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Compte rendu par Gaëlle Dumont Nombre de mots : 2344 mots Publié en ligne le 2014-09-18 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1535 Lien pour commander ce livre Cet ouvrage s’inscrit dans un projet engagé en 2002 entre deux universités – université Charles-de-Gaulle-Lille 3 et université de Picardie-Jules Verne – et plusieurs villes picardes, visant à inventorier et étudier les pièces issues des dépôts lapidaires de ces villes. Les résultats de ces recherches ont fait l’objet d’une première journée d’études en 2006 (Timbert A. & Hanquiez D. [dir.], 2008. L’architecture en objets : les dépôts lapidaires de Picardie, Amiens). Il s’agissait dans un premier temps de fonder la méthodologie d’inventaire et d’étude de ce type particulier de mobilier. Depuis, d’autres régions et universités ont rallié le projet, étendant le domaine d’investigation à la Normandie, la Bretagne et la Beauce, donnant lieu à une seconde journée d’études dont le présent ouvrage constitue les actes.
Actuellement, seuls quelques monuments comme les cathédrales de Chartres et de Noyon possèdent un inventaire systématique et exhaustif de leur dépôt lapidaire. Les déficits humains et financiers ne permettent que rarement une telle politique, malgré l’importance de ces dépôts dans la connaissance des monuments auxquels ils sont rattachés, et dont ils constituent parfois les derniers vestiges matériels.
La contribution de Bénédicte Pradié-Ottinger, conservateur en chef des musées de Senlis, met en évidence la situation parfois précaire des dépôts lapidaires, laissés dans un état d’abandon et de méconnaissance. La ville de Senlis possède quatre dépôts. Celui de la cathédrale fut créé en 1840, à l’occasion des travaux de restauration du monument, et il s’est longtemps apparenté à une réserve avec un inventaire sommaire. En 2006, la restauration du portail ouest de la cathédrale a mené à un réexamen complet de la collection dans le cadre d’une recherche doctorale. Les trois autres dépôts rassemblent des pièces de provenances et de types disparates, recueillies d’une part au cours des recherches effectuées par le comité archéologique de Senlis, instauré en 1862, d’autre part au gré des fouilles menées entre 1970 et 2000 dans le cœur historique de la ville. Les inventaires ont été perdus lors des multiples déménagements, rendant très difficile l’identification de certaines œuvres. De plus, l’intérêt qu’ils suscitent est moindre, car la plupart des éléments qui y sont conservés sont des pièces de grande taille, d’un intérêt esthétique mineur ou dans un état de conservation précaire, les pièces plus petites ou de plus grande valeur ayant plutôt intégré les réserves du musée d’Art et d’Archéologie. Malgré cette situation difficile, une recherche poussée a été initiée à partir de 2007 : enquête sur l’origine des pièces, inventaire systématique, numérisation des pièces. De plus, la rénovation toute récente du musée d’Art et d’Archéologie de Senlis fut l’occasion de réfléchir à la mise en valeur et à la présentation muséale des pièces les plus représentatives.
La dispersion des éléments lapidaires est particulièrement importante dans le cas de l’abbaye de Jumièges, comme le décrit Gilles Deshayes, doctorant à l’université de Rouen. De fondation mérovingienne (654), l’établissement a connu des transformations incessantes jusque dans la première moitié du xviiie siècle, chaque nouvelle phase récupérant des éléments des précédentes. Les bâtiments sont démantelés entre 1793 et 1819 et les pierres connaissent des sorts divers : elles sont ensevelies in situ ou servent à combler des structures en creux (puits, pièces vides) ; elles sont rassemblées dans des remblais servant de digues le long de la Seine ; elles sont remployées dans les constructions villageoises ou servent d’éléments décoratifs ; elles rejoignent les collections d’antiquaires, britanniques pour la plupart. Depuis 1988, le monastère fait l’objet d’études pluridisciplinaires, dont celle des vestiges lapidaires détachés de leurs édifices d’origine, qu’ils soient aujourd’hui en dépôt, en remploi ou en remblai. Créé vers 1810, le dépôt lapidaire de l’abbaye s’est enrichi des découvertes ponctuelles faites principalement au xixe siècle ; propriété du département de Seine-Maritime depuis 2007, il se répartit sur trois implantations : le musée lapidaire local, le musée départemental des Antiquités de Rouen et le site même, auxquelles il faut ajouter les collections privées et les pierres encore en contexte archéologique (remblais, remplois), Le corpus ne cesse d’augmenter au gré des travaux sur le site et dans le village de Jumièges.
Diverses catégories sont représentées : sculptures indépendantes ou architecturales, pierres ouvragées, pierres de taille, pierres tombales … Une abondante documentation iconographique, bibliographique, d’archives et d’inventaires vient appuyer l’étude de ces éléments. Chaque pierre peut être appréhendée par une multitude d’approches : nature de la roche, traces d’outils de taille, signes lapidaires, systèmes d’accroche, typologie fonctionnelle et typologie stylistique. L’étude de chacune de ces caractéristiques, confrontée aux datations obtenues par les études pluridisciplinaires, permet d’établir une typochronologie toujours plus fine au fur et à mesure de l’avancement de la recherche. Les apports de ces études sont multiples : elles permettent d’établir un phasage d’élévations qui apparaissent homogènes au premier coup d’œil, de restituer des décors peints à partir de ceux qui sont conservés sur certaines pièces, voire de restituer des bâtiments qui ne sont plus connus que par les textes et/ou l’iconographie.
Ce type de recherche qui englobe autant l’édifice religieux que le bâti civil environnant ouvre la voie à des études qui pourraient être menées à Vézelay, Provins et Pontoise, pour ne citer que trois exemples qui possèdent un abondant dépôt lapidaire urbain dispersé, mal connu et surtout non protégé.
La confrontation entre éléments déposés et autres encore en place a également été menée à l’abbaye Notre-Dame de Beauport, dont rend compte l’article de Pascale Techer, étudiante à l’université de Poitiers. La fondation de l’abbaye remonte à 1202, et ses principaux bâtiments sont édifiés entre le xiiie et le xve siècle. De grandes campagnes de transformations et de restaurations sont menées au xviie siècle, avant l’abandon et la ruine à partir de 1790. Encore largement méconnu, le monument est restauré et étudié depuis 1991. Les travaux ont permis de mettre au jour de nombreuses pierres sculptées (éléments architecturaux, funéraires et liturgiques) qui constituent un corpus majeur pour la compréhension des bâtiments. Le dépôt lapidaire de l’abbaye a fait l’objet d’un premier inventaire en 1997, puis d’un second en 2007, à l’occasion de son déménagement et de sa mise en valeur. Riche de plus de 600 pièces, il se compose de deux grands ensembles : d’une part des blocs issus des retables du xviie siècle, d’autre part des pièces architecturales, auxquelles il faut ajouter quelques fragments de mobilier funéraire.
La présente contribution prend pour exemples les deux cloîtres et l’église abbatiale pour illustrer les apports d’une confrontation entre les éléments en place dans les élévations et les pièces retirées de leur contexte. Le cloître primitif a entièrement disparu et n’est décrit dans aucun texte. L’étude stylistique et la pétrographie, croisées avec des comparaisons régionales, permettent de rattacher certains éléments déposés ou remployés à une construction du xiiie siècle et de dater un second cloître du xve siècle. En outre, l’auteur propose pour le premier cloître une filiation stylistique avec celui du Mont-Saint-Michel, étoffant la connaissance de l’impact de cette œuvre.
L’étude n’en est encore qu’à ses débuts : des fouilles permettraient d’enrichir le dépôt, tout comme la recherche des pierres en remploi dans des constructions particulières des environs.
La pierre n’est pas le seul matériau qui permette d’appréhender la chronologie et l’ornementation d’un édifice. Les dépôts lapidaires renferment également des éléments en stuc – voire des estampages – qui sont rarement étudiés et pour lesquels on ne dispose pas toujours d’éléments de comparaison. Ce fut le cas pour l’hôtel-Dieu de Chartres, étudié par James Bugslag, professeur à l’université du Manitoba (Canada). Situé à proximité immédiate de la cathédrale, l’hôtel-Dieu fut construit à la fin du xie siècle, puis agrandi et modifié jusqu’à sa destruction, en 1867-1868, pour permettre l’élargissement de la rue. Les éléments lapidaires ont été dispersés dans plusieurs dépôts et les travaux de démolition ont été documentés par des relevés d’arpentage et un plan précis ainsi que par des photographies et des descriptions écrites. Malgré l’importance du bâtiment, aucune étude approfondie ne lui a jamais été consacrée et aucune fouille n’a été faite sur son emplacement.
La présence d’éléments en stuc dans la collection lapidaire n’a pas facilité son étude et la comparaison s’est portée sur des éléments en pierre, notamment le jubé de la cathédrale de Chartres, daté de 1220-1230. Les conclusions ont été particulièrement intéressantes : les chercheurs ont constaté des similitudes mais également des différences, les artisans travaillant le stuc s’étant vraisemblablement inspirés de l’œuvre des tailleurs de pierre opérant à Chartres, tout en réinterprétant les motifs et en les adaptant à leur matériau.
Deux contributions mettent l’accent sur l’importance de l’étude des pièces lapidaires issues de bâtiments disparus, dont elles constituent les derniers vestiges matériels. La première, rédigée par Claire Labrecque, professeur à l’université de Winnipeg (Canada), concerne l’ancienne église Saint-Wulphy de Rue. La date de fondation de l’église paroissiale Saint-Wulphy est incertaine, les archives relatives à son histoire ayant été détruites. Si un lieu de culte est mentionné dans la tradition depuis le viie siècle, l’église est attestée au début du xiie siècle. La présence d’un crucifix miraculeux y attire de nombreux pèlerins, ayant pour conséquence la nécessité d’agrandir le sanctuaire. L’édifice fut démoli en 1827, seule en subsiste la chapelle du Saint-Esprit, remarquable œuvre du gothique flamboyant.
La restauration de la chapelle s’est achevée en 2008 et le projet de réinstaller les statues à leur emplacement d’origine a relancé l’intérêt pour le dépôt lapidaire lié à l’ancienne église. En l’absence de fouilles archéologiques, il est difficile de déterminer l’aspect de l’édifice et de proposer une chronologie. Seules quelques descriptions et représentations iconographiques permettent d’en esquisser une restitution ; les éléments conservés dans les dépôts lapidaires permettent de compléter et de préciser certaines hypothèses, grâce à des comparaisons locales bien datées. L’étude menée à Rue permet de se faire une idée d’un édifice remarquable dans ses dimensions et son ornementation, qui mériterait d’être mieux étudié bien qu’il ait été détruit.
Le second exemple, dont traite l’article de Delphine Hanquiez, maître de conférences à l’université d’Artois, est celui de l’église collégiale Saint-Évremond de Creil. La date exacte de sa fondation est incertaine mais remonte probablement au xiie siècle ; elle a subi des remaniements au cours des siècles suivants, mais ils sont peu documentés. À partir du xviiie siècle, elle est progressivement démantelée ; son occupation par une fabrique de porcelaine parachève sa destruction et en 1888, l’église est déclassée. Elle est démolie en 1903, ce qui fera l’objet d’une vive polémique. La collection lapidaire renferme les derniers vestiges de l’édifice ; conservée dans le musée Gallé-Juillet de Creil, elle compte 226 pièces et a été inventoriée en 2006. Cette étude a permis de renouveler la connaissance de l’édifice, en croisant vestiges archéologiques et données iconographiques et historiques.
Plusieurs documents iconographiques – relevés architecturaux, photographies – apportent des informations sur l’aspect général et certains détails de l’église. Il est ainsi possible de restituer avec un certain degré de certitude son plan et ses élévations. Le décor est appréhendé à l’aide du lapidaire, dont les pièces remontent pour la plupart au xiie siècle, les plus tardives attestant de parties restaurées ou renouvelées. Les 93 chapiteaux conservés ont été replacés dans leur contexte d’origine, permettant de phaser les étapes de construction de l’édifice.
Enfin, Stéphanie Diane Daussy (université Charles-de-Gaulle-Lille 3) rend compte de la découverte de trois têtes sculptées, deux masculines et une féminine, récemment retrouvées sur le site de l’abbaye de Royallieu, près de Compiègne. Leur lieu de découverte permet de les associer au décor initial de l’abbaye fondée par Philippe le Bel en 1308, tandis que l’étude de leur style renvoie au début du xive siècle, et l’examen iconographique les identifie comme des têtes royales : il s’agit selon toute vraisemblance de saint Louis, patron de l’église abbatiale, et de son petit-fils, le roi Philippe IV dit le Bel. La figure féminine pourrait être Marguerite de Provence, épouse de Louis IX, ou bien Jeanne de Navarre, épouse de Philippe IV. La disposition de ces pièces dans l’abbaye nous est inconnue, tant par l’iconographie que par les textes. Leur excellent état de conservation ferait pencher pour une localisation à l’intérieur de l’édifice. Il est probable qu’elles occupaient un emplacement de choix, peut-être à l’entrée du chœur liturgique ou dans les ébrasements du portail. Elles n’ont en tout cas pas souffert de l’incendie qui a touché le prieuré en 1334. Le contexte de la mutilation et de la conservation du chef des statues est tout aussi flou, il est peut-être à situer en 1792, lors du saccage de l’abbaye. Ces symboles de l’Ancien Régime, bien qu’endommagés, auraient été conservés pour leur valeur patrimoniale. Une dernière question subsiste, celle de l’atelier dans lequel les statues ont été réalisées. Il pourrait s’agir de productions parisiennes ou régionales influencées par les ateliers royaux ; une étude pétrographique est nécessaire pour trancher.
Comme le résume Arnaud Timbert (maître de conférences à l’université Charles-de-Gaulle-Lille 3) dans sa conclusion, un des grands apports des dépôts lapidaires est d’enrichir la connaissance de monuments ruinés voire disparus. Dans le cas des édifices conservés en élévation, leur étude permet de critiquer l’authenticité des élévations et d’en préciser la chronologie. Les approches sont multiples : pétrographie, techniques de taille, études des mortiers – discipline qui n’a pas été abordée dans cet ouvrage – et des polychromies, étude stylistique etc. On n’insistera jamais assez sur la nécessité d’en dresser des inventaires exhaustifs et détaillés et de mener des actions de conservation et de mise en valeur de ces collections. L’idéal serait d’aboutir à une harmonisation des méthodes et à un rassemblement des énergies. Le statut des dépôts lapidaires reste encore trop aléatoire, une étape à franchir serait une agrégation, ce qui demanderait la coordination des instances administratives locales et des universités.
Table des matières
Delphine Hanquiez : Introduction : p. 3-5 Bénédicte Pradié-Ottinger : La problématique du (des) dépôt(s) lapidaire(s) dans la perspective du musée : le cas de Senlis (Oise) : p. 7-15 Gilles Deshayes : Les éléments lapidaires carolingiens, romans et gothiques de l’abbaye de Jumièges (Seine-Maritime) : p. 17-36 Pascale Techer : Le dépôt lapidaire de l’abbaye Notre-Dame de Beauport, une invitation à la relecture de cinq siècles d’architecture : p. 37-51 James Bugslag : L’hôtel-Dieu de Chartres. Vestiges et reconstitution : p. 53-68 Claire Labrecque : Dépôts lapidaires de l’ancienne église Saint-Wulphy de Rue (Somme) : p. 69-80 Delphine Hanquiez : Les pièces d’architecture de l’église collégiale disparue Saint-Évremond de Creil (Oise) : p. 81-98 Stéphanie Diane Daussy : À propos de trois têtes sculptées provenant de l’abbaye de Royallieu (Oise) (premier quart du xive siècle) : p. 99-111 Arnaud Timbert : Conclusion : p. 113-117
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |