Warburg, Aby: Miroir de faille à Rome avec Giordano Bruno et Edouard Manet, 1928-1929, 15,4 x 22,5 cm (broché), 224 pages, 33 ill. monochromes, coll. "Ecrits I", ISBN : 978-2-84066-408-6, 24 €
(Les presses du Réel / Atelier l’écarquillié, Dijon 2011)
 
Recensione di Agnes Blaha
 
Numero di parole: 1220 parole
Pubblicato on line il 2014-08-26
Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1473
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          Miroirs de faille, une édition dirigée par Maurizio Ghelardi, comprend la première traduction en français des documents importants tirés des archives de l’institut Warburg à Londres, ainsi qu’un essai sur des réminiscences de l’antiquité chez Manet. Tous les textes et documents datent des deux dernières années de la vie de Warburg et forment un réseau autour de l’intérêt intensif que Warburg développait pour Giordano Bruno au cours de son voyage en Italie en 1928-29. Ghelardi et son groupe de collaborateurs réussissent à assembler des textes difficiles d’accès pour des chercheurs et créent en outre un livre qui encourage l’immersion dans le milieu historique et dans le travail sur des documents originaux. Les nombreuses illustrations (reproductions des pages originales, photographies historiques et images des œuvres discutées dans les textes) attirent l’attention sur les conditions de travail de Warburg et sur les connections entre ses écrits et son milieu historique. Ainsi, l’édition s’adresse non seulement aux spécialistes en historiographie de l’histoire de l’art, mais aussi aux lecteurs généralement intéressés par l’histoire du dernier siècle ainsi qu’aux bibliophiles et amateurs de vieux documents et photographies.

 

          Dans l’introduction, Maurizio Ghelardi présente les textes choisis pour le livre dans le contexte historiographique de leur genèse. Ghelardi retrace les activités de Warburg dans les années 1928 et 1929 d’une manière détaillée en délibérant sur le développement de la Bibliothèque à Hambourg et les contacts entre Warburg et d’autres chercheurs importants de son temps, la détérioration de sa santé, la présentation de l’Atlas Mnemosyne au public, et, bien entendu, sur le voyage en Italie et le travail amorcé sur Giordano Bruno. Il souligne l’importance de Gertrud Bing, assistante de recherche et co-auteur du journal de voyage qui accompagnait Warburg à Rome, mais il s’intéresse peu au rôle des autres collaborateurs à la Bibliothèque Warburg, même si quelques lettres adressées à la Bibliothèque ainsi qu’aux assistants Fritz Saxl et Edgar Wind sont reproduites dans l’édition. Dans le cas de Saxl, cela semble  étonnant car il était, comme Gertrud Bing, co-auteur du journal de la Bibliothèque Warburg dont le journal romain dans l’édition fait partie.

 

          La majorité des pages est dédiée au septième carnet du journal de voyage de Warburg à Rome, écrit entre novembre 1928 et avril 1929. Pour les lecteurs intéressés par la biographie du chercheur, il permet de découvrir de nombreux détails sur la vie privée et le travail de Warburg, dont les descriptions sont mêlées d’une manière indifférente. Entremêlant notes de recherche et descriptions des monuments et institutions visités par Warburg et Bing, le texte contient des références aux rencontres avec des collègues et aux visites chez des Allemands vivant en Italie, ainsi que des commentaires sur la santé déclinante de Warburg d’un côté et sur certains incidents amusants de l’autre. À première vue, il semble que le journal soit d’abord un document appartenant à la sphère privée, grâce à l’abondance des détails sur les personnes et les événements, mais, en même temps, c’est évidemment un document relatif au processus de travail d’un chercheur réputé pour ses difficultés à donner une forme définitive (et appropriée à la publication) à sa pensée. En relevant le nombre d’associations et de références, leur variabilité presque éclectique, et les multiples points de contact entre eux, on comprend intuitivement comment Warburg modelait l’Atlas Mnémosyne.

 

          D’un point de vue historiographique, le journal romain est aussi un document sur la collaboration intensive entre Warburg et son assistante Gertrud Bing. Au vu des différences hiérarchiques entre elle et le prestigieux professeur et en considérant le climat social pré-féministe des années 20, l’impression d’une coopération presque égalitaire est assez surprenante. Certes, une telle édition n’est pas l’occasion appropriée pour discuter la question de savoir si Gertrud Bing était sous-estimée par les études historiographiques d’histoire de l’art. Face à son importance ostensible pour les découvertes qui préludaient à la recherche intensive sur Giordano Bruno, c’est quand même une conclusion possible qu’on peut tirer de la lecture du journal.

 

          Les deux articles choisis pour l’édition, Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, et l’Introduction à l’Atlas Mnémosyne, représentent l’amplitude des matières dans l’œuvre de Warburg, qui ne se limitait pas à la recherche de l’art de la Renaissance pour laquelle il est le plus connu. L’analyse d’un tableau du XIXe siècle est aussi remarquable en relation avec l’absence presque universelle de l’art moderne du discours en histoire de l’art des années 1920 : des auteurs comme Roger Fry qui commençaient à étudier les artistes importants du XIXe siècle sont aujourd’hui regardés comme des précurseurs du développement historiographique de la discipline vers une inclusion de l’art moderne et contemporain. Dans ce contexte, la décision de publier l’analyse d’une œuvre de Manet révèle aussi une certaine indifférence de Warburg à l’égard des conventions académiques.

 

          Dans Le Déjeuner sur l’herbe, Warburg montre qu’il est possible d’appliquer l’analyse des rudiments culturels de l’Antiquité, sujet important pour l’ensemble de ses textes, à l’art moderne. Il part d’un livre de Gustav Pauli, qui avait interprété le tableau de Manet comme une appropriation moderniste du  Jugement de Paris  par Giorgione, et continue avec une histoire de ce motif, en allant des sarcophages antiques sur les dessins de Raphaël et les gravures de Giulio Bonasone jusqu’à la représentation du jugement de Paris dans un tableau de paysage hollandais du XVIIIe siècle. En contraste avec une histoire de l’art formaliste, il n’essaie pas de déduire les liens de filiation et la réception des modèles artistiques, mais s’intéresse plutôt aux changements en iconographie et à la composition en relation avec les développements socio-historiques. Giordano Bruno ne figure pas explicitement dans le texte, mais la lecture de son livre cosmologique Spaccio della Bestia trionfante informe l’interprétation warburgienne de la naturalisation du panthéon antique. Dans son analyse des transformations du motif antique, Warburg met l’accent sur la sécularisation de la société et de l’art et son potentiel à transformer un épisode mythologique en célébration du désir de l’homme pour la nature.

 

          Le texte suivant, l’introduction à l’Atlas Mnémosyne, présente le chef-d’œuvre de Warburg dans la perspective de son auteur. Comme l’Atlas même, le manuscrit de l’introduction dont l’édition contient la dernière version, est resté inaccompli après la mort de l’auteur en octobre 1929. On ne peut donc pas savoir avec certitude si le caractère fragmentaire et souvent associatif du texte est un choix délibéré ou plutôt le résultat de son état inachevé. Sur sept pages seulement, Warburg y expose son programme de recherche en iconographie ainsi qu’une brève théorie de la nature humaine en relation aux arts et aux mystères spirituels. Dans cette théorie, « la fureur de la personnalité croyante », projetée dans le domaine artistique, devient la source de la mémoire collective culturelle en symboles et images que Warburg envisageait de rassembler et étudier dans l’Atlas.

 

          Le dernier document dans l’édition est le journal Giordano Bruno, un carnet de notes et d’esquisses dont le rendu est fidèle à l’original. Comme le journal romain, il est annoté d’informations bibliographiques ainsi que de remarques sur des personnes et références littéraires importantes mentionnées par Warburg. Néanmoins il reste parfois difficile de suivre le cheminement de la pensée de Warburg en raison du caractère fragmentaire des notes. Au lieu d’une interprétation du carnet qui aurait probablement excédé le cadre de l’édition, les éditeurs ont opté pour une accentuation de la dimension esthétique en rendant le journal sur un fond quadrillé correspondant au papier des pages du carnet original dont quelques pages sont aussi reproduites. Les images monochromes imprimées en encre bleue montrent des plaques antiques avec des motifs de Mithra. Elles évoquent le travail de Warburg avec les photographies et intensifient leur caractère immersif. Grâce à cette décision, le journal Bruno donne une impression encore plus vivante au processus de travail de Warburg que le journal romain. La juxtaposition des diagrammes, images et paragraphes de texte parsemés de courtes notes associatives fait penser au caractère intuitif des combinaisons développées par Warburg pour son Atlas Mnémosyne et approche ce que Didi-Hubermann appelait une « pensée par images ».