Savatier, Thierry: L’Origine du monde, Histoire d’un tableau de Gustave Courbet, 238 pages, avec un cahier-photos, Format : 12,5 x 20 cm, nouvelle édition [1ère éd. 2006], ISBN 2-84100-377-9, 20 €
(Bartillat, Paris 2007)
 
Reseña de Claire MAZEL, Centre allemand d’histoire de l’art
 
Número de palabras : 1633 palabras
Publicado en línea el 2008-07-11
Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=158
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    A la page 175 de son ouvrage, Thierry Savatier affirme incidemment qu’il « écrit la biographie » du fameux tableau de Gustave Courbet. Cette belle image rend effectivement compte de son travail : c’est bien la vie d’un tableau qui nous est racontée, vie qui ne se résume pas à sa création par Courbet, mais s’élargit aux questions plus complexes de la conception de l’œuvre et de sa réception sur presque cent quarante années. Ce livre constitue en effet un magnifique élément d’une histoire de la réception, telle qu’elle a été conçue par Hans Robert Jauss : chaque nouveau discours sur le tableau est une appropriation active qui en modifie la valeur et le sens, jusqu’à aujourd’hui où, dans notre horizon propre, nous lui faisons face. C’est aussi le propos de Picasso quand il affirme (cité p. 252 par l’auteur) : « Un tableau existe comme un être vivant, subissant les changements qui nous sont imposés de jour en jour par la vie. C’est assez normal, puisque le tableau n’existe que par celui qui le regarde ». Les regards, les discours, les modes d’exposition, les toiles avoisinantes contribuent peu à peu à tisser l’histoire de l’œuvre.

    C’est la vie d’un tableau qui se déroule devant nos yeux. Sa naissance d’abord, à partir du désir de Khalil-Bey d’acquérir en 1866 le « tableau lesbien » de Courbet qu’il voit dans son atelier, Vénus et Psyché. Ne pouvant céder le tableau, Courbet lui propose de peindre « la suite », c’est-à-dire Le Sommeil, auquel fut adjoint le tableautin L’Origine du monde (chap. II, « Les origines de L’Origine du monde »). Dans son chapitre III (« Les modèles »), Thierry Savatier repose avec prudence la question des modèles du tableau, émettant cinq hypothèses, mais n’en retenant aucune, contre la tradition historiographique un peu rapide qui voudrait que le tableau représentât Joanna Hifferman. Pendant plus d’un an, jusqu’à la vente des 16-18 janvier 1868, le tableau est exposé et prend vie dans l’appartement parisien de Khalil Bey (chapitre IV, « De l’atelier de Courbet à l’appartement de Khalil-Bey », chapitre V, « La vente de Khalil-Bey »). Le tableau était accroché dans la salle de bains, voilé derrière un rideau vert. Rares sont finalement les témoignages qui rendent compte de ce premier accrochage et ils sont tous indirects ou de seconde main (p.74-80) : on retiendra cependant avec beaucoup d’intérêt les propos de Maxime Du Camp aussi bien que ceux de Ludovic Halévy qui met en scène Courbet et Gambetta : « Vous trouvez cela beau… et vous avez raison… Oui, cela est beau… Oui, cela est très beau, et tenez, Titien, Véronèse, LEUR Raphaël, MOI-MEME nous n’avons jamais rien fait de si beau ». Contre le portrait traditionnel de Khalil-Bey en érotomane, Thierry Savatier note que le diplomate et collectionneur, sur cent neuf lots mis à la vente, ne possédait que très peu de toiles érotiques (Le Bain turc d’Ingres, une copie de la Vénus d’Urbain de Titien, et quatre tableaux de Courbet, dont Le Sommeil et L’Origine du monde qui ne firent pas partie de la vente). Quant au titre du tableau, l’auteur reste extrêmement prudent, ne décidant pas entre une invention précoce (dès 1867) et une apparition plus tardive dont on ignorerait l’auteur (1882 au plus tard). Entre 1868 et 1889, la trace du tableau disparaît jusqu’à la boutique d’Antoine de La Narde, marchand et collectionneur d’art d’Extrême-Orient, où Edmond de Goncourt le contemple (« Ce ventre, c’est beau comme la chair d’un Corrège ») ; le tableau est cette fois-ci occulté par une Vue du château de Blonay peinte par Courbet. Il est probablement acheté à ce moment par Emile Vial, avant d’être mis en vente en 1912 par son héritière à la galerie Bernheim-Jeune (chap. VI, « Une certaine clandestinité »). À cette date, le tableau fut vendu au grand collectionneur hongrois, le baron Herzog, qui le céda ensuite – mais on ignore quand – au baron Ferenc Hatvany, aristocrate, peintre et collectionneur, qui, lui aussi, accroche L’Origine du monde dans la salle de bain de son appartement, toujours caché par un autre tableau représentant un paysage (chap. VII, « Le baron Ferenc Hatvany »). L’auteur consacre les deux chapitres suivants aux vicissitudes du tableau pendant la deuxième guerre mondiale et élargit le propos à la question du destin des œuvres d’art emmenées en U.R.S.S. et jamais restituées : il démontre que L’Origine ne fut pas volée par les Nazis, mais qu’en revanche, en février 1945, les Russes pillèrent les caisses que Ferenc Hatvany avait déposées à la banque commerciale de Pest ; durant l’été 1946, le baron Ferenc, avant son départ pour la France, put racheter une dizaine de tableaux dont L’Origine faisait partie (chap. VIII, « La guerre », chap. IX, « Un train peut en cacher un autre »). En 1954 probablement, Jacques Lacan fit l’acquisition de L’Origine, par l’intermédiaire de Pierre Grandville. À nouveau propriétaire, nouveau mode d’exposition et nouveau cérémonial : à Guitrancourt, à la Prévôté, Lacan installe le tableau dans son bureau, caché sous un tableau d’André Masson qui représente un paysage analogue, et le dévoile aux visiteurs élus. Lacan est « voyeur au carré », qui regarde le spectateur qui regarde le tableau. Si Lacan n’a jamais parlé explicitement du tableau, Thierry Savatier fait des rapprochements très éclairants avec certains moments du Séminaire, de telle sorte que le tableau de Courbet et la théorie lacanienne s’éclairent mutuellement (le néologisme « Orygine », « ce qui est aimé dans l’objet de l’amour est quelque chose qui est au-delà » (chap. X, « Chez Jacques Lacan »). Les deux chapitres suivants sont consacrés au jeu de piste qui va de la mort de Lacan (1981) à l’entrée du tableau au musée d’Orsay (1995) : le tableau de Magritte qui passa pour le vrai tableau, les silences de Sylvia Lacan qui l’avait conservé, la notoriété progressive de l’œuvre cataloguée, photographiée et exposée à deux reprises durant cette période (chap. XI, « Ceci n’est pas L’Origine du monde », chap. XII « La partie de cache-cache »). Le dernier chapitre concerne enfin la réception du tableau au musée d’Orsay (discours d’inauguration, réactions du public) et s’achève par un réquisitoire de l’auteur contre les nouveaux censeurs qui « n’admettent pas (ou plus) le désir symbolisé par un art érotique qui les inquiète ou les dérange » (chap. XII, « Ne m’oublie pas »).

    L’ouvrage de Thierry Savatier se lit comme un roman, avec de longs portraits des possesseurs du tableau ou des personnes qui gravitèrent autour : Jeanne de Tourbey, Khalil-Bey, Ernest Feydeau, Théophile Gauthier… Il se lit aussi comme un livre d’histoire quand il démontre dans le chapitre VIII, que le vol de L’origine du monde, et de bien d’autres tableaux, n’avait pas été organisé par les Nazis mais par les Soviétiques, et dénonce vigoureusement le recel, aujourd’hui encore dans les réserves de Russie, d’œuvres volées durant cette période ; ou quand il traite dans le chapitre IX, à propos de la loi BRüG d’indemnisation des victimes des persécutions nazies, des ressorts de l’escroquerie conduite par l’avocat Hans Deutsch. Ces développements ne doivent pas occulter la qualité scientifique de l’ouvrage, bien au contraire : les recherches en archives sont nombreuses (et ceci jusqu’aux Archives nationales de Hongrie, p. 135 et suiv.), les enquêtes auprès des personnes multiples, les lectures innombrables. D’un point de vue méthodologique, l’ouvrage non seulement apporte des éléments nouveaux, mais aussi s’attache à déconstruire avec rigueur les fables inventées et reprises sur le tableau, ce qui conduit d’ailleurs l’auteur, tout en lui rendant hommage, à prendre ses distances avec le livre de Bernard Teyssèdre, Le roman de l’Origine (1996). Le livre se lit comme une enquête policière, avec une quête constante de la vérité, démarche dont le silence de la notice du catalogue de l’exposition Courbet sur la dernière propriétaire, Sylvia Lacan, prouve l’utilité. L’Origine du monde, l’auteur le souligne à plusieurs reprises, est un tableau qui suscite les mensonges, ou encore nécessite de séparer faux témoins, vrais témoins, et témoins silencieux.

    Quel que soit l’approfondissement de l’enquête, le tableau de Courbet est si extraordinaire que la lecture de l’ouvrage suscite à chaque page la réflexion. Par exemple, est présenté à la page 73 le premier dispositif de présentation du tableau, caché par un rideau vert, qui « prenait des airs d’Almée dans la magie érotique de la danse des sept voiles » ; dans le chapitre consacré à Lacan, Thierry Savatier reprend l’idée de l’icône cachée par un volet (p. 192-193). Mais on peut encore rappeler que le voilement est un dispositif traditionnel de présentation des tableaux érotiques, et encore que le rideau est l’élément essentiel d’une des plus anciennes et plus célèbres anecdotes sur la peinture : Zeuxis, croyant avoir triomphé, demande à Parrhasios de tirer le rideau qui cache son tableau, avant de se rendre compte qu’il a été trompé et de s’avouer vaincu (Pline, Histoire naturelle, XXXV, 36). Le rideau comme comble de la vérité en peinture défié par la toile qu’il dissimule… Thierry Savatier me semble rejeter un peu trop vite le témoignage de Maxime Du Camp sur le tableau de Courbet, moins en raison, affirme-t-il, de ses fantasmes (« Qu’il ait vu une femme ‘émue et convulsée’ relève de l’interprétation très personnelle. Je le laisse à ses fantasmes »), que de l’inexactitude de la description qui ôte au modèle cuisses, ventre et poitrine (p. 77). Du Camp écrit : « Dans le cabinet de toilette du personnage étranger, on voyait un petit tableau caché sous un voile vert. Lorsque l’on écartait le voile, on demeurait stupéfait d’apercevoir une femme de grandeur naturelle, vue de face, émue et convulsée, remarquablement peinte, reproduite con amore, ainsi que disent les Italiens, donnant le dernier mot au réalisme ». Même si l’expression « con amore » permet le commentaire savant puisqu’elle désigne un faire qui, chez les peintres italiens, marque l’affection du peintre envers son tableau (Arasse, Le détail, 1992, n. 359), elle joue sur l’analogie avec l’état de la femme « émue » : le tableau est défini dans sa double dimension picturale – et quelle peinture puisque Titien, Véronèse, Corrège sont convoqués – et pulsionnelle. On touche là, en écartant le commentaire de Du Camp, à une sorte de refus du caractère désirant, non du spectateur, mais du sujet du tableau lui-même : il ne s’agit certes pas de la précision anatomique des photographies pornographiques de l’époque (qui d’ailleurs ne témoignent pas du désir des modèles), mais de ce mince trait de couleur rouge qui entre les lèvres de la femme symbolise son désir. Peut-être cette quête du désir féminin en peinture et le trouble érotique profond que suscite cette toile s’éclairent-ils du rapprochement, dans le cadre de l’ut pictura poesis, avec le poème d’Ernest Feydeau (cité p. 84-86), Le Con d’Irène de Louis Aragon illustré par André Masson (1928), jusqu’au texte de Philippe Muray paru dans Art Press (1991, cité p.227-228).

    Il est bien difficile de rendre compte d’un ouvrage aussi riche et complexe à propos d’un tableau lui-même extraordinaire. Mais c’est aussi pour cette raison qu’il faut souligner qu’aucune notice de catalogue n’en peut remplacer la lecture.