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Compte rendu par Claire Mazel Nombre de mots : 2199 mots Publié en ligne le 2013-04-30 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1516 Lien pour commander ce livre
Le traité intitulé De statua d’Alberti n’avait été traduit en français qu’une seule fois, dans l’édition de Claude Popelin de 1869, que l’on trouve en ligne sur Gallica (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65009h/f1.image). Pourtant les éditions françaises des œuvres d’Alberti se sont multipliées ces dernières années : le De pictura à deux reprises (en 1999 chez Macula, en 2004 au Seuil) ; le De architectura et les Divertissements mathématiques (en 2004 et 2002 au Seuil également) ; les traités De la famille et Grammatichetta. Grammaire de la langue toscane ainsi que les Rime (2013, 2003, 2002 aux Belles Lettres) - les Belles Lettres avaient d’ailleurs prévu une édition et traduction nouvelles du De statua. C’est dire si cette édition du De statua dans la collection Aesthetica (dans laquelle on trouve aussi Le traité de la figure humaine de Rubens, édité par N. Laneyrie-Dagen) est bienvenue.
Concernant la traduction du De statua, le choix du texte latin établi par Oskar Bätschmann pour l’édition allemande de 2000 est judicieux car il s’agit de l’édition de référence (De statua, De pictura, Elementa picturae. Das Standbild, die Malkunst, Elemente der Malerei, O. Bätschmann, C. Schaüblin éd., Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2000). Les éditions italiennes (1998, 1999) ou anglaise (1972) du même texte sont en effet extrêmement sommaires et basées sur le texte latin établi par Janitschek en 1877. Quant à la traduction de Dan Arbib elle-même, elle répond aux normes de traduction actuelles : elle est fidèle à l’original latin, rigoureuse, claire et élégante. Je m’arrêterai juste sur deux points. Dans la première phrase du traité (p. 62), Alberti parle, à propos de la naissance des arts issus de la représentation des corps créés par la nature, des « effigies et simulacra », substantifs traduits par « les figures et images » (p. 63). Claude Popelin avait traduit « effigies et ressemblances » (p. 67 de son ouvrage) et il paraît dommage de ne pas conserver les termes « effigies et simulacres » qui, pour le premier, renvoie à l’art du portrait funéraire à Rome et, pour le second, aux ombres et aux spectres, ainsi qu’aux mannequins d’osier dans lesquels on enfermait des hommes vivants et que l’on brûlait en l’honneur des dieux. L’autre point concerne l’appellation « définisseur » pour « finitorium » (p. 77). Cette traduction, qui reprend celle de Popelin, obscurcit le nom de cet outil chargé de mesurer la « finition » (finitio), c’est-à-dire « les extensions et les courbures des lignes, ainsi que la mesure, les limites, la situation et la position de tous les angles, et concaves et convexes » (p. 75) et il eût peut-être été préférable de l’appeler simplement le « finisseur ».
Ainsi que l’écrit O. Bätschmann, le De statua « n’est pas un traité théorique sur la plastique et la sculpture ; il se propose de traiter concrètement un certain nombre de problèmes de mesure en présentant de nouveaux instruments et en donnant un tableau des proportions humaines idéales fondées sur les mesures empiriques. La visée de ce traité est ainsi de fournir aux artistes plastiques des méthodes de mesure sûres, tout en abordant la question de la beauté des corps » (p. 94). Le traité se compose de la façon suivante. Dans une première partie, Alberti traite de l’origine de la sculpture (les sculpteurs ont imité la nature qui, à partir d’un tronc ou d’une motte de terre, a produit quelque chose de semblable à ses propres ouvrages, § 1), définit les trois différents types de sculpteurs (modeleurs, sculpteurs et toreuticiens, § 2), assigne à la sculpture sa fin mimétique (« que les œuvres qu’ils entreprennent apparaissent autant que possible aux spectateurs très semblables aux véritables corps de la nature », § 2), affirme la nécessité d’une méthode rationnelle assortie de moyens sûrs et précis (§ 3), et redit enfin l’importance de la similitude entre l’art et la nature, tout en démontrant l’existence d’une similitude entre les différents ouvrages de la nature (§ 4). Dans sa deuxième partie, Alberti met en rapport les deux fins de la sculpture et deux procédés techniques. Selon lui, la première fin de la similitude - et partant de la sculpture - est la ressemblance à tel ou tel être vivant en général ; la seconde est la ressemblance à tel ou tel individu en particulier. À ces deux fins correspondent deux techniques : la dimension et la finition (§ 5). La dimension est le relevé exact des quantités, du rapport qu’un membre entretient à un autre membre et à la totalité du corps. Elle est permise par l’exempède qui mesure l’étendue des membres et par les équerres qui mesurent leur diamètre (§ 8-10). La finition, quant à elle, relève « les extensions et les courbures des lignes, ainsi que la mesure, les limites, la situation et la position de tous les angles » (§ 11). Pour sa mesure, Alberti propose le finisseur composé d’un disque appelé horizon, d’une aiguille et d’un fil à plomb. Comme l’expose Alberti méthodiquement, par le finisseur est relevé, pour un membre, sa position exacte (§ 11-16). Dans sa troisième partie, l’opuscule offre les relevés de dimensions moyennes obtenus à partir de très beaux corps, les dimensions extrêmes ayant été rejetées. Alberti propose un long tableau des dimensions de l’homme, exprimées en pieds, grades et minutes, dimensions qui comprennent non seulement les hauteurs, mais aussi les largeurs et les grosseurs des membres. Au total, il propose soixante neuf relevés (§ 17). Enfin, Alberti invite encore à d’autres connaissances qui concernent l’anatomie (le nombre des os, les saillies des muscles et des nerfs) ou encore des mesures plus précises (relever les pourtours d’un corps par sectionnements, § 18). Dans sa conclusion, il invite le sculpteur à joindre la pratique à la connaissance, à l’image du scriptor ou du peintre (§ 19).
L’introduction d’Oskar Bätschmann qui ouvre le volume, après une biographie d’Alberti et une analyse très intéressante de son autoportrait de bronze (p. 9-18), se présente comme une sorte de puzzle qui tente d’éclairer le contexte de rédaction du traité. La première pièce est le projet de publication du traité lorsqu’Alberti envoie entre 1468 et 1471 son De statua ainsi que le De pictura et les Elementa picturae à l’éditeur romain Giovanni Andrea Bussi, accompagnés d’une lettre dans laquelle il destine ses écrits sur l’art à « l’humanité » (lettre publiée p. 101). La deuxième pièce est historiographique et présente les différentes propositions de datations du traité : 1464 (Janitschek), 1434-1436 (Krautheimer) ou encore 1449-1452 (Grayson). Bätschmann opte pour la plus grande prudence en reconnaissant qu’ « aucun élément ne permet de donner une chronologie définitive entre le De statua et le De pictura » (p. 23). Toutefois, il suit les arguments d’Ulrich Pfisterer pour qui le traité ne peut être antérieur à 1435 puisqu’Alberti ne le mentionne pas dans son autobiographie, ni postérieur à 1452 car il est alors mentionné dans le De architectura ; Pfisterer, en outre, opte pour une datation vers 1445 en raison d’une comparaison avec la construction navale dans le traité (tentatives d’Alberti en 1446 de renflouer des bateaux romains échoués au lac Nemi), ainsi que d’une analogie des dimensions du corps humain avec celles faites par Michel Savonarole, médecin à la cour de Lionel d’Este à Ferrare à partir de 1440. La troisième pièce du puzzle concerne justement le contexte ferrarais : en 1443, le conseil de Ferrare organise un concours pour la statue équestre de bronze de Nicolas III, le père de Lionel d’Este. Ce concours peut avoir été l’occasion pour Alberti de se saisir du problème des mesures et des proportions, aiguillé notamment par le problème de l’agrandissement des statues. La quatrième pièce fait le lien entre l’invention des instruments de mesure albertiens et les projets de réalisation des statues colossales : d’abord à Florence à partir des modèles réalisés en 1415 par Brunelleschi et Donatello pour les statues des piliers de la cathédrale ; ensuite à Rome dans les années 1460 pour la réalisation de statues des apôtres pour la basilique Saint-Pierre. La cinquième pièce concerne le système albertien des proportions : vraisemblablement après Savonarole en 1442, Alberti a repris les enseignements de Vitruve, mais avec un certain nombre de différences dues aux mesures concrètes et au souci d’une proportion moyenne. Cette longue introduction - qu’il est cependant plus facile de saisir après avoir lu le De statua - s’achève par une présentation détaillée de la réception du traité : transmission incertaine du canon albertien, hormis chez Dürer, éditions et traductions.
Le long commentaire de Dan Arbib, intitulé « Nature, raison, beauté. Alberti et la sculpture » (p. 103-128), ne fait pas l’effet d’un doublon par rapport à l’introduction d’Oskar Bätschmann. L’auteur analyse le traité au regard du fonds antique qui sous-tend le texte, mettant ainsi en valeur une « pensée rigoureuse et cohérente de la sculpture renaissante » (p. 127). Il s’intéresse d’abord au concept de nature dans les deux premiers paragraphes du traité : Alberti substitue au concept cicéronien de hasard (De divinatione), le concept de nature, origine et fin de la sculpture qui, au contraire du hasard, dote les arts visuels du principe de ressemblance. Étudiant ensuite les paragraphes 3 à 16 du traité, Dan Arbib fait le lien entre la méthode albertienne et le groupe ratio et via chez Cicéron qui concerne la rhétorique ; Alberti offre ainsi aux arts mimétiques les principes de l’art du discours. Il s’intéresse enfin, pour les paragraphes 17 et 18 du traité, au concept de beauté, rappelant, en contrepoint de la méthode albertienne pour relever les mesures, la célèbre histoire de Zeuxis et des vierges de Crotone rapportée par Cicéron dans le De inventione. Alberti, à travers sa méthode, se distingue par son empirisme radical, sans considération de nombre ou de rapport entre microcosme et macrocosme, ce qui l’éloigne des néo-platoniciens et le rapprochera plus tard de Léonard de Vinci.
À la suite figure l’autobiographie d’Alberti, texte rare, pour la première fois édité en français. Mais il est dommage que ne figure pas en regard de la traduction le texte original latin. C’est un texte singulier qu’écrivit Alberti dans les années 1443-1444 - on notera au passage les dissonances chronologiques avec l’introduction d’O. Bätschmann - , composé d’un récit d’éducation humaniste tant physique qu’intellectuelle (que l’on retrouvera un siècle plus tard dans Gargantua), de références aux opuscules déjà rédigés par Alberti, d’un plaidoyer pro domo aux accents rousseauistes face à l’injustice de ses calomniateurs et enfin d’un long recueil de bons mots. La part de l’art au sein de cette autobiographie est moindre, mais quelques points intéressants méritent d’être relevés. Alberti se présente comme un « inlassable scrutateur » qui s’informait auprès des artisans, architectes, ingénieurs navals, cordonniers et retoucheurs de leurs secrets pour les communiquer aux citoyens qui le souhaitaient (p. 141). Il note qu’il faisait le portrait d’amis longtemps après les avoir quittés, ou encore demandait à de petits enfants de reconnaître ce qu’il avait peint ; qu’il fit son autoportrait afin d’être mieux connu de ceux qui ne le connaissaient pas (p. 141). À propos de ses livres sur la peinture, il mentionne des paysages peints, de mer et de montagne, qu’il faisait voir à travers le minuscule trou d’un petit coffre et qui semblaient « les vraies choses de la nature » (p. 142). Dans l’un de ses bons mots, il répond à un homme qui lui a demandé pourquoi il a modelé un visage la bouche ouverte : « Pour qu’il chante quand tu danseras ! » (p. 148). Le commentaire d’Aude-Marie Certain intitulé « Alberti et l’inventio d’une vie. Jalons pour une histoire de l’autobiographie humaniste » propose une approche très complète des sources de cette autobiographie qui emprunte à la fois aux confessions de saint Augustin, aux autobiographies médiévales (dont le genre s’est renouvelé aux XIe-XIIe siècles) et à l’Epistola ad posteritatem de Pétrarque. Figurent aussi comme modèles les textes des auteurs classiques : les Vies de Diogène Laërce traduites en latin vers 1430, l’Anabase de Xénophon, les Commentaires de César. Mais Aude-Marie Certain note surtout l’originalité de ce récit qui n’offre nulle référence à Dieu, et qui, à l’inverse des livres de famille, ne fait pas figurer les ancêtres : plus que l’imitation des modèles prime l’inventio par laquelle s’affirme « une certaine conception de l’homme, digne, métamorphique et sculpteur de lui-même » (p. 157).
L’ouvrage s’achève par une riche bibliographie dont on peut regretter toutefois qu’elle ne distingue pas textes anciens et modernes. Ainsi qu’on l’a vu, ce livre dépasse largement le simple projet de réédition du De statua d’Alberti. Œuvre collective, il rend au texte albertien, par la multiplicité de ses éclairages, tout son relief et ouvre une fenêtre moins connue sur la Renaissance italienne.
Contenu de l’ouvrage
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |