Minning, Martina: Giovan Francesco Rustici (1475–1554), Forschungen zu Leben und Werk des Florentiner Bildhauers (Beiträge zur Kunstgeschichte des Mittelalters und der Renaissance
Band 15), 456 Seiten, 240 Abbildungen, Harteinband. ISBN 978-3-930454-84-6. EUR 62,– 17 × 24cm (B×H), 1100g
(Rhema – Verlag, Münster 2010)
 
Reseña de Jean-René Gaborit, Musée du Louvre
 
Número de palabras : 4416 palabras
Publicado en línea el 2011-10-19
Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1541
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          Alors que tous les sculpteurs de la Renaissance italienne auxquels l’histoire de l’art accorde quelque importance ont fait l’objet d’une ou plusieurs monographies, il est surprenant de constater que, jusqu’en 2007, aucune étude d’ensemble n’avait été consacrée au florentin Giovanfrancesco Rustici. Un article fondateur de Giacomo Di Nicola, en 1916, et deux articles d’Ulrich Middeldorf en 1935 et 1975 étaient les principales références bibliographiques auxquelles on pouvait se reporter pour connaître cet artiste dont l’importance n’avait cependant échappé ni à Adolfo Venturi (Storia dell’arte italiana, t. X, La scultura del Cinquecento, 1935) ni à Günther Passavant (Le Temps des Génies, 1974). Quelques attributions proposées en particulier par W. R. Valentiner (1959) et Francesco Caglioti (1996) avaient retenu l’attention. Mais si le nom de Rustici était cité dans nombre de publications, c’était le plus souvent, soit à cause de ses liens, réels ou supposés, avec Verrocchio dans l’atelier duquel il aurait, brièvement, commencé son apprentissage, soit à propos de Léonard de Vinci avec lequel, selon Vasari, Rustici avait entretenu des relations étroites, soit enfin comme un ami, voire un simple épigone de Michel-Ange. Rustici lui-même était parfois défini comme un artiste éclectique et perméable à des influences trop diverses.

 

          Cette relative indifférence était d’autant plus surprenante que Rustici avait quelques titres de gloire : cité dès 1504 par Pomponius Gauricus, dans son De Sculptura, parmi les sculpteurs notables de son temps (au même titre que Benedetto da Maiano, Andrea Sansovino et Michel-Ange), il est mentionné à plusieurs reprises par Giorgio Vasari qui lui consacra, en 1550,  une « vie », riche en détails curieux sur ses intérêts et son comportement (détails largement utilisés, en 1985, par Rudolf Wittkower dans ses Enfants de Saturne) et bien informée sur son implication dans les « compagnies » dont le rôle, dans la vie sociale et artistique de Florence, était, au début du XVIe siècle, considérable. En fait, Rustici échappa à un oubli presque total, durant les trois siècles qui suivirent sa mort, grâce à une œuvre majeure que mentionnaient les guides et qu’admiraient certains voyageurs : le groupe de la Prédication de saint Jean-Baptiste, placé au dessus de la porte nord du baptistère de Florence. Leopoldo Cicognara, dans sa Storia della Scultura (1813) reproduisit, sous la forme d’une gravure au trait, les deux figures latérales de ce groupe ; ce qui contribua à le faire connaître mais réduire aussi Rustici, à être l’auteur, un peu énigmatique, d’un seul chef d’œuvre.

 

          Il est donc à la fois heureux et un peu déconcertant que Rustici ait suscité, en un laps de temps remarquablement bref, trois ouvrages, élaborés indépendamment les uns des autres, par trois auteurs qui ne connaissaient de leurs recherches réciproques que quelques articles ou communications. La « dissertation » de Martina Minning, publiée un peu plus de deux ans après les volumes de Philippe Sénéchal (Giovan Francesco Rustici. 1475-1554. Un sculpteur de la Renaissance entre Florence et Paris. Préface de Marco Collareta, Paris, Arthena, 2007, 352 p., 396 ill. dans le texte ; voir le compte rendu de Claire Mazel : http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=340) et de Tommaso Mozzati ( Giovanfrancesco Rustici. Le Compagnie del Paiuolo e della Cazzola. Préface de Giancarlo Gentilini, Florence, Leo S. Olschki, 2007, 513 p., 338 pl. ; voir le compte rendu de Huub Van der Linden : http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=402) n’a pu en effet faire état, sans doute en raison des délais d’édition, des découvertes, propositions et interprétations de ces derniers.

 

                Ces trois monographies sont abondamment illustrées. On peut préférer la maquette adoptée par Philippe Sénéchal, dans laquelle les images suivent, pas à pas, le texte dans lequel elles sont insérées, au lieu d’être rejetées en fin de volume sous forme de planches. Mais on trouve dans celui de Martina Minning une grande abondance de documents de comparaison, fort utiles pour suivre son propos qui cherche toujours à mettre en évidence les sources d’inspiration possibles de l’artiste. Mais d’un certain point de vue, le seul dénominateur commun entre ces trois riches et importantes publications est leur « héros », tant la démarche de chaque auteur relève de logiques différentes. Le travail de Martina Minning, extrêmement consciencieux et méthodique, est un état précis de la question, où les propositions nouvelles sont assez rares. Les œuvres y sont analysées avec minutie, selon un schéma presque invariable : présentation générale, « fortune critique », description, discussion (incluant parfois une analyse typologique et stylistique), éventuellement étude iconographique et enfin conclusion sous forme de résumé. La consultation en est donc fort aisée. Mais l’itinéraire singulier de l’artiste n’y apparaît pas clairement. Philippe Sénéchal, sans adopter la division qui aurait été particulièrement inadéquate dans le cas de Rustici entre la vie et l’œuvre, suit un parcours chronologique qui replace chaque sculpture, certaine ou attribuée, dans son contexte artistique, biographique, sociologique et, dans certains cas, politique. Il est surtout complété par un catalogue raisonné de l’œuvre sculpté, des rares dessins et de l’unique peinture conservée (ainsi que des œuvres perdues) auquel il a ajouté, non sans courage, un catalogue des œuvres « rejetées », répertoire riche d’enseignements et susceptible de faire naître bien des discussions. Tommaso Mozzati, à l’opposé, dispersant dans les notes les éléments possibles d’un catalogue raisonné, donne un commentaire, souvent subtil et pertinent, sur les œuvres, certaines ou supposées, de l’artiste, mais il a surtout amplement développé l’aspect biographique, replaçant chaque épisode dans le contexte plus large de la société florentine contemporaine, insistant sur les relations de sociabilité grâce auxquelles Rustici a pu trouver des appuis, des mécènes et des commandes qui lui ont assuré une place assez enviable, sinon au plus près des Médicis, du moins dans un cercle élargi aux familles qui les soutenaient (même si ses liens possibles avec le « cercle des Orti Oriccellari » a pu le mettre en rapport avec certains opposants). Il est vrai que l’étude du milieu florentin du premier quart du XVIe siècle occupe, dans le volumineux ouvrage de Tommaso Mozzati, une place considérable, au-delà même de ce que la seconde partie du titre annonçait (Le compagnie del Paiuolo e della Cazzuola). Plus de la moitié du texte est en effet consacrée à ces compagnies de plaisir et de divertissement, sous l’invocation du « Chaudron » ou de la « Truelle », où l’on mangeait, buvait, plaisantait et rimaillait beaucoup et dont Rustici était un membre fort actif. Philippe Sénéchal avait souligné leur importance mais elles ne font l’objet, dans l’étude de Martina Minning, que d’une mention brève et assez convenue. Tommaso Mozzati, au contraire, s’étend longuement sur les pratiques de ces compagnies et surtout sur leur activité littéraire, en particulier théâtrale, y compris en éditant intégralement la Filogenia, comédie que la Cazzuola représenta en 1513. Le répertoire biographique des membres des deux compagnies, publié en appendice, est un monument d’érudition et sera incontestablement utile pour l’étude de la société florentine au temps de la République et des débuts du Principat, mais emmène, il faut le reconnaître, le lecteur assez loin du sculpteur, principal sujet du livre.

 

          La vie de Giovanfrancesco Rustici est, au moins dans ses grandes lignes, relativement bien connue, avec toutefois de considérables zones d’incertitude. Il est né le 23 mai 1475, non pas dans une famille aristocratique de la ville de Florence comme l’a écrit, sans doute de bonne foi, Giorgio Vasari, mais dans un milieu relativement aisé, semble-t-il, de boutiquiers et d’artisans. Son grand-père, Marco di Bartolomeo Rustici, était orfèvre ; les dessins et les écrits qu’il a laissés (en particulier, le récit de son voyage en Terre Sainte) témoignent d’un certain niveau de culture artistique. Son frère Marcantonio était le beau-frère du peintre Francesco Granacci. Très jeune, Giovanfrancesco qui, comme d’autres débutants illustres, aurait fréquenté le « Jardin de Saint-Marc » (et donc connu Bertoldo di Giovanni et, à travers lui, la tradition issue de Donatello), aurait été placé, sur la recommandation de Laurent le Magnifique, dans l’atelier d’Andrea del Verrocchio ; le départ de celui-ci pour Venise au printemps 1486 (alors que Giovanfrancesco avait onze ans) ne permet pas cependant de le considérer comme un élève de ce maître. En fait, on ne sait rien de certain sur la formation de Rustici et sur ses premières réalisations avant son installation, en 1500, dans l’atelier laissé vacant par la mort de Benedetto da Maiano (†1499). La première commande attestée est celle, en 1503, du buste de Boccace pour le cénotaphe de l’écrivain à Certaldo ; celle du groupe en bronze de la Prédication de saint Jean-Baptiste est décidée en décembre 1506 par l’Arte di Calimala ; les trois statues sont jetées en bronze à la fin de 1509 ; l’ensemble est inauguré le 21 juin 1513. Parallèlement, un « tondo » en marbre représentant la Vierge et l’Enfant avec le petit saint Jean, est placé, en 1509, dans la salle « dell’Udienza » de l’Arte di Por Santa Maria. Mais après cette période de production assez intense, il semble que Giovanfrancesco Rustici, déçu peut-être par la mauvaise volonté (?) mise par l’Arte di Calimala à lui payer ce qui lui était dû, ait essentiellement consacré son activité artistique au décor (chapelle et cour) de la villa de Jacopo Salviati, travaux qui s’étendirent sans doute sur une assez longue période. Martina Minning, à la différence des deux autres auteurs, semble toutefois situer les sculptures de la chapelle à une date antérieure, peut-être même avant le début de l’élaboration du groupe de la Prédication. C’est sans doute vers 1520 que Rustici exécuta le retable du Noli me tangere en terre cuite émaillée pour les religieuses augustines de San Luca à Florence. En 1528, ou peut-être même un peu avant, Giovanfrancesco Rustici partit pour la France (avec un détour possible par Venise ?), poussé par les encouragements de Giovanni Battista Della Palla. Celui-ci, entre autres activités, recrutait des artistes italiens pour le service de François Ier ; l’évolution de la situation politique à Florence, de plus en plus difficile pour les partisans des Médicis (ce qu’était Rustici mais plus encore son protecteur et mécène, Jacopo Salviati), a sans doute aussi joué un rôle dans sa décision de partir. Très bien accueilli à la cour de France, chargé de réaliser une statue équestre en bronze du souverain, Rustici semble avoir mené, dans un premier temps, une existence matériellement assez confortable. Mais, dix ans environ après l’arrivée du sculpteur à Paris, certains signes témoignent, sinon d’une véritable disgrâce, du moins d’une mise à l’écart (il ne semble pas participer aux travaux de Fontainebleau) et d’une certaine gêne sur le plan financier. L’avènement d’Henri II en 1547 ne fait que confirmer cette situation (attestée en particulier par l’abandon définitif du projet de monument équestre) et c’est à Tours que Rustici serait mort, obscurément, en 1554.

 

          Il était inévitable et nécessaire que les auteurs des trois monographies consacrées à l’artiste, sans tenter de dresser un portrait psychologique de ce sculpteur à la fois misanthrope et pourtant « piacevole », s’efforcent de combler les grands silences de la « vie » écrite par Giorgio Vasari. Ces silences concernent en premier lieu son activité entre la fin de son apprentissage et le moment où, aux approches de la trentaine, il s’affirme comme un sculpteur confirmé et apprécié, en second lieu sa production entre l’achèvement du groupe de la Prédication et son départ pour la France, en 1528, et enfin les œuvres qu’il a pu réaliser durant le quart de siècle de son séjour parisien.

 

          Martina Minning se montre très prudente, tant en ce qui concerne la formation de Giovanfrancesco que pour ce qui touche à ses premières œuvres. Elle refuse de voir en lui un élève de Verrocchio et suppose qu’il fut formé au travail du marbre dans l’atelier de Benedetto da Maiano. Que l’atelier de ce sculpteur ait été, du départ de Verrocchio à Venise (1486) jusqu’à la mort de Benedetto (1499), le plus important de Florence, paraît assuré et il est vraisemblable que nombre de jeunes artistes (y compris, selon une hypothèse récemment reprise, Michel-Ange lui-même) y ont été formés. Philippe Sénéchal partage ce point de vue mais en le nuançant, insistant sur le rôle possible de Lorenzo di Credi (vecteur de transmission de l’influence de Léonard de Vinci, alors absent de Florence) et les rapports avec Filippino Lippi (évidents si l’on accepte l’attribution de l’Enlèvement d’Europe du Victoria and Albert Museum comme l’une des premières œuvres du sculpteur) qui confia d’ailleurs à Rustici l’éducation artistique de son fils, Ruberto di Filippino Lippi. Ni Philippe Sénéchal, ni Martina Minning n’ont pu prendre en considération l’une des hypothèses de Tommaso Mozzati qui, par un raisonnement d’une virtuosité assez éblouissante, propose de donner à Rustici une large part dans l’achèvement du Tabernacle eucharistique de Santa Chiara, aujourd’hui à Londres (Victoria and Albert Museum). Benedetto da Maiano avait laissé, on le sait, la plupart des figures de cet ensemble à l’état d’ébauche et des sculpteurs issus de son atelier les auraient terminées ; Rustici aurait, à cette occasion, montré dans le travail du marbre un raffinement nettement supérieur à ce que l’on peut observer dans les figures du même ensemble achevées par Leonardo del Tasso. Selon Philippe Sénéchal, le Saint Jean-Baptiste enfant de la Pierpont Morgan Library de New-York est sans doute la première œuvre de Rustici dans laquelle s’affirment à la fois la maîtrise du sculpteur dans le travail du marbre et l’originalité de son interprétation des modèles donatelliens ; il le date de 1495-1500. Martina Minning ne retient pas cette œuvre parmi celles qu’elle étudie. Tommaso Mozzati, au contraire, l’accepte mais le situe vers 1515 et l’analyse de façon plutôt dépréciative, comparant son costume à celui d’un « androïde post-atomique, faisant semblant d’être déguenillé » et insistant de façon inattendue sur le caractère antiquisant du visage et de la coiffure.

 

          La seconde période d’incertitude dans la carrière de Rustici couvre près de quinze ans (de 1513-1515 à 1528) et Vasari laisse entendre que le sculpteur se détourna alors de son art pour s’adonner à des recherches alchimiques ; ce que Tommaso Mozzati interprète comme une critique implicite car de telles occupations n’auraient été qu’une perte de temps (point de vue un peu surprenant à la date où Vasari écrit). En fait Rustici, durant cette période, a travaillé essentiellement pour Jacopo Salviati, d’abord en décorant, semble-t-il, la chapelle de la villa « al Ponte alla Badia », aux portes de Florence, puis en exécutant une série de médaillons en terre cuite pour la cour de cette même villa. Le fait que cet ensemble important soit demeuré longtemps inaccessible aux historiens d’art (Maria Grazia Ciardi Dupré semble avoir été la seule, peu après 1960, à avoir été autorisée à visiter la villa), a peut-être contribué à détourner ceux-ci de toute étude d’ensemble sur Rustici. Mais si les sculptures de la chapelle et en particulier l’admirable retable en marbre de l’Annonciation montrent un sculpteur soucieux de renouveler l’art de traiter le marbre dans la tradition de Donatello et de ses successeurs, les médaillons posent de nombreux problèmes. Le souhait de Jacopo Salviati était-il de rivaliser avec le décor du cortile du palais Medici-Riccardi (dont l’un des médaillons de marbre, celui représentant Bacchus et Ariane, est librement interprété en terre cuite) ? Ou faut-il chercher, dans la diversité des sujets représentés et dont plusieurs sont consacrés aux dieux de l’Olympe (Jupiter, Neptune, Bacchus), un programme iconographique sophistiqué dont la recherche systématique des sources d’inspiration (majoritairement issues de la glyptique ou de la numismatique) ne fournit pas la clef ? Sur ce point les auteurs des trois monographies n’ont pu que reprendre, avec quelques corrections, les propositions de Marco Russo (1998). L’état de dégradation de la plupart des médaillons oblige à avoir recours à des photographies anciennes et ne facilite pas l’examen critique de ces sculptures ; l’altération de ces reliefs est cependant trop récente pour être considérée comme une conséquence de l’incendie de la villa, en 1528, par de jeunes Florentins hostiles aux Médicis et à leurs partisans. Des travaux de restaurations sont attestés en 1571 ; l’un des médaillons, copie du revers d’une monnaie de Vespasien illustrant la « Conquête de la Judée » (Judea capta) dont la servilité contraste avec l’inventivité des autres médaillons, est-il un témoin de cette restauration ? La même fidélité totale au modèle se retrouve toutefois dans le médaillon qui associe, comme sur la « plaque Campana » qu’il copierait, Hercule vainqueur du taureau et une Personnification de l’Hiver. Par ailleurs l’une des compositions (dite du Triomphe d’un aurige) est répétée deux fois et cette duplication pourrait correspondre à un remaniement plus tardif. Ces médaillons étaient recouverts d’une dorure, ce qui devait donner à l’ensemble un caractère assez somptueux qui pourrait être mis en rapport avec les médaillons de bronze doré peints en trompe l’œil sur la voûte de la Sixtine. Martina Minnig fournit un schéma qui permet de situer précisément chaque médaillon ; elle retire à Rustici non seulement la seconde version du Triomphe de l’Aurige mais aussi le médaillon des « Putti forgeant des armes » avec des arguments qui ne sont pas négligeables. 

 

          Le troisième « passage à vide » dans la carrière de Rustici correspond, on l’a vu, à la période française de sa vie. L’absence de toute trace de l’activité de l’artiste durant les vingt-six années de son « exil » fut longtemps un véritable topos de la littérature artistique, négligeant le fait qu’à son arrivée en France, le sculpteur était déjà âgé de cinquante-trois ans (Léonard de Vinci en avait dix de plus mais Rosso avait trente-huit ans et Primatice vingt-huit). Il ne semble pas que l’on puisse désormais soutenir ce point de vue : on en sait un peu plus sur le monument équestre de François Ier, dont, il est vrai, seul le cheval fut exécuté mais qui parut suffisamment remarquable pour que le connétable Anne de Montmorency (comme il le fit pour les Esclaves de Michel-Ange) l’obtienne en don d’Henri II, amateur d’art moins éclairé qu’il n’a été dépeint dans les plus récentes publications le concernant ; le cheval de Rustici aurait finalement été utilisé (comme l’a montré Geneviève Bresc-Bautier) par Hubert Lesueur pour le monument équestre du duc Henri Ier de Montmorency à Chantilly. Philippe Sénéchal accepte cette identification (une estampe de Jean Picart, donnerait donc une image flatteuse mais probablement exacte dudit cheval) qui ne semble pas avoir entièrement convaincu Tommaso Mozzati. En revanche, les trois monographies s’accordent à attribuer à Rustici le Gisant d’Alberto Pio III di Savoia, comte de Carpi, attribution suggérée par Ulrich Middeldorf en 1975 mais qui eut bien des difficultés à surmonter une attribution au Rosso (au moins pour l’invention) fondée sur l’interprétation, sans doute abusive, d’un document de 1531 proposée en 1932 par Maurice Roy. Faut-il dater de la « période française » la Madone de Fontainebleau qui se trouvait certainement en France dès le XVIe siècle ? La réponse de Martina Minning n’est pas très nette et elle ne semble pas avoir pris toute la mesure du contraste entre la beauté de la composition et la médiocrité de la fonte qui suggère que, peut-être, celle-ci ne fut réalisée que très tardivement à partir d’un modèle soit apporté d’Italie par Rustici, soit exécuté par lui au début de son séjour en France. Le fait de « jeter » en bronze, par la volonté de l’artiste ou à la demande d’un amateur, un modèle afin de le pérenniser ne serait pas un cas isolé en ce qui concerne Rustici. On peut considérer qu’il en va ainsi du David Pulsky (Louvre) qui fut fondu sur un modèle (en terre crue ? en cire ?) déjà privé de sa main droite — mais Martina Minning rejette, avec une certaine désinvolture, l’attribution proposée par Francesco Caglioti et acceptée par Philippe Sénéchal et Tommaso Mozzati — et peut-être aussi du Satyre de la National Gallery de Washington, que ni Martina Minning ni Philippe Sénéchal n’ont pris en considération, mais dans lequel Tommaso Mozzati a vu une « première pensée » pour le Mercure (Cambridge, Fitzwilliam Museum) commandé par le cardinal Jules de Médicis pour une fontaine du jardin du Palais de la Via Larga. S’il paraît difficile de retenir l’attribution à Rustici (et plus précisément au tout début de son séjour en France) proposée par Guy-Michel Leproux (2004) pour les statues en terre cuite d’Apôtres de la Sainte-Chapelle de Vic-le-Comte, attribution ignorée par Martina Minning et Tommaso Mozzati et rejetée par Philippe Sénéchal, l’analyse faite par celui-ci d’une statuette fragmentaire d’Archer (Paris, musée Carnavalet) suggère que Giovanfrancesco a pu réaliser à Paris des groupes à plusieurs personnages (l’archer aurait-il fait partie d’un Martyre de saint Sébastien ?) dont la fragilité et l’évolution du goût n’ont pu assurer la conservation.

 

          Mais l’œuvre la plus importante qui témoigne que Rustici n’est pas resté inactif après son arrivée à Paris est certainement l’Apollon vainqueur du serpent Python (Louvre) dont l’attribution ne s’imposa que lentement mais semble désormais unanimement acceptée. Ce grand bronze atteste à la fois une incontestable familiarité avec le modèle antique, la connaissance de l’œuvre de Michel-Ange et un souvenir évident de l’esprit des créations léonardesques : plongé dans l’ombre par le mouvement du bras droit, le visage est enveloppé d’une sorte de sfumato, bien plus proche de l’art de Léonard de Vinci que les figures de la Prédication de Florence (qu’il faudrait interpréter, en fait, selon Tommaso Mozzati, comme l’Interrogatoire du Baptiste par un prêtre et un lévite). En extrapolant d’un passage de Vasari qui raconte qu’à l’époque où Rustici modelait les trois figures, les deux artistes cohabitaient dans une maison appartenant à Piero di Braccio Martelli et que seul Leonard de Vinci aurait été admis à voir les œuvres en cours d’élaboration, plusieurs auteurs ont en effet conclu que la conception du groupe, le choix des attitudes et le dessin des drapés revenaient à Leonard dont Rustici n’aurait été que la « main ». La ressemblance évidente entre la tête chauve du Lévite et certaines caricatures de Léonard a sans doute contribué à vulgariser cette interprétation. Sans aborder le problème difficile des compétences réelles de Léonard dans le domaine de la sculpture, les trois auteurs des récentes monographies n’ont pas manqué de souligner les références à Donatello, particulièrement dans les deux figures latérales selon Philippe Sénéchal. Mais le geste de la main droite du Baptiste continue néanmoins à être considéré, y compris par Martina Minning, comme une dérivation directe de la célèbre peinture de Léonard : l’exposition I grandi bronzi del Battistero, à Florence, au musée du Bargello, en 2010, a même permis un rapprochement matériel entre les deux œuvres. Tommaso Mozzati, tout en acceptant le principe de l’inspiration léonardesque de l’œuvre, a cependant souligné que le geste du doigt de saint Jean-Baptiste était une composante essentielle de l’iconographie du saint (renforcée par la présence, à Florence, d’une relique dudit doigt). Bien plus que dans les figures du Baptistère, c’est sans soute dans d’autres œuvres de Rustici qu’il faut chercher la preuve des liens entre le sculpteur et son illustre ami, en particulier dans les Combats de cavaliers et de fantassins, très librement dérivés du carton de Léonard pour la Bataille d’Anghiari, et peut-être aussi dans le tondo représentant la Rencontre du Christ enfant et du petit saint Jean (Louvre), attribution acceptée par Martina Minning et Tommaso Mozzati, rejetée par Philippe Sénéchal, où les formes sont enveloppées par une sorte de sfumato qu’accentuent les veines du fond d’albâtre rubanné sur lequel elles se détachent, dans un effet de matière qui est peut-être une caractéristique du style de Rustici.

 

          La publication des ces trois monographies, qui ont déjà largement contribué à attirer l’attention sur un artiste négligé et important, devrait ouvrir la voie à de nouvelles recherches. S’il est peut-être vain d’espérer des découvertes majeures sur le séjour en France, très méthodiquement étudié par Philippe Sénéchal, les hypothèses assez audacieuses de Tommaso Mozzati sur l’existence, sinon d’une véritable « école », du moins d’un milieu artistique cohérent, autour des locaux de la Sapienza, à Florence au début du XVIe siècle, méritent d’être approfondies. La place de Rustici (et de son éventuelle « bottega » d’où pourraient être issues des œuvres relativement sérielles) dans l’abondante production des terres cuites florentines du premier quart du XVIe siècle n’a été abordée que de façon allusive par Tommaso Mozzati ; Philippe Sénéchal a posé plus nettement, mais sans se risquer à la résoudre, la question de ses liens avec le soi-disant « Maître des statuettes de saint Jean et de David » et le tout aussi énigmatique « Maître des Enfants turbulents ». En acceptant, eux aussi, l’attribution à Rustici de la statuette de Saint Jean-Baptiste, en terre cuite émaillée du Boston, Tommaso Mozzati et Martina Minning auraient pu être amenés à poser la question des liens entre les meilleures des statuettes de terre cuite florentines du début du XVIe siècle et l’atelier de Giovanfrancesco. Les bustes, à la physionomie souvent tourmentée, forment un groupe à part mais tout aussi varié, au sujet duquel les jugements de Martina Minning (qui n’en prend aucun en considération), de Tommaso Mozzati (qui en accepte quelques-uns) et de Philippe Sénéchal, (qui ne retient que le très exquis buste de Saint Jean Baptiste enfant du Bargello, remis en valeur par Beatrice Paolozzi Strozzi) divergent nettement. On peut rêver − mais quelle institution prendrait le risque d’une entreprise si peu « grand public » − d’une exposition qui réunirait au moins un échantillonnage représentatif de cette production, afin de mieux déterminer les divers niveaux de qualité, d’étudier les problèmes techniques et de faire le tri entre les rares œuvres attribuables et celles destinées à demeurer dans l’anonymat.

 

          Parmi les autres questions demeurées ouvertes on peut citer les liens entre Rustici et la famille Della Robbia et surtout la possibilité d’un voyage de l’artiste (à défaut d’un séjour) à Rome : l’arc triomphal qui sert de fond à l’Annonciation de la villa Salviati, les monuments représentés dans le relief Saint Georges et le dragon, la mutation stylistique dont semblent témoigner les médaillons Salviati et même la composition du tombeau du Comte de Carpi, relativement proche de certains tombeaux romains montrant des « gisants accoudés » entourés de livres (Angelo Cesi, Giovanni Michiel, Franceso Armellini…) plaident en faveur d’une telle possibilité. Un dessin du musée des Offices (Annamaria Petrioli Tofani, Disegni di Figure, 2 n°1350 F), copie d’une des figures de Botticelli à la Sixtine, pourrait, si l’on en accepte l’attribution, être une preuve de ce séjour.

 

          L’essentiel du résultat qu’apportent à l’histoire de l’art ces trois monographies, y compris celle de Martina Minning, moins riche en possibilités que les deux autres, réside cependant dans la réinsertion de Giovanfrancesco Rustici à son véritable rang : celui d’un des grands artistes de la Renaissance, proche de Léonard de Vinci sans être son disciple, ami de Michel-Ange sans en être un épigone, original, indépendant et divers dans sa démarche artistique, au moment même où se développait le langage commun de la « bella maniera ».