Starcky, Emmanuel - Lionnet, Marie - Körner, Stefan - Radvanyi, Orsolya et autres: Nicolas II Esterhazy 1765-1833 - Un prince hongrois collectionneur. Catalogue d’exposition, Musée national du château de Compiègne 21 septembre 2007- 7 janvier 2008. 254 pages - ISBN : 978-2-7118-5364-9 / 45 €
(Editions R.M.N., Paris 2007)
 
Compte rendu par Christophe Brouard, E.P.H.E. & Paris 1-Panthéon Sorbonne
 
Nombre de mots : 2490 mots
Publié en ligne le 2008-08-12
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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L’histoire de l’art met toujours plus à l’honneur les grandes entreprises collectionnistes qui ont marqué la période moderne. Les récentes expositions consacrées aux grandes familles princières européennes (italiennes, allemandes, françaises…) ainsi que certains projets de recherches axés sur l’histoire du goût ne contrediront pas ce nouvel adage. De nombreuses études traitent de fait de l’apport de grands collectionneurs au patrimoine public. C’est le cas de ce catalogue d’exposition consacré au prince hongrois Nicolas II Esterházy, dont la qualité éditoriale mérite d’être soulignée avant toute autre considération.

Emmanuel Starcky, commissaire de l’exposition qui s’est tenue à la fin de l’année 2007 à Compiègne, est également le co-auteur de l’essai d’introduction de cet ouvrage. L’auteur, associé à Marie Lionnet (p. 18-25), y expose brièvement l’histoire de la collection Esterházy, l’une des plus célèbres d’Europe de l’Est, dont de nombreux tableaux ornent aujourd’hui les cimaises du musée des Beaux-Arts de Budapest. Peu connus en France, malgré leur fascination pour la culture française, les princes Esterházy figuraient parmi les collectionneurs les plus ambitieux d’Europe : Nicolas II, héritier à la fin du XVIIIe siècle d’une collection déjà conséquente, fut également un mécène d’exception, puisque, comme le rappellent Starcky et Lionnet, il soutint à la fois de grands compositeurs (Haydn, Beethoven, …) et de grands projets au sein de la cour d’Esterháza, le Versailles des Hongrois, ou à Eisenstadt, la ville nouvelle des Esterházy.

Le catalogue de l’exposition est organisé selon une logique somme toute classique : une série d’essais précède les notices des œuvres exposées. Certains essais permettent ainsi de mieux saisir l’entreprise personnelle de Nicolas II – à l’instar de l’essai susmentionné et des essais de Géza Galavics (p. 32-45), Stefan Körner (p. 52-65), de Zsuzsa Gonda (p. 66-71), James i. Armstrong (p. 72-81) –, tandis que d’autres – Gábor Várkonyi (p. 26-31), Ferenc Dávid (p. 46-51) – sont consacrés à des questions plus ‘familiales’.

 

La famille en question constitue la branche aînée de Forchtenstein et descend de Nicolas, né en Slovaquie à la fin du XVIe siècle. L’essai de Ferenc Dávid renseigne sur la nature des différentes possessions de cette famille et résume entre autres les faits qui ont conduit les Esterházy à établir leur fief à Forchtenstein, place forte au sud de Vienne. Cela met notamment en lumière la complexité des enjeux politiques et dynastiques de la région austro-hongroise et nous permet d’apprécier l’entreprise des Esterházy dans ce contexte. Nicolas Esterházy, le fondateur de « l’empire » familial, grand palatin du royaume hongrois de 1625 à 1645 et chevalier de la Toison d’or, avait œuvré assez tôt au prestige de sa dynastie : le château fort dont il avait hérité à Forchtenstein ne convenait pas réellement à une demeure d’apparat ; Simone Retacco, architecte milanais, le modernisa et y ménagea suffisamment de galeries pour accueillir une collection composée de pièces précieuses, de cadeaux diplomatiques et d’autres trésors d’orfèvrerie.

En étudiant les principaux faits des ancêtres de Nicolas II, Géza Galavics rappelle que l’action décisive du fils de Nicolas Esterházy (voir supra), Paul Esterházy (1635-1713), sur la scène politique hongroise, dans le sillage de son père, a été accompagnée d’une véritable mise en scène de son pouvoir – laquelle a préfiguré celle de Nicolas II plus d’un siècle après. Comme le montre la statue équestre de Paul Esterházy, datée de 1691 et qui trône encore dans la cour de la forteresse de Forchtenstein, cet aïeul de Nicolas II peut être considéré comme le premier représentant de la dynastie à avoir œuvré dans un souci de conformité avec les grands dirigeants européens de son époque. Il instaura aussi bien le trésor de la famille qu’un cabinet d’art et de curiosités qui aujourd’hui encore comptent parmi les plus complets d’Europe. À juste titre, Galavics souligne que « Nicolas II hérita de lui le titre de prince, (…) ainsi que sa passion pour les collections d’art à vocation universelle et son goût pour la musique, et enfin la tentation récurrente d’accéder à la dignité royale » (p. 37).

Entre ces deux grands représentants, les décennies qui s’écoulaient voyaient la domination française en Europe s’affirmer jusque dans les coutumes des cercles aristocratiques. Les petit-fils de Paul Esterházy, Paul Antoine et Nicolas, y furent très sensibles, comme le montrent leurs styles de vie, le choix de leurs épouses et leur politique culturelle. Paul Antoine est, semble-t-il, avant tout un défenseur de la culture, protecteur d’éminents scientifiques, amateur de musique et à l’origine de ce que Galavics qualifie de « page d’histoire musicale la plus brillante d’Europe » (p. 39). En effet, c’est grâce à Paul Antoine que Joseph Haydn séjourna à Eisenstadt. À sa mort prématurée en 1762, son frère Nicolas, père de Nicolas II, lui succède, inaugurant alors une période de fastes dépenses, presque sans limites, comme en témoigne la construction d’une nouvelle résidence princière, digne de Versailles : Esterháza.

On possède peu de publications sur ce qui est aujourd’hui encore surnommé le « Versailles hongrois », mais les quelques lignes de Ferenc Dávid (p. 50-51) nous offrent une brève introduction sur le domaine. Joseph Haydn y séjourna entre 1767 et 1790. Anton Erhard Martinelli en est l’architecte jusqu’en 1772 et ses travaux se sont concentrés sur le corps de logis. Ferdinand Mödlhammer dessina les autres bâtiments, tandis que les jardins furent projetés par Nicolaus Jacoby. Ce dernier est sans doute l’auteur des élévations successives, de l’opéra construit entre 1779 et 1781, voire de la surélévation du pavillon chinois, toute une série de travaux entrepris quelques années avant l’avènement de Nicolas II en tant que chef de famille.

 

L’exposition et les œuvres sélectionnées pour illustrer le rôle de mécène et de collectionneur de Nicolas II Esterházy mettent en exergue son attachement particulier aux estampes et aux dessins de maîtres. L’essai de Galavics replace dans son contexte familial l’entreprise très personnelle de cet amateur avisé, guidée en partie par Joseph Fischer, grâce à laquelle le musée des Beaux-Arts de Budapest figure parmi les plus riches fonds d’arts graphiques d’Europe. Zsuzsa Gonda analyse plus particulièrement cet aspect du collectionnisme esterhazien au sein d’un court essai (p. 66-71) qu’accompagnaient de belles feuilles lors de l’exposition (voir cat. 5 à 8, 15, 16 à 21, 30 à 35 pour les œuvres italiennes ; 42 à 46, 52 pour l’école française ; 58, 60 à 66, 72 à 82 pour la très appréciée école germanique ; 87, 88, 102 à 106 pour les œuvres flamandes).

À l’instar de nombreux collectionneurs de son temps, Nicolas II, fortement influencé par le modèle de politique culturelle napoléonien, a pris soin de constituer un corpus varié de peintures, d’estampes et de dessins, illustrant les principales écoles européennes (italiennes, françaises, flamandes et surtout allemandes ou autrichiennes), sans oublier quelques pièces antiques, comme le suggèrent les rares documents relatifs à ses acquisitions. Son séjour en Italie en compagnie de sa femme, entre la fin de l’année 1794 et l’été 1795, lui permet dans un premier temps d’accumuler une série conséquente d’œuvres ‘récoltées’ auprès des monastères, des antiquaires et des marchands napolitains ou romains. Une indication intéressante nous est fournie dès août 1795, date à laquelle une cinquantaine de tableaux, ainsi que 82 malles et demi d’estampes, 373 livres anciens et des objets antiques sont livrés à Vienne, dans le palais familial de la Walnerstrasse. À Rome, parallèlement, Angelika Kauffmann peint le portrait de l’épouse du prince Esterházy. La princesse était, selon la formule de Galavics, « un mécène au caractère affirmé, indépendant. » (p. 39). On peut donc imaginer que le couple Esterházy, un peu à l’instar des couples de collectionneurs de l’aristocratie du XIXe siècle (les époux Jacquemart-André, entre autres), s’accomplissait à travers le collectionnisme et le mécénat d’œuvres d’art.

 

La belle sélection d’œuvres présentes à l’exposition et pourvues de bonnes notices rend compte, en accord avec la logique qui prévalait à leurs acquisitions, des différentes orientations artistiques des Esterházy et plus particulièrement de l’éclectisme de la collection de Nicolas II – ce qu’affirme Orsolya Radványi dans un des essais d’introduction (p. 86-91). Le catalogue des œuvres est divisé selon les écoles qui composent la collection Esterházy : l’école italienne (p. 94-129 ; cat. 1-35), l’école française (p. 130-148 ; cat. 36-52), l’école espagnole (p. 149-154 ; cat. 53-57), les écoles allemandes et autrichiennes (p. 155-181 ; cat. 58-82), l’école anglaise (p. 180-184 ; cat. 83-86), les écoles du Nord (p. 185-206 ; cat. 87-109). À ces sections s’ajoutent celles des objets d’art (p. 207-214 ; cat. 110-125), des ouvrages manuscrits (p. 215-221 ; cat. 126-143), pourvue d’une introduction par Katalin Szerzö, des projets de décors scénographiques (p. 222-224 ; cat. 144-151), également commentés dans un petit essai introductif par Edit Rajnai, des livrets d’opéra (p. 225-227 ; cat. 152-163), présentés par Hedvig Belitska-Scholtz, des livres appartenant à la « Petite bibliothèque » Esterházy (p. 228-230 ; cat. 164-183), et une belle sélection de portraits familiaux et de documents relatifs aux résidences Esterházy (p. 231-243 ; cat. 184-205). La bibliographie montre beaucoup d’ouvrages récents, ce qui confirme l’intérêt que les collections Esterházy suscitent encore aujourd’hui.

 

Les différentes notices sont, pour l’essentiel, l’œuvre des conservateurs du musée des beaux-arts de Budapest. Malgré leur faible longueur, elles sont bien documentées, relativement au fait des nouveautés. En revanche, on pourra peut-être critiquer le parti pris éditorial qui voit se succéder ces notices de manière ininterrompue, ce qui n’est pas très agréable à l’œil. Quoi qu’il en soit, quelques-unes d’entre elles méritent d’être mentionnées, soit qu’elles sont rattachées à des œuvres importantes de la collection, soit que leur auteur y offre d’intéressantes observations, soit qu’elles semblent discutables :

  • cat. 3, p. 96 : un beau dessin attribué à Giulio Romano, commenté par Zoltán Kárpáti, apparu très rarement, rappelle les décors peints de la Villa Madama.
  • cat. 5, p. 98 : le même auteur commente un « Projet de monument funèbre » attribué à Palladio : il s’agit d’un témoignage plutôt rare de l’activité de l’architecte vicentin, que Vasari, qui le possédait, admirait particulièrement.
  • cat. 10, p. 103-4 : une belle toile doit encore trouver son auteur : proche des productions caravagesques de Fetti ou Strozzi, la « Jeune fille endormie » évoque également, comme le souligne à juste titre Vimos Tátrai, les œuvres de Corrège ou de l’école émilienne.
  • cat. 11, p. 104 : une des plus belles toiles de Strozzi est « l’Annonciation » qu’il peint vers 1640 à Venise. Nicolas II Esterházy l’avait acquise en 1819 lors de la vente aux enchères des biens du comte Sickingen.
  • cat. 13, p. 107 : peu connue, cette toile d’Andrea Pozzo illustrant « Jésus parmi les docteurs » a été achetée comme un Andrea Sacchi. Grâce à Garas, en 1979, la toile a été mise en rapport avec les fresques de Mondovi et pourrait être, comme le suggère Zsuzsa Dobos, un modello pour un tableau d’autel plus imposant.
  • cat. 22-23, p. 116-17 : Eva Nyerges commente deux splendides modelli de Solimena, vraisemblablement acquis par Nicolas II lors de son voyage napolitain de 1795. L’auteur les rapproche judicieusement des productions tardives de Luca Giordano.
  • cat. 29, p. 124-5 : « L’Arno à Florence », de Bernardo Bellotto – associé à son pendant « la Piazza della Signoria », conservé lui aussi à Budapest – est « l’une des rares pièces de la collection Esterházy dont nous pouvons retracer l’historique », comme nous le rappelle Zsuzsa Dobos. Propriété du marquis Riccardi, qui l’avait commandée au peintre vénitien, elle a sans doute été achetée par Nicolas II lors de la vente du palais Riccardi et de ses biens en 1814.
  • cat. 36, p. 130 : le « Saint Jérôme » de Blanchard, œuvre d’une qualité exceptionnelle, fait également partie des tableaux dont on connaît une partie de l’historique, puisqu’il a été acheté le 21 janvier 1808 chez Artaria, à Mannheim. L’auteur de la notice en souligne très justement la remarquable exécution et revient sur le problème de sa datation, qu’une notice de vente en 1806 (vente A. Lebrun) plaçait en 1622. Il est ainsi plus correct de faire de cette production une version postérieure à celle de Grenoble (datée 1629).
  • cat. 43, p. 139-40 : le précieux dessin du Lorrain illustrant une « Chasse au cerf » faisait partie de la collection Crozat et fut acquis auprès de Poggi par Nicolas II. Il présente l’intérêt de mêler, comme souvent chez l’artiste, des éléments d’architecture réels et un épisode apparemment anecdotique. Très abouti, ce dessin est à juste titre considéré par l’auteur de la notice – Andrea Czére – comme une production d’atelier.
  • cat. 59, p. 156 : la « Salomé » de Lucas Cranach est une des pièces maîtresses de la collection. On ne connaît pas sa date d’acquisition, mais il est étonnant de penser qu’elle était considérée comme une œuvre d’anonyme en 1806 lorsque Fischer, le conseiller artistique de Nicolas II, suggère d’acheter une autre Salomé en provenance de la collection Skall.
  • cat. 62, p. 160 : le dessin de paysage attribué à Wolf Huber est un topos du genre au sein de l’école du Danube. On en discute encore aujourd’hui la paternité, comme le rappelle l’auteur de la notice, Szilvia Bodnár.
  • cat. 71, p. 169-70 : un autre tableau de paysage illustre l’intérêt prononcé de l’héritier des Esterházy pour le genre. Le « Paysage fluvial » de Hackert, principal représentant du genre Prospektmalerei, est l’œuvre d’un contemporain de Nicolas II, et c’est en cette qualité qu’il entre dans la collection.
  • cat. 76, p. 174 : du même artiste d’origine allemande, Nicolas II possédait également un recueil montrant les paysages du Latium et d’Italie. Le beau dessin à la plume et au lavis de sépia représentant les « Carrières de Syracuse » en est extrait. Le prince avait ainsi connaissance des paysages qu’il n’avait peut-être jamais vus, à travers ce type d’ouvrage très en vogue à son époque.
  • cat. 89, p. 186 : une des versions du « Satyre et le paysan » de Jordaens fut rentoilée en 1811 d’après les conseils de Fischer, le conseiller de Nicolas II. Cette œuvre s’inspirait d’une fable d’Esope que le prince et Fischer avaient identifié, comme le montre le titre qu’ils lui avaient donné.
  • cat. 102, p. 199-200 : acquis lorsqu’il était encore attribué à Rembrandt, le dessin de Ferdinand Bol, son élève, représentant l’« Ange apparaissant à Manoah et à son épouse » est l’une des plus belles feuilles de la collection. L’auteur de la notice en souligne la qualité d’exécution et le travail caractéristique du trait à la plume dilué par un lavis brun.
  • cat. 185, p. 231-32 : le « Portrait du prince Nicolas II Esterházy », daté de 1803, est une belle encre brune de Joseph Fischer, réalisée lors du séjour des deux hommes à Paris. Il est peut-être envisageable, comme le rappelle Lázló Vajda, qu’elle ait été préparatoire à une gravure (eau-forte ou aquatinte).

 

Cet ouvrage devrait, notamment grâce à la qualité des essais d’introduction et des notices du catalogue, constituer un nouvel outil de référence dans l’étude du collectionnisme européen, et plus particulièrement de l’ex-empire d’Autriche-Hongrie. On peut féliciter de fait l’initiative des commissaires de l’exposition, également auteurs du catalogue, qui ont réussi à illustrer de manière convaincante l’éclectisme caractéristique de cette collection en partie vendue à l’État hongrois en 1870 qui forme aujourd’hui l’un des fonds les plus riches du musée des beaux-arts de Budapest.