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Compte rendu par Christophe Henry Nombre de mots : 5258 mots Publié en ligne le 2012-05-22 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1609 Lien pour commander ce livre
À l’ère de l’interdisciplinarité partagée, il n’est sans doute pas inutile d’interroger la destinée transversale de certains objets d’art, par exemple ces monnaies, jetons et médailles dont Francis Haskell a rappelé dans History and its images (1993) le rôle déterminant qu’ils eurent dans la genèse médiévale et moderne d’une historiographie structurée depuis l’Antiquité par l’hagiographie et la mythographie des grands hommes. Irréductibles par leur matérialité au système de l’image quoiqu’ils constituent des intermédiaires naturels entre la représentation plane et le volume, particulièrement accessibles à la société par leur statut de multiple, échappant quasiment aux destructions involontaires par la robustesse de leur matériau métallique et de fait, présent, en tant qu’originaux, répliques ou copies dans d’innombrables collections privées et publiques, les médailles sont les interlocuteurs privilégiés de la méditation politique et culturelle, dans la mesure où leur statut d’objets d’art s’efface volontiers derrière leur valeur de mémoire et l’histoire que raconte l’effigie qu’elles figurent.
Comme l’écrit Alphonse Esquiros en 1845, la médaille « a le privilège d’aller partout et de mettre une idée dans toutes les mains. C’est l’ubiquité du livre transportée à l’art sculptural et unie à la solidité de la matière. » Cette citation, reproduite dans le catalogue de l’exposition David d’Angers, les visages du romantisme (p. 89), aurait pu en former l’exergue, tant cette publication a le mérite d’interroger les fonctions sociales de l’art numismatique et plus précisément ici du médaillon sculpté en demi-relief, quelque peu différent de la médaille, qui est frappée et s’apparente de ce fait aux monnaies malgré son relief un peu plus prononcé. À cet égard, la galerie de plus de 500 médaillons modelés par David d’Angers entre 1815 et 1856, qui donnèrent lieu à de nombreuses éditions en bronze jusqu’aux années 1930, relèvent d’un genre à part entière de la sculpture, même s’il s’inscrit aussi dans la généalogie de la numismatique et de la glyptique.
C’est donc à cet aspect particulier de l’art de Pierre Jean David dit David d’Angers (Angers, 12 mars 1788 – Paris, 5 janvier 1856) qu’était consacrée l’exposition qui s’est tenue du 22 novembre 2011 au 25 mars dernier sur la mezzanine du musée du Cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale de France. Comme le rappelle dans leurs préfaces Michel Amandry, directeur du département des Monnaies, Médailles et Antiques, et Dany Sandron, directeur du Centre André Chastel, l’exposition est le résultat des efforts conjugués d’Inès Villela-Petit, conservateur au Cabinet des Médailles, et de Thierry Laugée, maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), qui se sont associés pour inventorier et étudier le fonds de 150 plâtres originaux dont David d’Angers promit en 1844 le don au Cabinet des Médailles et que sa veuve remit au conservateur Charles Lenormant en 1856.
Ces chefs modèles que livrait l’artiste au fondeur constituent de fait la dernière intervention du sculpteur dans le processus de création des médaillons en bronze – ils sont l’équivalent du manuscrit autographe délivré à l’éditeur à la différence près qu’ils ne seront pas modifiés ultérieurement. Nous conseillons d’ailleurs au lecteur de consulter avant toute chose la note de Catherine Lepeltier et Thierry Laugée relative à la « Technique de la fonte au sable » (p. 41) qui présente les différentes étapes de la production des médaillons et le rôle de ces plâtres originaux, qui présentent le modèle sculpté avec la plus grande précision, les tirages en bronze étant obtenus forcément par un surmoulage de leur relief. C’est dire si cette collection offerte par David d’Angers au Cabinet des Médailles méritait un certain regard, à la fois spécifique sur ce type d’étape de la création aujourd’hui assez rare en raison de la fragilité du matériau, et comparé des plâtres et des fontes, ce que rendait possible la riche collection du Cabinet des Médailles qu’ont alimenté en médaillons de David d’Angers de nombreux collectionneurs depuis le XIXe siècle, notamment la veuve du graveur Achille Devéria qui offrit 194 fontes du sculpteur en 1859.
L’exposition, constituée d’une présentation en vitrine de plus de cent médaillons en bronze ou représentés par leur chef modèle en plâtre (on retrouve les deux versions dans de nombreux cas), permettait aux visiteurs de se faire une idée de la diversité matérielle de ces fontes, dont une reproduction à échelle identique procure souvent une impression formatée. Le catalogue complète cette présentation en fournissant les nécessaires précisions biographiques qu’appelle l’identification des modèles ; en outre il propose une réflexion aboutie sur la fabrique à la fois artistique et scientifique de ces portraits métalliques, sur leur fonction sociale et politique et sur le rôle qu’ils tinrent dans la sociabilité de David d’Angers. À cet égard, les trois essais introductifs et le catalogue des œuvres forment un ensemble cohérent, qui permet au lecteur d’envisager les nombreuses et riches problématiques que soulève un type d’objet d’art dont l’histoire de l’art elle-même a pu négliger l’impact sur les mentalités et l’imaginaire artistique et politique.
Le premier essai, dû à Inès Villela-Petit, se concentre sur les relations qu’entretint David d’Angers avec le Cabinet des Médailles (p. 7-11). On ne trouvera pas ici d’évocation des débuts du fils de soldat retraité de la République devenu sculpteur-ornemaniste, qui réussit à gagner Paris en 1807, où il remporte dès 1810 le second prix de sculpture de la classe des Beaux-Arts de l’Institut de France créée par le Consulat, future École des Beaux-Arts. En revanche, son amitié pour le Cabinet des Médailles est en lien direct avec sa fréquentation de l’atelier du peintre Jacques-Louis David, qui le soutiendra dans les concours académiques jusqu’à ce qu’il remporte en 1811 le grand prix de Rome. Inès Villela-Petit choisit comme angle d’étude cette proximité avec David et l’initiation consécutive de son jeune homonyme aux collections du « Muséum national des antiques » pour présenter les nombreuses connexions qui ont pu être établies entre le sculpteur et l’institution.
Son séjour de 1829 auprès de Goethe à Weimar fut ainsi l’occasion de rechercher pour lui les moulages de certaines pièces majeures du Cabinet. Une reconstitution de ce qu’était ce dernier lorsqu’il était encore sis rue Colbert, c’est-à-dire avant son transfert dans les bâtiments de la rue de Richelieu au début du XXe siècle, permet de comprendre quelle fascination dut inspirer à de jeunes artistes ce trésor de certaines des plus importantes reliques politiques de l’Antiquité (grand camée du Ier siècle dit alors Apothéose d’Auguste, grands plats d’argent dits Bouclier de Scipion et Bouclier d’Hannibal) et de la monarchie française (camée de la Sainte-Chapelle, fauteuil de Dagobert). Et dans le cas de David d’Angers, cette fascination fut sans doute amplifiée par le fait qu’une disposition spéciale permettait aux artistes d’y accéder tous les jours de la semaine excepté le dimanche : ce fut l’occasion pour le sculpteur de découvrir les importantes collections de médailles modernes, celles des Dassier et des médailleurs de la Renaissance, dont le module d’approximativement 15 centimètres contribua sans doute à la transposition de ses premiers essais de médaillons exécutés entre 1815 et 1820 en une galerie plus systématique de ses contemporains.
Les médaillons consacrés à des conservateurs du Cabinet des Médailles en sont ici les exemples logiques : Jean-Antoine Letronne (1787-1848) et Désiré Raoul-Rochette (1789-1854), avec lesquels David d’Angers entretient un faisceau de liens divers. Lecteur de leurs travaux et auditeur de leurs cours publics, il réalise leur portrait métallique ainsi qu’un buste pour le second, devenant par ailleurs en 1826 leur confrère à l’Institut. Le numismate et inspecteur des Beaux-Arts Charles Lenormant (1802-1859), conservateur du Cabinet à partir de 1840, se rapprochera plus encore du sculpteur, en lui faisant obtenir en 1830 la commande du nouveau fronton du Panthéon et en favorisant la publication du premier recueil gravé de ses médaillons par la Société du Trésor de Glyptique et de Numismatique.
C’est aussi Charles Lenormant qui reçoit de Madame Achille Devéria une collection de 194 fontes de David d’Angers en 1859 – Inès Villela-Petit interroge l’origine d’une collection si importante, qu’elle met en relation avec la profession de graveur et d’illustrateur d’Achille Devéria et la documentation en portraits contemporains qu’elle nécessitait. Pareille collection de médaillons, en grande partie constituée de plâtres, se retrouvait chez Goethe : elle est ici évoquée à travers l’épisode de la réception à Weimar d’une caisse de 57 moulages, le divertissement rejoignant ici la méditation physiognomonique. La contribution s’achève avec la conséquence logique d’une amitié de quarante ans avec le Cabinet des Médailles : certains médaillons de David d’Angers rejoignirent les salles d’exposition dans la seconde moitié du XIXe siècle, initiant de très nombreux legs et achats jusqu’aux très récents dons suscités par l’exposition elle-même (notamment un autographe inédit du sculpteur), dont le détail est ici rappelé.
Élodie Voillot et Thierry Laugée proposent un second essai intitulé « Politique du médaillon » (p. 13-25) qui étudie les règles et la logique de production et de diffusion propres de la collection de médaillons de David d’Angers, en l’isolant temporairement du succès sociologique et commercial que les portraits métalliques ont pu connaître individuellement ou en groupes partiels, dont atteste leur présence fréquente dans les ventes et les collections privées ou publiques. Quelle est la « véritable vocation du projet » et quelles furent à cet endroit les « motivations idéologiques et politiques » (p. 13) du sculpteur ? L’enquête s’entame avec un rappel de l’histoire de ce type particulier de portrait et d’objet d’art, produit dès l’Antiquité en tant qu’image souveraine, régénéré par la Renaissance – sa survivance durant le Moyen Âge sous la forme graphique d’illustration de manuscrit aurait pu être évoquée – et popularisé par le collectionnisme européen et le goût antiquaire des XVIIe et XVIIIe siècles. La collection Odescalchi, qui s’enrichit après 1689 des monnaies et médailles de Christine de Suède et que Pietro Sante Bartolo grava en 1742, est ainsi présentée comme l’une des origines possibles de la fascination de David d’Angers pour ce genre à la frontière de la sculpture et de la numismatique, en raison des relations que le sculpteur entretint avec l’éminente famille patricienne lors de son séjour à l’Académie de France à Rome entre 1811 et 1815.
C’est de ces années que datent ses premiers médaillons et probablement aussi son intérêt pour les recueils gravés de médailles de Guillaume de Roville (1576), de Menestrier (1642), de Vaillant (1695) et de Millingen (1812) que l’on retrouve dans sa bibliothèque. Mais il est bien précisé ici qu’il n’y a pas de continuité typologique stricte entre la tradition de la médaille antique et moderne et les productions du sculpteur : un format de quinze à dix-sept centimètres en moyenne ainsi qu’une « saillie […] en général beaucoup plus forte qu’on n’avait cru pouvoir l’admettre encore dans ce genre qui relie l’art du sculpteur à celui du médailliste » (introduction de la Collection de portraits des contemporains d’après les médaillon de P.J. David d’Angers, cat. n°3, cit. p. 14) affirment les particularités d’un portrait métallique dont l’une des inspirations directes est plutôt le médaillon en terre cuite qu’avait popularisé Jean-Baptiste Nini (1717-1786) au siècle précédent. Le matériau est ici plus pérenne, mais le principe de l’effigie de profil – un choix de prédilection chez David d’Angers – est identique. Le profil permettait d’évacuer l’empathie psychologique que produit inévitablement le portrait de face ou de trois-quarts, tout en mettant à plat la silhouette crânienne, dans la lignée de la physionomie scientifique des Lumières marquée par la diffusion du physionotrace de Quenedey (p. 15). Le sculpteur a pratiqué à l’occasion les physionomies de trois-quarts ou de face : pour la sélection présentée ici, à l’exception de Musset et des portraits rétrospectifs de Géricault et Prud’hon, elles sont toutes politiques et généralement tributaires d’un modèle peint ou dessiné : il en va ainsi de Vadier qui est un des premiers (1818), de Kléber (1831), de Letizia Bonaparte (sans date), de Tadeusz Kosciuszko (idem) et de Bonaparte (1838). Ce dernier aurait pu donner lieu assez aisément à un profil, mais il semble bien que la volonté de David de célébrer l’homme des campagnes d’Italie et de condamner implicitement ses choix impériaux ultérieurs ait incité le sculpteur à forcer l’analogie, à l’appui d’une parfaite homologie, avec Le général Bonaparte au pont d’Arcole d’Antoine-Jean Gros (1796, Versailles).
La science physiognomonique qu’avait initiée l’Antiquité en en faisant un outil efficace de la théorie des tempéraments que la Renaissance avait reprise à son compte (G.B. della Porta), disposait ainsi de nouveaux moyens objectifs pour articuler des observations anatomiques avec des propositions psychologiques. Est ici rappelé l’engouement d’un Goethe pour les théories inquiétantes que proposaient les Physiognomische Fragmente de Johann Kaspar Lavater (1775-1778), dont l’impact sur un sculpteur comme David d’Angers mérite d’être étudié comme un épisode clé de l’histoire artistique et culturelle. Ce qui se joue alors, c’est la fusion épistémologique de l’art et de la science, tradition libérale majeure qui structure l’esthétique médiévale et moderne mais qu’avait mise à mal certains aspects de la théorie néoclassique et notamment son culte opaque de l’imitation.
La galerie de portraits de profil, associée à des donnés archivistiques comme la signature autographe du modèle sur le fond du médaillon, rend ainsi compte d’un idéal créatif que le sculpteur partage avec nombre de ses contemporains – cette physiologie de l’esprit et des mœurs à laquelle un Balzac, proche de David d’Angers, travaille aussi avec sa Comédie humaine. Comment comprendre en effet le succès que connurent ces médaillons si l’on se cantonne à une appréciation esthétique et décorative ? Charles Blanc les tient, avec les dessins d’Ingres et les lithographies de Charlet pour les « trois choses merveilleuses que notre siècle a produite » (p. 15) et le soin tout particulier que David d’Angers met à les faire encadrer sous verre va bien dans le sens d’un fétichisme collectionneur ; toutefois, le « principe de sérialité » (p. 16), le souci d’instaurer un dialogue (une historia) entre de nombreux profils tournés l’un vers l’autre et ainsi conçus en pendants ou encore le choix personnel – voire privatif – des personnalités portraiturées induisent un dessein spécifique, dont la science physionomique n’est que le moyen.
La galerie, dont le catalogue propose un choix assez représentatif, semble avoir été structurée par le premier cercle de lettrés et d’artistes qui composait le Cénacle réuni dès 1827 par Victor Hugo rue Notre-Dame-des-Champs puis par le salon de l’Arsenal fondé en 1824 par Charles Nodier mais auquel David d’Angers n’eut accès qu’après être devenu un intime de Hugo : on y retrouve Louis Boulanger, Mérimée, Delacroix, les Devéria, de Vigny, Stendhal, Dumas, Deschamps et lady Morgan, comme autant de chaînons d’une sociabilité amicale et professionnelle qui s’articulent logiquement dans la galerie de David d’Angers avec les relations de Madame Récamier et de Georges Cuvier que le sculpteur fréquentait également. Ces réunions sont une occasion unique pour proposer aux personnalités d’intégrer une « galerie des grands hommes » (p. 17, cit. d’après David d’Angers) dont l’amplification s’appuie habilement sur les principes de l’amitié et de l’admiration, mais dans une visée qui semble n’avoir échappé à personne : la robustesse du matériau et sa reproductibilité avait de quoi séduire des talents obstinés qui savaient tout l’avantage qu’il y aurait à figurer entre Géricault, Schiller, Poussin et Puget.
Car la galerie présente cette particularité de mêler les talents sûrs aux illustres inconnus (p. 17), les génies classiques aux symboles de la révolution de 1830, les figures tutélaires d’une mémoire personnelle et familiale (Bonchamps qui avait épargné le père de l’artiste lors des guerres de Vendée) aux révérés conventionnels et hommes de la Révolution qui ont ouvert, selon le sculpteur, la voie démocratique de l’esprit et de la liberté (p. 18). La galerie est ainsi perméable au génie quel qu’il soit, dans la mesure où il n’a pas enfreint une loi suprême : la trahison de la patrie, qu’il s’agisse d’un Napoléon qui réinstaure la tyrannie après s’être fait l’instrument de la révolution ou du « roi Murat » qui « a tourné ses armes contre sa patrie » (p. 19). La lettre de David d’Angers au baron de Menneval dont est tirée cette citation (cat. n°35, p. 76-77) précise d’ailleurs les raisons pour lesquelles le sculpteur a pareillement refusé d’intégrer Talleyrand venu solliciter son entrée dans la galerie, la profession d’opportunisme politique à répétition constituant pour lui un empêchement insurmontable. Au demeurant, la problématique de la réhabilitation n’est pas absente, comme le montre l’étude subtile du médaillon d’Emmanuel de Grouchy (n°32), qui dévoile un David d’Angers compréhensif et soucieux avant tout de justice dans le travail de mémoire qu’il pratique. Et dans certains cas l’opportunisme est même pardonné ; c’est le cas de Benjamin Constant, dont le médaillon (n°39) rend peut-être compte de la compassion du sculpteur pour l’ambition finalement déçue du révolutionnaire qui avait fui l’Empire et soutenu la Restauration.
La collection n’est donc pas un panorama complet des célébrités du XIXe siècle. Constituée à l’appui des choix subjectifs de l’artiste, elle forme un panthéon personnel à connotation républicaine, où les classes disparaissent au profit des individus. Ses héros sont des hommes du peuple, « érigés en exemple en raison de leur combat, de leurs recherches ou de leur génie, les trois conditions ’’républicaines’’ de l’émancipation d’un peuple. La contribution évoque d’ailleurs avec perspicacité la conférence prononcée par Louis Aragon à la Chambre de commerce d’Angers en 1956, dans laquelle l’écrivain propose de voir en David d’Angers l’inventeur du genre du « portrait-médaillon », « parce que cette forme de l’art correspondait à sa pensée » (p. 19). Quoique nous la tirions de son contexte, cette citation correspond à de nombreux égards à ce que l’on sent à l’œuvre dans le projet de galerie de contemporains, qui sont à la fois des « monuments [qui] honorent les personnages éminents et électrisent l’imagination des jeunes hommes » (p. 20), mais aussi les fragments d’un discours culturel, cette « religion de l’art » que le sculpteur témoigna bien souvent dans ses discours. Dans cette optique, « L’artiste est donc un missionnaire, sa cause est l’instruction. » Partant, la Collection de portraits des contemporains d’après les médaillons de P.J. David, d’Angers [...] publiée sous la direction de MM. P.J. David, Paul Delaroche, et Henriquel Dupont [...] par la Société du Trésor de Numismatique et de Glyptique (Paris, Rittner et Goupil, 1838) prolongera l’action militante de toute une vie : « conscient du pouvoir de l’effigie du génie, David rêvait à la présence de ces visages dans le quotidien de chacun, impliquant de les extraire d’un circuit purement artistique. » (p. 21) L’idéalisme politique et le désintéressement qui accompagnèrent ce rêve ne manquent pas de témoins ; on trouvera ici d’utiles précisions concernant la carrière politique parallèle de David d’Angers.
Le sculpteur est en effet présenté comme un homme animé par le politique, pour reprendre une substantivation chère aux spécialistes de son maître David. Mais à l’égard de la diffusion de sa galerie, il aurait sans doute été satisfait qu’une bonne gestion diffusât de façon massive les fontes de ses médaillons, ce qui aurait assuré la conservation du prix modique qu’il recommandait. Dans l’état des connaissances, la visée de David d’Angers n’est en rien commerciale (p. 22). D’ailleurs, il avait sans doute compris que la diffusion a maxima de ses modèles par ses éditeurs, Louis et Jean-Jacques Richard en association avec Édouard Quesnel, impliquait paradoxalement qu’il renonce à ses droits : « En 1838, lorsque Richard s’associa au ciseleur Eck et au fondeur Durand, il apporta dans l’entreprise l’exploitation des médaillons de David d’Angers. Au terme de leur collaboration en 1844, Eck et Durand poursuivirent l’édition. » (p. 22) Dans le contexte de l’affirmation de la Société des Gens de Lettres créée par Balzac précisément en 1838, pareil désintéressement – qui mit en péril la famille de l’artiste selon le propre témoignage de sa femme Émilie – ne peut s’expliquer que par un dessein politique précis, qu’épaula la révolution des procédés de reproduction mécanique au cours de la première moitié du XIXe siècle (p. 24-25). Finalement, la publication en 1867 des Médaillons de David d’Angers, réunis et publiés par son fils vint parachever l’entreprise d’un demi-siècle en plus de contribuer à initier la recherche sur le sculpteur, l’ouvrage fondateur d’Henry Auguste Jouin, David d’Angers, sa vie, son œuvre, ses écrits et ses contemporains (Paris, E. Plon) paraissant dès 1878. Notons toutefois à ce sujet que les éditions lithographiques de « l’œuvre complet » du sculpteur par son élève Eugène Marc, qui paraissent chez A. Lévy, chez Haro et chez Han en 1856, aurait pu intégrer le propos et instruire la relation que les médaillons entretinrent avec les autres types de réalisations.
Thierry Laugée signe seul le dernier essai, dont le sujet est en relation directe avec ses recherches sur la représentation du génie et les relations intimes entre art et science au XIXe siècle. Intitulé « La Bosse du génie : l’idéalisation phrénologique chez David d’Angers », il pose de front la question de la fabrique scientifique du portrait sculpté, à l’appui du diagnostic phrénologique, particulièrement fertile pour l’analyse des portraits en médaillon mais dès alors sujet à caution. L’étude fait ainsi valoir le point de vue très critique de Gustave Planche, qui fit d’ailleurs l’objet d’un médaillon (n°81) : « M. David, comme chacun de nous a pu s’en convaincre en étudiant la nombreuse collection des médaillons signés de son nom, attache beaucoup trop d’importance à la phrénologie » (p. 27). Abordée dans l’essai précédent, cette morpho-physiologie du crâne humain théorisée et diffusée par l’anatomiste allemand Franz Joseph Gall (1758-1828), qui s’installe à Paris en 1807, reposait sur le principe d’une reproduction par la surface du crâne des facultés cérébrales. Comme l’explique l’auteur : « Par un diagnostique physique, cette science nouvelle proposait d’élucider la constitution de l’âme humaine, lire les manifestations anatomiques de nos vices comme de nos facultés » (p. 28). Un passionné de science physiognomonique comme David d’Angers – en quête comme de nombreux artistes de son temps d’outils efficaces pour satisfaire au double attendu de la ressemblance morphologique et de l’expression spirituelle du modèle – ne pouvait pas échapper à ce prolongement scientiste de la méditation millénaire sur les formes et l’économie des tempéraments, d’autant plus qu’à défaut d’être anatomiquement prouvée, la phrénologie pouvait à tout le moins enrichir le corpus iconologique de la représentation humorale, passionnelle et comportementale.
Cette passion explique la riche bibliothèque d’ouvrages rassemblés sur ce thème par le sculpteur, que Thierry Laugée prend soin de ne pas séparer des incunables du genre comme le Della fisionomia del huomo de Gian Battista della Porta (1652). On ne trouvera ici aucune idéalisation de la pratique artistique : pour pratiquer l’analyse phrénologique de ses modèles, ce dont rendent compte les descriptions remarquables de ses Carnets, David d’Angers n’en demeure pas moins un élève des classiques, qui se refusaient à identifier le portrait à une empreinte moulée sur le vif et prospectaient les voies moins littérales d’une réinvention de la spiritualité physionomique. Le portrait dit « sur le vif » ou « d’après le modèle vivant » reste ainsi le fondement de la pratique du sculpteur, qui chercha toutefois – et c’est ici que la phrénologie enrichit son art d’une manière aussi hasardeuse que novatrice – à faire saillir les traits spirituels de ses modèles à l’appui de la « science du Docteur Gall » et du « Docteur Place » dont il suit toujours les conférences en 1851 (p. 29). Ce « nouveau mode d’idéalisation » organographique que décrit Thierry Laugée doit donc s’envisager du point de vue du spectateur : « dialectique inintelligible pour le profane », la phrénologie rend lisibles les facultés dominantes d’un esprit et s’instaure donc au sein de l’image artistique comme un code très proche de l’iconologie des tempéraments pratiquée par Dürer dans le célèbre polyptyque dit Les quatreApôtres (1526, Munich, Alte Pinakothek).
Quoique David d’Angers n’hésite pas à en user pour corriger les traits de ses modèles, cet « outil » (p. 31) révèle surtout sa pertinence dans le cadre du portrait rétrospectif : le médaillon de Nicolas Poussin, notamment, fait l’objet d’une analyse très fine (p. 32-33) qui démontre la reconstruction du profil du peintre, que l’auteur estime issue de la correction du célèbre autoportrait de 1640 destiné à Chantelou (musée du Louvre) par la localisation et l’amplification phrénologique des organes du coloris et de la localité. Cette démonstration éclaire la reconstruction des profils de Lord Byron, de Goethe ou de Manuel et permet aussi de comprendre l’attachement méthodique du sculpteur à la disposition de profil, qui seule permet un modelage efficace des protubérances supposées de l’esprit (p. 34). Et l’auteur d’envisager que l’un des aspects les plus remarqués de ses portraits, ces chevelures « arrangées par un coiffeur de génie […], puissant moyen de redoubler l’expression » selon Charles Blanc, participent directement d’une volonté d’expression et de représentation spirituelles au service de laquelle se mettent la moderne phrénologie tout comme les moyens les plus classiques du portrait. Que les chevelures puissent être envisagées comme des « émanations » des cerveaux des modèles, conjuguant ainsi les postulats phrénologiques et la maestria berninienne de l’expression corporelle des passions, témoigne bien d’un dessein qui dépasse largement toute utopie scientifique : faire de l’un des motifs les plus apathiques qui soit, le profil de tête dénué de psychologie et d’action, une image sujette à méditation, à compréhension et à admiration.
Ces trois essais ne constituent pas seulement une introduction au catalogue qui les suit ; ils y renvoient en permanence et commandent ainsi une lecture dynamique de l’ouvrage qui requérait, en raison de son sujet, d’une part une présentation synthétique et didactique du projet de galerie métallique de contemporains, et d’autre part un classement ordonné de la sélection de médaillons et de plâtres originaux retenue pour l’exposition. Comptant 104 numéros auxquels il faut ajouter certains médaillons étudiés dans les essais introductifs comme celui de Nicolas Poussin, le catalogue les ordonne selon cinq sections : « Technique et reproduction » (p. 42-49), « Médecins et savants » (p. 50-65), « Hommes politiques » (p. 66-89), « Hommes de lettres et musiciens » (p. 90-131) et « Beaux-Arts » (p. 132-153). Si les indications techniques que contient la première section auraient mérité de former une note technique incluant le mémo sur la fonte au sable, les quatre autres évoquent le classement de la première édition des médaillons (1867) et respectent la logique de paires conçues en pendant : Manuel et Béranger (1831 & 1830, nos 41 & 42) par exemple, qui « partagent une même tombe au cimetière du Père-Lachaise, surmontée de leurs deux médaillons en vis-à-vis. », (p. 84). Toutefois, un classement chronologique n’aurait pas été déplaisant pour apprécier certains aspects de l’évolution stylistique et sociologique de la série. La question du classement est toujours épineuse : faire valoir la chronologie favorise une lecture stylistique mais implique des recoupements spontanés qui sont plutôt le fait des connaisseurs et des spécialistes ; le classement ici choisi a le mérite de la pédagogie et la qualité des notices et des renvois qu’elles proposent supplée largement aux contraintes générées par ce choix.
Il n’en reste pas moins que l’on sent ici une volonté de remettre au jour une richesse de destins artistiques, scientifiques et politiques qui est propre au siècle des révolutions. Les notices biographiques sont à cet égard d’un grand intérêt documentaire et donnent envie à chaque fois d’en savoir plus sur les destins croisés et les connexions biographiques des amis et amitiés du sculpteur, dont la représentation dans l’historiographie n’est pas toujours assurée : les régicides, Robespierre dont certains témoignages reproduits rendent compte du culte républicain pérenne, les jusque-boutistes de l’Empire, les députés et représentants des institutions instables de la première France contemporaine, les savants et scientistes dont les recherches ont pu conduire à des impasses. Comme cela a été souvent son rôle officieux, l’histoire de l’art se fait œuvre inattendu de mémoire, via l’iconographie et la recension des témoins imaginaires. En outre, la sagacité de l’équipe dirigée par Thierry Laugée et Inès Villela-Petit sait conférer à la documentation biographique une dimension critique parfois saisissante : ainsi du fils du conventionnel Philippe-François Le Bas (1762-1794), « gros égoïste qui fait le républicain », épinglé « au coin de sa cheminée » et dans les « antichambres des ministres », et qui inspire à David d’Angers cette sentence noire : « Au reste, tous les fils de conventionnels sont indignes de leur père. » (p. 69).
Ce point de vue pessimiste éclaire peut-être le fonds mélancolique voire romantique de l’activité de médailliste auquel se livre le sculpteur à corps et argent perdus : fondre dans le métal les preuves vivantes d’un courage sans calcul et d’une obstination politique qui pour être utile à la nation implique que soit fait à celle-ci un don total de la destinée individuelle. Soulignons d’ailleurs l’une des très grandes qualité des notices, qui est de faire la part belle aux citations, notamment celles extraites des Carnets de David d’Angers : l’édition et la réédition des écrits d’artistes est une spécialité heureuse de l’histoire de l’art, mais à lire David d’Angers, on est surpris que la dernière édition de ses écrits date de 1958, tellement la pertinence et la sensibilité des points de vue, l’intelligence générale du propos pour ne rien dire de son extrême valeur documentaire, surpassent l’intérêt que l’on accorde ordinairement, pour la même période, au Journal de Delacroix ou à la prose d’Amaury Duval.
Les rapprochements proposés par les auteurs sont généralement convaincants et l’on aurait même apprécié que les documents de comparaison soient plus nombreux, tant l’art de la médaille réfléchit au XIXe siècle les sources antiques et renaissantes de l’art du portrait. Le Joachim Lelewel (n°19) auquel est dédié une trop brève mais passionnante notice, est ainsi mis en relation avec un « Cincinnatus moderne à la chevelure gonflée d’un souffle romantique » (p. 60) : la suggestion analogique est intéressante mais elle devrait se poursuivre jusqu’à un modèle antique auquel tout élève de Jacques-Louis David était sensible et d’autant plus un républicain invétéré comme David d’Angers, le Brutus des collections du Capitole, voire même l’aureus de Brutus datant de 42 (Brutus Aureus, Cohen 14, Syd 1297, Cr507/1b). De même, la notice consacrée à Jean-Paul Marat, d’un grand intérêt pour l’historiographie, mérite toute l’attention des historiens de l’art et de la politique ; toutefois, elle aurait pu être encore complétée par une comparaison de cette icône politique avec les médailles fondues pour Alfonse V, roi de Sicile et d’Aragon, par Pisanello : certains exemplaires fournissent le modèle de l’apposition des emblemata du pouvoir et de l’action, repris dans le fond du médaillon pour le motif de la lettre de Charlotte Corday transpercée par le couteau criminel – on se reportera à la médaille bronze ou argent de 1449 (DIVUS ALPHONSUS REX MCCCCXLVIIII TRIUMPHATOR ET PACIFICUS).
Au-delà des connexions iconologiques qu’implique cette analogie, celle-ci va tout à fait dans le sens de l’analyse – proposée dans de nombreuses notices – de la connaissance approfondie des modèles issus de l’histoire de l’art, nécessaires compléments d’une méditation plus spontanée (étude du portrait sur nature) et d’une correction scientifique (phrénologie). À ce propos, on ne pourra s’empêcher de remarquer, en regard du médaillon de Schiller (n°50, p. 96) par exemple, qu’il partage avec quelques autres ce que l’on pourrait se risquer à nommer une supériorité de facture : oserait-on d’ailleurs s’échapper de l’histoire culturelle pour suggérer que tous les médaillons de David d’Angers ne forment pas forcément une seule entité qualitative ? L’exposition des médaillons est quant à cette question peut-être plus propice à un jugement de goût que leur reproduction photographique dans le catalogue, qui nivelle la galerie par le haut, à l’appui d’une reproduction photographique impeccable. Toutefois, la supériorité idéale du Schiller donne à entendre que certaines conditions de réalisation (assez chaotiques dans le cas des amitiés de salon) auront déterminé la mise au point de profils plus spontanés et sans aucun doute favorisé la réputation de virtuose du sculpteur, quand d’autres conditions, plus distanciées par rapport au modèle, moins dépendantes de l’urgence d’un moment, auront permis au sculpteur d’approfondir le processus de réinvention spirituelle de l’effigie, sa « ressemblance morale » selon le mot de Jouin (p. 138). Et c’est particulièrement le cas des modèles allemands, ce qui n’est pas sans renvoyer à une autre problématique, celle du tropisme germanique que l’on peut si souvent constater chez les artistes et savants français du second tiers du XIXe siècle : ici, on retrouve avec bonheur les effigies sémillantes de Johann-Gaspar Spurzheim (n°14), Samuel Hahnemann (n°17), Goethe (n°49), Schiller (n°50), Karl-Friedrich Schinkel (n°86), Friedrich Stammann (n°87), Friedrich Tieck (n°90), Caspar-David Friedrich (n°101) et bien sûr Henri Lehmann (n°102).
On retrouve à la fin du volume une « Liste des portraits en médaillon de David d’Angers » par Natalia Bauer et Inès Villela-Petit (p. 159-178), conçue comme un index alphabétique, et dont il faut souligner l’ampleur puisqu’il compte plus de 520 entrées sans les renvois, ainsi que la qualité du référencement. Catalogue dans le catalogue, cet outil permet d’entrevoir numériquement l’intensité d’une production qui, bien que répartie sur près de quarante ans et irrégulière dans sa progression (ici la statistique chronologique aurait été des plus utiles), n’en a pas moins donné lieu à l’intégration à la galerie de plus de dix médaillons par an en moyenne. En revanche, la dernière section de l’ouvrage qui consiste en un tableau synoptique intitulé « David d’Angers en quelques dates » (p. 179) fait évidemment regretter qu’un texte n’ait pas été consacré à la carrière et à la fortune critique de David d’Angers, que les catalogues des musées d’Angers et la recherche universitaire alimente régulièrement – nous renvoyons à cet égard à l’intéressant essai de Laurent Baridon, L’impossible autoportrait de David d’Angers : la représentation de soi à l’épreuve de la phrénologie (Dijon, Presses de l’Université de Bourgogne, 2000).
Pour ne représenter que l’une des facettes de cette carrière, la galerie de contemporains, complétée à chaque occasion par le sculpteur, n’en raconte pas moins l’histoire d’une vie et d’un imaginaire entremêlés, où le grand homme connu de son vivant croise le grand homme qui n’a jamais pu être rencontré, où la figure appréciée pour une raison obscure côtoie les intimes du sculpteur, ses meilleurs amis et ses relations journalières. L’ensemble compose bien un imaginaire au sens des archives physionomiques d’une vie et rend compte de l’un des caractères les plus saillants de David d’Angers : sa volonté obstinée et historiographique d’inscrire dans son journal métallique le temps qui passe et de mêler la temporalité de sa propre vie avec la temporalité des destins des hommes et des femmes qui ont ému son âme. Galerie des destins des hommes de la Révolution et de la génération de 1830 qui prolongèrent leur action au niveau politique, scientifique, littéraire et artistique jusqu’à la révolution européenne de 1848, les médaillons de David d’Angers peuvent à bon droit être identifiés comme les « visages du romantisme », mais d’un romantisme ici débarrassé de l’enveloppe esthétisante qui oblitère la violence des convictions et l’œuvre du courage citoyen.
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |