’eau à Durocortorum (Reims) à travers les aménagements hydrauliques », p. 147

-J.-Ch. Moretti, M. Fincker, « Les réseaux d’eau courante à Délos », p. 159

-G. Tallet, R. J. Garcier, J.-P. Bravard, « L’eau disparue d’un micro-oasis. Premiers résultats de la prospection archéologique et géo-archéologique du système d’irrigation d’El-Deir, oasis de Kharga (Égypte) », p. 173

-M. Vannesse, « L’eau et l’amoenitas urbium. Etude du paysage urbain d’Antioche et d’Apamée », p. 189

-C. Abadie-Reynal, « La mémoire de l’eau dans l’habitat. L’exemple de Zeugma aux époques romaine et protobyzantine », 205

-S. Provost, « Réparations et transformations des installations hydrauliques à Philippes », p. 217

-Ph. Leveau, « Le colloque de Nancy et l’archéologie des réseaux hydrauliques », p. 231

Index, p. 237

Présentation de auteurs, p. 241