Guégan, Stéphane : Théophile Gautier, 700 p., ISBN 978-2-07-076723-6, 35€.
(Gallimard, Paris 2011)
 
Compte rendu par Nathalie Manceau, Université de Provence
 
Nombre de mots : 1509 mots
Publié en ligne le 2012-06-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1626
 
 

          L’ouvrage que Stéphane Guégan consacre à Théophile Gautier (1811-1872) est une biographie très documentée et fouillée. Le moindre événement de la vie de l’écrivain est passé à la loupe. Le récit est chronologique avec en guise d’introduction l’insistance mise sur le « rebelle hirsute » (p. 10), héros du véritable match qu’est la première d’Hernani (1830). Le livre se referme sur l’hommage rendu à Gautier par Mallarmé en 1873. Les étapes de cette existence ne seront pas rappelées ici, nous nous étendrons sur certains aspects remarquables de sa vie tels qu’ils sont développés par l’ouvrage.

 

          Gautier apparaît à l’issue de cette lecture comme un véritable « forçat de la colonne » (p. 530), astreint par son talent et son train de vie à fournir des articles par centaines tout au long de son existence. Romans et nouvelles, critiques théâtrales, littéraires et artistiques, récits de voyage, la profusion de sa vie est le matériau de son écriture. L’homme de lettres collabore avec La Chronique de Paris, La Revue de Paris, La Revue des Deux Mondes, Le Moniteur et bien d’autres titres même si c’est La Presse de Girardin qui retient l’attention en raison de la durée et la qualité de cette collaboration. Le feuilleton dramatique auquel est astreint Gautier est à la fois une contrainte (il faut fournir copie et assister à des spectacles sans qualité) mais l’auteur montre bien quelle opportunité il lui offre. Il s’agit d’une tribune où le critique et polémiste peut exprimer ses convictions esthétiques de semaine en semaine, en demeurant au centre de la vie littéraire et politique du siècle. Il occupe cette position pendant de longues années, couvrant la plupart des productions dramatiques du temps, portant la voix du théâtre romantique.

 

          La complexité vient de la multiplicité des activités de Gautier et du contexte politique instable du XIXe siècle. Les révolutions, retournements ministériels et guerres sont évoqués régulièrement et scandent la vie de l’écrivain qui, comme les autres hommes de lettres, doit naviguer entre ses convictions esthétiques, ses amitiés, son besoin d’être publié et reconnu. Autant que possible, Guégan rappelle les étapes politiques du siècle. Il en détaille les conséquences sur l’administration des beaux-arts et notamment sur l’organisation du Salon qui connaît un nombre considérable de réformes, il mesure également les aléas de la censure pesant sur la presse, lieu de l’activité de Gautier. L’interpénétration des enjeux littéraires, artistiques et politiques est évidente, ainsi que le montre la violence des débats qui entourent la publication en 1835 de Mademoiselle de Maupin et de sa préface : « Qu’importe que ce soit un sabre, un goupillon ou un parapluie qui vous gouverne ! – C’est toujours un bâton (…). » (texte cité p. 91). Une phrase de Victor Hugo datée du début de l’année 1848 traduit la résonance de toutes ces discussions : « Nous sommes sur le radeau de la Méduse et la nuit tombe » (Choses vues, cité p. 300). Toute référence à Géricault a alors une portée révolutionnaire évidente pour les contemporains. L’activité de critique n’est pas uniquement porteuse d’enjeux esthétiques. En dépit de leur proclamation en faveur de l’art pour l’art, il convient pour analyser ces textes de peser soigneusement chaque allusion, comme le fait Guégan. C’est l’occasion de souligner que l’ombre de Victor Hugo plane sur la vie de Gautier qui en est le plus fidèle héraut, y compris pendant les longues années de l’exil.

 

          L’auteur de la biographie tente ainsi de mesurer l’adaptation de Gautier aux différents régimes politiques, notamment pendant sa collaboration au journal Le Moniteur, organe quasi officiel du Second Empire. Il essaie de montrer, souvent de façon convaincante, que le critique romantique n’a pas été le valet du régime tel qu’il a pu en être accusé, même si les inflexions de son ton sont alors évidentes. Il met aussi en lumière les enjeux matériels des articles du poète, soucieux d’entretenir une famille nombreuse et amené à monnayer son talent.

 

          Plus intéressant, la distinction est faite entre l’influence du critique à qui tout le monde demande recommandations et préfaces et le vrai pouvoir de l’administration des beaux-arts ou de l’Institut. C’est ainsi que la reconnaissance académique ne viendra pas. Si Gautier règne sur la critique théâtrale, artistique et littéraire, s’il est au cœur des débats, son inexpérience politique et sa méconnaissance des cercles du pouvoir bloquent une certaine ascension. Seule une parfaite connaissance de la vie politique et intellectuelle du XIXe siècle permet d’éviter les confusions et de mesurer le parcours réel de l’homme de lettres.

 

          Une découverte particulièrement intéressante est le goût de Gautier pour les voyages dans une conception à la fois romantique et moderne de ces grandes excursions. Il se rend à plusieurs reprises en Espagne pour visiter le pays, part en Algérie sur les pas de l’armée de conquête et se montre alors sensible à la souffrance du peuple vaincu. En Égypte, il couvre comme journaliste l’inauguration du canal de Suez en 1869. L’Italie est le pays de ses amours, la patrie de l’art mais aussi une contrée où la guerre est visible à chaque pas. Il visite également la Grèce, la Turquie, la Russie, l’Allemagne,  la Grande-Bretagne… Chacun de ces déplacements est l’occasion de feuilletons, de lettres, de récits, tous publiés dans les journaux français avec lesquels les négociations financières sont menées durant toute la durée du séjour. En plus d’être un voyageur en quête de sensations et d’impressions, Gautier est aussi un journaliste moderne, se déplaçant à l’occasion d’une exposition, d’un événement, envoyé par un ou plusieurs organes de presse. Il apparaît également représentatif de ces premiers touristes qui traversent l’Europe en train et avalent les kilomètres, qui comparent les durées de voyage d’une époque à l’autre et lisent les guides touristiques.

 

          Un autre point fort du livre est qu’il fait apparaître Gautier en compagnie d’un grand nombre de figures. L’Impasse du Doyenné, les Jeune France, le petit Cénacle… sont autant d’occasions de tracer des portraits de groupe. Théophile Gautier entretient de nombreuses collaborations. La presse, le théâtre, l’opéra sont aussi des entreprises collectives. Des dizaines de personnages (amitiés, amours réelles ou supposées, familles) apparaissent autour du héros principal, au point que le lecteur est quelquefois perdu entre écrivains, poètes, critiques, hommes de presse, artistes, ami(e)s, actrices, danseuses… Un index plus étoffé, avec quelques indications biographiques, aurait pu l’aider même si les citations de correspondances et de témoignages permettent d’approcher au mieux le ton des conversations, dans toute leur liberté, de cette foule littéraire et artistique.

 

          Précisons que pour toutes les productions écrites de Gautier, Guégan donne le contexte d’élaboration et publication, une brève description et parfois une citation. L’homme s’est voulu d’abord poète avec notamment le recueil Émaux et Camées qui paraît en 1852 et qu’il retravaille jusqu’à sa mort, et qui a marqué son époque. Mais il est aussi romancier, nouvelliste, auteur de pièces de théâtre, de livrets de ballets (comme Gisèle en 1841).

 

          Stéphane Guégan ne manque pas d’attirer l’attention sur l’activité de critique d’art de Gautier. Si Delacroix est pour lui le peintre romantique par excellence, ses enthousiasmes sont nombreux (Ingres et Chassériau par exemple). Plus hésitant face à Courbet, ne comprenant pas l’art de Manet, il découvre aussi la peinture espagnole ancienne, avoue son goût pour la peinture anglaise contemporaine, suit les progrès de la photographie par sa fréquentation d’Eugène Piot, fait connaître la musique de Wagner en France. Guégan prend le temps d’analyser le discours tenu à chaque Salon, suivant les inflexions de sa critique, selon les amitiés avec les artistes, les refus du jury et la libéralité variable du régime politique alors en place. Bien sûr, on ne peut manquer la comparaison des critiques d’art entre Baudelaire et Gautier. Là encore on aurait aimé une plus grande mise en contexte pour mesurer l’influence respective de ces deux auteurs en leur temps. Est soulignée la sensibilité de Gautier à l’égard des premières beautés industrielles. Au hasard de ses voyages, il a l’occasion de voir et d’admirer chemins de fer, constructions en verre, acier et béton, ouvrages d’art comme les ponts et usines. Les choix esthétiques du critique apparaissent ainsi toujours vivants et réactualisés, nourris par de perpétuelles découvertes, sans pour autant que soient reniés les combats de sa jeunesse.

 

          Cette biographie de Théophile Gautier par Stéphane Guégan apporte donc un nombre considérable d’informations, dans un discours dense à l’excès. Ce dernier terme caractérise à point l’existence de Gautier, auteur prolifique, séducteur sans contrainte, aux amitiés innombrables, qui dévore les livres, l’argent, les kilomètres et la vie de manière générale. Cette profusion et cette impossibilité à se limiter a semble-t-il marqué cette biographie. On souhaiterait quelquefois que l’auteur prît de la hauteur, car le lecteur n’a pas une progression aisée. Des intertitres plus explicites auraient pu l’aider à mieux saisir les grandes articulations de cette vie. Mais le livre invite fortement à se replonger dans les textes de Gautier et constitue un outil documentaire indispensable pour aborder le monde de l’art et de la littérature du XIXe siècle.