Brilliant, Richard - Kinney, Dale (ed.): Spolia and Appropriation in Art and Architecture from Constantine to Sherrie Levine. 234 x 156 mm, 284 pages, 39 b&w illustrations, ISBN: 978-1-4094-2422-2, £65.00
(Ashgate Publishing, Farnham (UK) 2011)
 
Reviewed by Bettina Bauerfeind
 
Number of words : 2178 words
Published online 2015-02-19
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1617
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          Édité par Richard Brilliant et Dale Kinney suite à un colloque, Reuse Value : Spolia and Appropriation in Art and Architecture from Constantine to Sherrie Levine couvre la période très vaste allant du IVe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle. Comme l’indique son titre, ce recueil rassemble des articles très hétérogènes sur le thème des réutilisations artistiques et architecturales : véritables spolia, appropriations idéologiques et critiques ou simples réutilisations pratiques. Des civilisations très éloignées dans le temps et l’espace se font alors face dans ce rassemblement original opérant aux confins de l’archéologie et de l’histoire de l’art.

 

          L’ouvrage s’ouvre sur un article d’Arnold Esch intitulé On the Reuse of Antiquity: The Perspectives of the Archaeologist and of the Historian. Point de départ de la réflexion sur le phénomène, il s’agit d’une des premières études d’histoire de l’art interrogeant les objets spoliés dans leur nouveau contexte. L’auteur insiste sur le caractère fortement complémentaire des travaux d’archéologie et d’histoire de l’art dans ce domaine. S’appuyant souvent sur des sources différentes (fouilles ou documents d’archives, par exemple), ces disciplines interrogent en effet le phénomène du remploi depuis des perspectives bien distinctes : « Car quand l’archéologue va une fois de plus (dans son imagination) rapporter les pièces kidnappées à leur lieu d’origine et les réintègre dans un monument ancien, l’historien est précisément attiré par la distance spatiale et conceptuelle de leur site et leur fonction originale » (p. 17).

 

          Avec cet ouvrage, il devient évident qu’une définition précise des termes de spolia, d’appropriation et de (ré)utilisation, tentée dès l’introduction par Dale Kinney, et dont l’utilisation reste assez variable et nuancée d’article en article, demeure un défi important pour ce domaine de recherche.

 

          Dans Authenticity and Alienation, Richard Brilliant insiste, par exemple, sur la différence entre l’appropriation, une recontextualisation ne compromettant que certains aspects de l’authenticité de l’original et qui  « crée une connexion incertaine entre le passé et le présent » (p. 176) et les spolia, qu’il décrit comme leur sous-catégorie. Ces dernières se démarqueraient en tant que dépossessions forcées, incorporations physiques d’un objet dans un nouveau contexte (incluant les images de reproduction). À travers ce « vol d’identité », l’objet se détache tout à fait de l’autorité de son origine (même s’il doit en conserver la mémoire pour fonctionner correctement comme spolia). Brilliant évoque un exemple contemporain original : les monuments dans les musées, lesquels, dérobés de leurs lieux, changent absolument de fonction tout en continuant à affirmer un certain statut d’authenticité.

 

          La mosquée Qûtb de Delhi constitue un des premiers bâtis islamiques en Inde. Des éléments architecturaux en provenance de lieux de culte différents (chrétiens, hindus, jaïn..) ont été réutilisés pour sa construction. Cette appropriation est appréhendée par Finbarr Barry Flood selon la métaphore du « bricolage » de Roland Barthes, comme un processus dynamique de formation d’un signe et non comme la transformation d’un signe fixe en un second. Si la plupart des pierres gravées figuratives a été effacée, toutes les images de lions antiques ont été laissées intactes dans cette construction islamique prémoderne : elle se manifeste alors comme une appropriation créative qui ne se positionne pas comme une victoire sur l’ancien, mais qui génère au contraire de nouvelles significations.

 

          Dale Kinney, quant à elle, insiste dans son étude des pierres précieuses antiques au Moyen Âge sur la différence entre les termes d’utilisation et de réutilisation. Interrogeant la croix d’Hermann (XIe siècle) qui porte, à la place de la tête du Christ, une pierre précieuse antique en lapis lazuli représentant un visage féminin, elle se rapporte à une distinction établie par Anthony Cutler selon laquelle la réutilisation se réfère au passé et l’utilisation au présent. Sur cette base, Kinney établit une distinction entre le remploi des gemmes non figuratives utilisées et celui des gemmes figuratives, lesquelles changent de fonction au sein d’un nouvel ensemble, et qui constituent donc des réutilisations (p. 113).

 

          Longtemps, les remplois antiques ont surtout été interprétés de manière politique et idéologique. Ainsi, parmi les exemples les plus célèbres, la réutilisation sur l’arc de Constantin d’anciens reliefs de monuments antérieurs remontant jusqu’à l’époque de Trajan. Dans la veine de Hans Peter L’Orange, celle-ci a notamment été expliquée comme la volonté de l’empereur de se substituer à ses prédécesseurs.

 

          Plusieurs études contestent cette interprétation, en insistant notamment sur les raisons pratiques motivant le remploi (réduction des coûts et des temps de construction, disponibilité des matières). Hugo Brandenburg souligne le rôle majeur que jouaient des dépôts publics de marbre desquels provenaient une grande partie des objets réutilisés au IVe et Ve siècle pour la décoration des bâtiments et monuments publics à Rome. Ces objets, dont les reliefs de l’Arc de Constantin, ne seraient donc pas des spolias, des dépossessions forcées, puisqu’ils n’ont pas été dérobés sur des monuments anciens. La pratique du remploi, très répandue tout au long de l’Antiquité tardive, révelerait selon le chercheur une « transformation culturelle générale » (p. 59) à cette époque -  elle témoignerait d’un goût pour l’hétérogénéité stylistique qui se manifeste même dans les constructions contemporaines de cet ère.

 

          Identifiant la recontextualisation comme un phénomène complexe et s’appuyant sur la linguistique, Paolo Liverani insiste sur la différence fonctionnelle entre les anciens et les nouveaux reliefs de l’arc de Constantin : si les premiers illustrent des thèmes génériques (bataille, chasse, sacrifice...) célèbrant la vertu de l’empereur, telle ne serait pas leur fonction au sein du nouvel ensemble. Ils établiraient plutôt le contexte honorifique dans lequel les nouveaux reliefs se rapportant à des événements spécifiques du règne de Constantin pouvaient être vus. Ainsi « les reliefs clarifient le code nécessaire pour correctement interpréter et utiliser le monument » (p. 38). En rapport à la sémiotique de Pierce, l’auteur distingue ces « spolia in me » (à la référence subjective dictée par la convention), de ce que Richard Brilliant a nommé des « spolia in se » à la référence intertextuelle (entre la partie et le tout, comme les trophées ou les reliques) et des « spolia in re » à la référence interdiscursive (référence intrinsèque, objective et formelle, comme les objets de collection).

 

          Pour l’époque médiévale, l’interprétation idéologique associée au terme de spolia est également réfutée par Michael Greenhalgh. Il constate que la réutilisation des marbres antiques au Moyen Âge a surtout été motivée par des raisons pragmatiques et économiques. Faute de preuves dans les sources écrites de l’époque qui confirmeraient une interprétation idéologique et sans monuments comparables à l’arc de Constantin antique, lequel atteste des liens explicites avec le passé, la plupart des réutilisations médiévales doivent être interprétées comme non significatives, comme matières disponibles qui ne renvoient pas au passé. « This brings us to the inevitable conclusion that the medieval attraction to marble was certainly to the beauties of the material itself – and possibly in some unverifiable instances to the associations it evoked » (p. 90-91).

 

          Quand un vestige du passé s’inscrit dans un contexte nouveau, pour des raisons idéologiques, esthétiques ou pragmatiques, il établit toujours un lien avec le présent. Sa place au sein de l’ensemble peut varier au sein des transformations d’une époque, elle peut être interprétée et réinterprétée au cours de l’évolution d’un présent en évolution permanente. Différents auteurs se consacrent à étudier cette relation au présent.

 

          Dans son étude de la mosqué Outb en Inde, Mrilanini Rajigopalan s’intéresse à la manière dont ce bâtiment aux éléments en provenance de lieux de culte et de religions différentes a été perçu par les pouvoirs et les approches idéologiques successifs. Si le colonialisme met l’accent sur le caractère composite de ce type de construction, revalorisant l’origine spécifique des éléments aux provenances hétérogènes, le nationalisme se focalise sur le rapport entre une culture hindoue « originale » et son appropriation iconoclaste islamique. Classé au patrimoine mondial par l’UNESCO dans les années 70, la mosquée devient monument historique, une transformation entrant en conflit avec sa fonction originelle d’espace religieux. S’ensuivent alors des contestations contre cette « transformation postcoloniale » du site par les communautés musulmane et hindoue, lesquelles refusent de payer le droit d’entrée pour pouvoir prier dans « leur » lieu de culte. Celui-ci se démarque depuis par cette double identité de haut lieu de patrimoine et de lieu de culte religieux.

 

          Michael Koortbojian interroge quant à lui la décoration de la cour du Palasso Mattei, bâtiment de la Renaissance italienne, où son propriétaire Asdrubale Mattei avait juxtaposé des éléments en provenance de sa collection d’antiquités, ainsi que des reproductions et des créations modernes réalisées dans un style antiquisant. Cette configuration, où les « spolia antiques » s’apparentent à l’« expression d’une sensibilité profondément moderne » (p. 153), semble anéantir le temps entre le passé et le présent.

 

          Enfin, plusieurs articles mettent l’accent sur les spolias au sein de constructions modernes et contemporaines.

          

          Ainsi Annabel J. Wharten lorsqu’elle interroge la curieuse tour construite en 1922 à Chicago par la Chicago Tribune Corporation (éditeurs du journal Chicago Tribune). Nommé Tribune Tower, ce gratte-ciel de style néogotique a été construit suite à un concours remporté par les architectes Hood and Howells. Ses façades nord, sud et ouest ont été décorées avec près de 150 échantillons en brique, pierre, marbre et métal en provenance de grandes et souvent prestigieuses constructions dans le monde et pourvues d’inscriptions qui témoignent de leur origine. Ainsi un fragment des pyramides d’Égypte voisine celui du mur de Berlin, de l’Arc de Triomphe ou encore du World Trade Tower sur une construction industrielle éclectique qui s’apparente à une « cathédrale gratte-ciel » (p. 180). Sur une seule surface sont alors symboliquement réunis des fragments en provenance des 50 États américains et de divers pays du monde. Les éléments fonctionnent alors de manière indexicale, chaque fragment évoquant une construction puissante. Ces fragments proviennent pour une partie de la vaste collection établie par le Colonel McCormick, un des deux éditeurs de la Chicago Tribune. Les fragments se présentent dans ce contexte, non comme simple objet-souvenir, mais comme une démonstration de pouvoir, où chaque élement « implique une attaque physique de son origine » (p. 196) à l’instar des spolia, même si son contexte original n’a pas été détruit.

 

          Hans-Rudolf Meier, dans son article sur l’architecture moderniste fonctionnaliste, considère les spolia selon le concept de « bricolage ». Il constate que des architectes comme l’Américain Charles W. Moore ou le Suisse Rudolf Olgiati utilisent des pièces anciennes comme éléments décoratifs ou fonctionnels, pour leur qualité artisanale perdue dans le métier contemporain. Des fragments anciens peuvent aussi faire référence au site local : utilisés sur le même site, ils créent un lien entre un bâtiment ancien et une nouvelle construction comme pour ces magasins allemands (Kaufhof à Würzburg, Schloss-Arkaden à Brunswik ou la Stadtgalerie à Hamlin) qui s’adaptent ainsi à leurs environs architecturaux historiques. Utilisant parfois des façades historiques entières, se manifestant sous la forme de reconstructions (Frauenkirche, Dresden) ou d’expansions (City Hall Utrecht), ces architectures sont alors munies d’éléments de bâtiment spoliés. Meier voit là une tendance actuelle dans l’architecture contemporaine : accentuer le rapport au lieu par la réutilisation de fragments architecturaux en provenance du site local.

          

          L’appropriation constitue aussi un phénomène important de l’art contemporain. Donald Kuspit s’interroge sur la motivation des artistes « postmodernes » comme Sherrie Levine et Cindy Sherman quand elles s’approprient des œuvres d’art moderne. Il considère ces appropriations comme des actes superficiels, vides et sans imagination, fondés uniquement sur l’apparence des œuvres comme signes extérieurs de richesse, et non sur leur caractère et leur contenu individuels. Se référant à la distinction de Gombrich entre une appropriation créative et non créative de la tradition, il écrit : « On pourrait dire que celui qui s’approprie un objet de manière créative trouve la vie interne dans un motif mort alors que celui qui s’approprie l’objet de manière mécanique constituerait une sorte de nécrophile de la forme » (p. 247). Produisant un art qui regarde vers le passé et lequel se voit incapable « d’imaginer un futur de l’art » (p. 242), l’artiste s’intéresse alors principalement à l’amélioration de son propre statut au sein de la société capitaliste en s’appropriant un art moderne de renom et à haute valeur monétaire.

 

          Par la richesse des sujets d’époques différentes que cet ouvrage rassemble, croisant parfois même l’étude des spolia avec des théories postmodernes, cet ouvrage constitue un excellent outil pour ouvrir le compartimentage habituel du vaste champ des études des phénomènes de spolia, d’appropriation et de réutilisation dans l’archéologie et l’histoire de l’art.

 

 

 
 

Sommaire

 

Dale Kinney, Introduction, p.1-12

Arnold Esch, On the Reuse of Antiquity: The Perspectives of the Archaeologist and of the Historian, p.13-32

Paolo Liverani, Reading Spolia in Late Antiquity and Contemporary Perception, p.33-52

Hugo Brandenburg, The Use of Older Elements in the Architecture of Fourthand Fifth-Century Rome: A Contribution to the Evaluation of Spolia, p.53-74

Michael Greenhalgh, Spolia: A Definition in Ruins, p.75-96

Dale Kinney, Ancient Gems in the Middle Ages: Riches and Ready-mades, p.97-120

Finbarr Barry Flood, Appropriation as Inscription: Making History in the First Friday Mosque of Delhi, p.121-148

Michael Koortbojian, Renaissance Spolia and Renaissance Antiquity (One Neighborhood, Three Cases), p.149-166

Richard Brilliant, Authenticity and Alienation, p.167-178

Annabel J. Wharton, The Tribune Tower: Spolia as Despoliation, p.179-198

Mrinalini Rajagopalan, A Medieval Monument and its Modern Myths of Iconoclasm:

The Enduring Contestations over the Qutb Complex in Delhi, India, p.199-222

Hans-Rudolf Meier, Spolia in Contemporary Architecture: Searching for Ornament

and Place, p.223-236

Donald Kuspit, Some Thoughts About the Significance of Postmodern

Appropriation Art, p.237-251

Richard Brilliant, Epilogue: Open Sesame: The Art Treasures of the World on Call, p.251-254