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Compte rendu par Christophe Henry Nombre de mots : 2928 mots Publié en ligne le 2012-04-30 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1619 Lien pour commander ce livre
Fondée par Thomas W. Gaehtgens, la série française de la collection Passerelles, aux éditions de la Maison des sciences de l’homme, a publié dès 2005 quatre études qui mettaient toutes à l’honneur un aspect particulier des transferts artistiques franco-allemands : après le Daumier et l’Allemagne de Werner Hofmann, l’Essai sur les visages des bustes de Houdon de Willibald Sauerländer, les Études pour un portrait de Van Gogh par Francis Bacon de Jürgen Schilling et les Museum Photographs de Thomas Struth de Silke Schmickl, la série a livré depuis 2005 des essais de grande qualité de chercheurs français sur l’art allemand et vice versa, tels Dürer (Pierre Vaisse), Marcel Duchamp (Herbert Molderings), Franz Marc (Isabelle Jansen), Winckelmann (Daniela Gallo) – sans négliger qu’un Jean-Louis Cohen consacre un volume à Le Corbusier ou que Johannes Grave revienne sur la théologie de l’image de Caspar David Friedrich. Actuellement dirigée par Andreas Beyer et bénéficiant de la compétence éditoriale du Centre allemand d’histoire de l’art (Deutsches Forum für Kunstgeschichte), la série a confirmé avec les années le principe d’un format réduit (une centaine de pages assorties d’un important appareil de notes) au service d’une question relevant de l’essai problématique, genre qui a naturellement vocation à outrepasser le champ des transferts franco-allemands pour se concentrer sur des questions qui mobilisent l’intérêt général des sciences humaines en interrogeant notamment la praxis méthodologique dans un contexte interdisciplinaire.
De ce point de vue, l’ouvrage de Marie-Pauline Martin, intitulé Juger des arts en musicien. Un aspect de la pensée artistique de Jean-Jacques Rousseau satisfait pleinement à ce projet. Bien que le titre renvoie directement à la thèse de doctorat soutenue par l’auteur en 2006 devant l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne (Juger des arts en musicien : un aspect de la pensée artistique du siècle des Lumières en France 1741-1803, sous la direction de D. Rabreau), ce nouvel opus de la collection Passerelles constitue un essai au sens le plus juste du terme : c’est une hypothèse d’ordre poétique – celle d’un art musical institué en système de représentation de la nature – qui conduit ici la recherche sur un sujet, Jean-Jacques Rousseau, dans la réflexion duquel cet art musical occupe une « place singulière » (p. 14). L’objet et le sujet, une fois n’est pas coutume en histoire de l’art, sont ainsi précisément dissociés l’un de l’autre, afin que l’étude ne soit pas prise pour une nouvelle exégèse de l’œuvre de Rousseau mais clairement identifiable comme une contribution à l’histoire de la théorie de l’imitation au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’étude des rapports de Rousseau avec la musique est donc mise au service d’une compréhension de la pensée artistique de Rousseau, elle-même tenue pour partie prenante d’une pensée sociale et politique.
La méthode de Marie-Pauline Martin consiste ainsi à inverser la hiérarchie traditionnelle qui prévaut dans les sciences historiques et qui suppose que l’évolution des théories et des pratiques artistiques, et plus généralement des systèmes esthétiques, est tributaire de l’évolution de la réflexion politique et philosophique, voire induite par celle-ci. Si ce schéma est sans doute opérationnel pour certaines époques (on songe bien sûr à la valeur programmatique du théologique dans l’art médiéval), il semble bien qu’un certain nombre de mutations épistémologiques et critiques du XVIIIe siècle soient largement dues à l’individualisation de la pensée et au ressourcement de celle-ci dans les expériences intimes – sociales et artistiques dans le cas d’un Rousseau. Selon les mots de l’auteur : « Rousseau pense et théorise la musique bien avant d’examiner le rapport entre le progrès des arts et celui des mœurs » (p. 14). Si cette position est remarquable, ce n’est pas tant qu’elle aille à l’encontre d’un état des questions relatives au siècle des Lumières qui a fait la part belle, depuis plus de trente ans, à l’empire des lettres et des arts sous le règne de Louis XV et Louis XVI – c’est plutôt qu’elle s’accompagne d’une démonstration concrète de ce que fut le modèle musical pour la civilisation expérimentale de la fin de l’Ancien Régime : non pas simplement une pratique ou une théorie, mieux encore qu’un engouement social ou qu’une passion nationale, la musique fut en passe de devenir (et peut-être même devint) un paradigme au sens foucaldien de configuration organisée du savoir. Inséparable du mythe méthodique des origines propre à Rousseau, la musique incarne ce paradis perdu dans lequel l’art s’identifiait à la fois à la pensée et au langage, soit à une valeur fonctionnelle stricte qui garantissait sa pureté éthique. Originellement compréhensible comme système d’induction et d’expression, la musique révélée dans toute sa puissance ontologique par l’intuition et la sensibilité est en droit de devenir le véritable instructeur des arts, celui à l’appui duquel ils pourront échapper à la corruption et ramener enfin les hommes à la vertu, selon les termes du Discours sur les sciences et les arts de 1750. Si certains aspects de cette pensée ont été largement commentés par la critique, il apparaît clairement, à la lecture de l’ouvrage, que cette prolixe bibliographie a été consultée avec une précision qui permet à l’auteur d’affirmer : « À ce titre, relire l’Essai sur l’origine des langues est aussi nécessaire qu’instructif. L’œuvre a certes suscité de remarquables commentaires, dont nous sommes ici redevable ; mais nul n’a relevé avec précision la vision du système des beaux-arts qu’elle inaugure, au sein duquel la singularité admise de la musique met en jeu la position et le statut des autres arts. » (p. 18).
C’est cette intention qui conduit la première partie du livre, intitulée « L’Essai sur l’origine des langues : positionner l’art musical ». En tenant compte des différentes lectures dont cette œuvre majeure de Rousseau a fait l’objet et notamment des travaux qui l’ont replacée au cœur de la théorie du langage, Marie-Pauline Martin s’intéresse à la façon dont Rousseau interroge le phénomène linguistique à l’appui de la musique et de la polémique sous-jacente qu’elle suscite autour de 1750 – une interrogation qui confine, au cours de cette relecture, à une reconstruction de la conviction intime de Rousseau de la singularité, de la supériorité et de l’exemplarité de la musique dans le système des arts. Cette première mise au point implique une reconstitution de l’état du débat musicologique, dominé par les théories matérialistes développées par Jean-Philippe Rameau depuis le début des années 1720 jusqu’au milieu du siècle. Contre l’approche scientifique fondée sur la mesure et le classement du phénomène sonore que propose celui-ci, Rousseau fait valoir la nature idiomatique de l’art musical et réfute en même temps que cet art-langage sonore procède à l’identique du langage visuel. Quand celui-ci est tributaire des déterminants particuliers que sont le geste et la vue, le langage sonore n’a d’autre finalité que d’« émouvoir le cœur et d’enflammer les passions » (citation p. 26 d’après l’Essai, chap. 1, p. 48).
Cette origine passionnelle du langage sonore ou mélodique, qui fait de la musique des origines un relais du geste et le vecteur de l’expression du sentiment amoureux, oppose non seulement la musique aux représentations visuelles mais aussi au langage articulé qui spécifie l’analyse quand le chant mélodique réactive « une émotion sans reproduire les manifestations physiques du monde » (p. 28). Marie-Pauline Martin prend bien soin de rappeler la nature intellectuelle et méthodique de cette reconstitution des origines du langage par Rousseau, dont la visée est avant tout d’établir la singularité du principe actif de « l’effet parlant » de la musique et d’affirmer, dans le contexte du débat lancé par Rameau, la primauté de la mélodie naturellement sensible sur l’harmonie calculée mécaniquement. La conséquence en est une « nouvelle esthétique musicale » qui n’adhère au principe classique d’imitation de la nature que dans la mesure où la musique imite « l’action immédiate des sons sur le corps et le cœur humain » (p. 29). L’imitation musicale ne relève donc pas de la représentation intelligible d’objets (sur le modèle de la peinture) mais d’une disposition de l’âme conforme à celle que susciterait la présence de ces objets.
Le langage musical ne représente ni ne figure ; il réactive, et cette agitation des correspondances entre les sons et les émotions implique directement « un troisième terme spécifiquement humain : le moral » (citation p. 30 d’après C. Kintzler). Cette donnée, ajoutée à l’argument des origines (« On ne commença pas par raisonner mais par sentir », Essai sur l’origine des langues, II), fonde la supériorité de la musique sur les autres langages et sur les autres arts et la préserve, dans une certaine mesure, de la corruption intellectuelle et technique des arts de la représentation et de l’articulation. Surgit alors une ordonnance nouvelle du système des arts – une hiérarchie dominée par le modèle musical, dont la « force » et le « prestige inconcevable » sont présentés par Rousseau comme évidents – Marie-Pauline Martin ne manquant pas, à l’occasion, de prendre la distance qui s’impose avec ses « démonstrations aussi habiles qu’arbitraires » (p. 35).
Inspirées par un fertile esprit de contradiction, les conceptions musicales de Rousseau peuvent paraître complexes, mais il faut avouer qu’elles sont ici présentées avec ordre et méthode. L’idée de consacrer la deuxième partie de l’essai à la formation musicale de l’esthétique de Rousseau est à cet égard particulièrement bien venue, en ce qu’elle permet de revisiter le système exposé en première partie à l’appui d’un choix d’épisodes biographiques bien connus, mais subtilement réinterprétés. Les premières émotions musicales, l’engagement progressif dans la critique musicologique et la création d’œuvres célèbres dont la citation devient démonstrative, ou encore l’articulation d’une conviction esthétique avec la philosophie pédagogique de l’Émile (p. 46-49), nourrissent ainsi l’argumentaire convaincant de l’auteur. L’analyse de l’article « Musique » de l’Encyclopédie, présenté comme une philosophie du progrès (p. 55-59), articule notamment des aspects de la pensée de Rousseau qui sont quelquefois disjoints, alors qu’ils forment naturellement système dans le cadre de la reconstitution de sa pensée artistique : en partant du débat mélodie/harmonie, Rousseau opère selon une archéologie de la musique qui lui permet de démontrer que les Grecs ne connaissaient pas l’harmonie. Dans une perspective historique, l’énergie primitive de l’écriture s’oppose ainsi à l’institution d’un système de notation ardu et inaccessible aux non-initiés, dont la complexité est loin de « faire valoir la divine poésie » et dont la fermeture ne peut pas être considérée comme un perfectionnement de la musique.
Chaos et confusion issus de ce « progrès » n’ont fait que l’écarter de la nature et du primat de l’émotion et de ses corollaires, l’expression et l’énergie (p. 57-58). La philosophie des origines et de l’histoire, enrichie par les intuitions et connaissances du praticien et du théoricien, permettent ainsi d’aboutir à un constat sans appel : le perfectionnement de la musique a finalement confiné à sa corruption sociale et morale et son histoire raconte celle de la déchéance de la société. Dans la perspective de 1750 qui est, pour Rousseau, celle de la question du « rétablissement des sciences et des arts » posée par l’Académie de Dijon, ces idées font l’objet d’une amplification que soutient un renfort d’érudition historique et qui le conduit à oser « une véritable apologie de l’ignorance » (p. 63) – gage, avec l’innocence et la pauvreté, de la vertu. La clé intelligible de ce discours, Marie-Pauline Martin la livre au terme du chapitre en rappelant que Rousseau percevait dans la musique grecque une dimension bien supérieure à celle que lui conférait son temps : « plus qu’une distraction, plus même qu’un art, la musique donnait alors accès à l’ensemble des connaissances, et fournissait l’intelligibilité de tout phénomène » (p. 64).
Le détour par les origines de la pensée artistique de Rousseau – étant entendu que la musique domine selon lui la hiérarchie des arts – introduit logiquement la troisième partie de l’ouvrage, consacrée aux conséquences qu’eurent ces convictions sur le jugement des autres arts. Notons au passage que cette tournure d’étude, méthodique, est particulièrement originale, puisqu’elle fait la démonstration que des pans importants de l’histoire de l’art (au sens strict) peuvent être documentés et expliqués à l’appui d’informations qui leur sont a priori étrangères, comme les sources musicologiques. C’est la nature et la vocation prescriptives du modèle musical qui sont ici l’objet d’un chapitre passionnant et quelquefois grinçant, qui rappelle la diversité des sensibilités artistiques de l’Ancien régime et démontre, contrairement à une conviction bien enracinée dans les sciences humaines, que l’« empire » contemporain de la peinture, par exemple, est une reconstruction idéologique bien tardive.
À cet égard, Rousseau fait ici figure d’homme de son temps, qui ne nourrit aucune dilection particulière pour les beaux-arts et reste libre de les juger objectivement, à l’appui de la culture que lui procure l’estampe et qu’autorisent ses préoccupations d’homme de lettres. Un colloque a pu être consacré en 2001 aux relations qu’il entretint avec les arts visuels, mais pareille manifestation consacrée à la peinture aurait tourné court. Si la gravure, qui fut l’un de ses apprentissages dans l’atelier genevois d’Abel Ducommun, conserve son estime et suscite même son enthousiasme (« J’aime extrêmement les estampes ») car elle excite « l’imagination sans la rassasier », son engouement pour la peinture est beaucoup plus modéré. Ce qui n’empêche pas qu’en tant que romancier il use de la peinture – surtout d’images de petites dimensions comme le portrait en miniature de Julie qu’adore Saint-Preux –, comme d’une figure clé de certaines de ses œuvres. Plus généralement, la découverte des images peintes ou sculptées introduisent la pulsion affective – dans Narcisse ou l’amant de lui-même, Pygmalion et bien sûr La Nouvelle Héloïse – à l’appui de champs lexicaux qui renvoient directement à « l’effet de la musique sur l’âme et les sens » (p. 76).
On peut s’étonner que cet enchantement des sens relève de la communication passionnelle qui fondait, aux origines, la puissance du langage musical. Cette figuration de l’une des plus intimes convictions de Rousseau quant à la supériorité de la musique par rien d’autre que son contraire, le langage visuel, ne constitue pas un des moindres paradoxes – mais qui n’est qu’apparent – de l’esthétique engagée dans l’œuvre romanesque. En effet, Marie-Pauline Martin révèle bien que le plaisir suscité par l’image est doté d’une fonction dramatique : « il n’est mis en scène que pour en démontrer le caractère finalement vain » (p. 79). La finalité de cet aménagement narratif s’accorde d’ailleurs avec les convictions exprimées plus directement dans d’autres écrits du philosophe : art de l’« engourdissement léthargique », la peinture est à la fois incapable de mimèsis fonctionnelle (portrait) et inaccessible à l’énergie et aux états mouvants de l’âme pour les autres genres. Sa nature, qu’elle partage avec la sculpture que Pygmalion identifie au froid de la mort, c’est l’inertie. Incapable d’« échauffer l’âme par degrés » (p. 82, citation d’après Rousseau), elle est une illusion trompeuse et ce qui l’oppose à la musique c’est d’imiter directement la nature quand l’art musical imite la nature par le truchement de l’« art humain » (p. 82-83). Cette démonstration de l’insuffisance de la peinture et de la sculpture, qui rejoint la critique de l’apparence délivrée par Pascal, est motivée chez Rousseau par la supériorité et l’excellence qu’il perçoit dans la musique qui, quant à elle, est tout entière générée par le moral et l’émotion. En regard du paradigme esthétique que constitue l’art des sons, les arts du décor sont ainsi soupçonnés de complot contre la vertu, que résume une autre image, celle des adorateurs de la Fiction prosternés devant les statues votives du temple.
En plus de ces différentes démonstrations qui instruisent l’application de l’esthétique artistique et musicale de Rousseau à l’endroit des autres arts, Marie-Pauline Martin a pris soin de développer certains aspects déjà commentés par les nombreux spécialistes du génie sombre des Lumières, comme la prévalence de l’autoportrait écrit des Confessions et des Promenades sur le portrait dessiné ou peint. Ce souci était amplement justifié, dans la mesure où ces thématiques révèlent leurs fondements critiques à la lumière de la problématique choisie ici. Car au-delà de la critique de l’image et du visuel, la supériorité postulée du langage sonore sur le langage articulé et sur l’écrit permet notamment à l’auteur de terminer son étude par l’évocation d’une donnée foncièrement mélancolique de Rousseau, cette conscience de l’arbitraire et de l’impuissance des mots, qui ne seront pas compris s’ils ne sont pas entendus. En s’étant convaincu que l’accent détermine la musicalité et donc l’effet sensible d’un propos – gage de la supériorité du musical –, Rousseau n’est pas sans condamner à l’inefficacité, en vertu de son propre système, une part de son œuvre qui lui tient particulièrement à cœur et à laquelle il consacra pourtant toutes ses forces après s’être retiré de la carrière d’homme de lettres.
On ne se doutait pas, en entamant la lecture d’un ouvrage intitulé Juger des arts en musicien, qu’il racontait en fait l’histoire d’un drame poétique, certes celui de la ruine dialectique des arts et des lettres par la révélation du primat esthétique et moral de la mélodie, mais aussi celui de l’insuffisance esthétique de l’œuvre littéraire, medium au service d’une action philosophique qui en refuse « l’éloquence » et les « beautés de style, pour opérer un langage où l’émotion est immédiatement exprimée, sans fard et sans détour » (p. 90). L’essai de Marie-Pauline Martin contribue ainsi, et de façon percutante, à expliquer ce tempérament de Rousseau qui nous le rend si attachant, fait d’insatisfaction et de hargne à l’endroit de tout principe admis – jusqu’à ceux qu’il émet –, et trempé d’un esprit de contradiction qui désira, sur le mode de la table rase, remettre en question l’architecture classique des facultés, qui ne sont rien si elles nient l’émotion esthétique primale qui les fondent toutes : l’instinct passionnel que seul communique ce langage sonore et mélodique que doit être la musique.
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |