Thonemann, Peter: The Maeander Valley. A Historical Geography from Antiquity to Byzantium. 412 pages, ISBN : 9781107006881, £65.00
(Cambridge University Press, Cambridge 2011)
 
Reviewed by Fabrice Delrieux, Université de Savoie
 
Number of words : 1051 words
Published online 2012-07-24
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1639
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          La vallée du Méandre est une des voies naturelles de circulation les plus célèbres de l’Anatolie. S’étirant d’est en ouest vers la mer Égée en un profond graben de près de 250 km de long, l’endroit abrite de nombreux sites archéologiques parmi lesquels Milet, Priène, Magnésie, Tralles, Tripolis ou bien encore Apamée. Voie d’accès stratégique vers l’intérieur des terres, en direction du haut plateau anatolien, la vallée est fertilisée par un fleuve profond mais étroit (actuel Büyük Menderes), célébré dans l’Antiquité pour ses sinuosités et dont les alluvions ont déplacé le delta très loin vers l’ouest, au point d’isoler des ports autrefois importants tels que Milet, Priène et Héraclée du Latmos.

 

          Le livre écrit par Peter Thonemann n’est pas une publication de plus sur un sujet largement évoqué par ailleurs, aussi bien par les historiens que par les géographes ou les voyageurs. Il a déjà pour lui l’originalité prometteuse d’étudier la région sur un temps long, de la conquête de l’Asie Mineure par Alexandre le Grand au IVe siècle av. J.-C. à l’effacement de Byzance au XIIIe siècle ap. J.-C. Ce faisant, Peter Thonemann relie deux périodes, l’Antiquité gréco-romaine et l’époque byzantine, trop souvent séparées dans une région où il n’y a pourtant pas lieu de le faire, en tous les cas d’une manière aussi abrupte que dans d’autres zones. Par ailleurs, suivant l’enseignement de Louis Robert pour qui l’histoire d’un peuplement ne saurait se comprendre sans connaître le milieu où il s’est épanoui, Peter Thonemann tente de mesurer l’impact de la géographie sur l’histoire des populations de la vallée du Méandre en longeant le fleuve depuis sa source, près d’Apamée-Kélainai, jusqu’à son embouchure, au-delà de Milet. Pour mener à bien cette étude de géographie historique, l’auteur fait appel à tous les moyens d’information mis à sa disposition, non seulement les sources littéraires, épigraphiques et archéologiques d’usage courant, mais encore les archives des monastères byzantins et les textes hagiographiques, documents trop souvent laissés dans l’ombre et pourtant si précieux. Par une étude serrée de la documentation, il apporte des éclairages nouveaux sur la relation entre la vallée du Méandre et ceux qui l’ont habitée.

 

          Tout d’abord, il serait faux de croire que la région est un espace naturel, créé seulement par des phénomènes géologiques et climatiques bien connus par ailleurs (lignes de faille, sédimentation, variation du débit des eaux, etc.). La main de l’homme l’a aussi modelée en profondeur afin que toute la vallée réponde à ses différents besoins de communication et de subsistance, tant au sein de la cité que dans des structures plus étendues comme les royaumes et les empires. Toutefois, les circonstances politiques ont plusieurs fois brisé une unité géographique et humaine que les populations locales, depuis les villes du delta jusqu’à Apamée, ne manquaient pas de rappeler en montrant par exemple sur leurs monnaies l’image stylisée du Méandre. Tel fut le cas après le traité d’Apamée en 188 av. J.-C., quand les Romains firent de la vallée une frontière entre le royaume attalide et les cités de Carie et d’Ionie placées sous l’influence de Rhodes. De même, au milieu du IIe siècle av. J.-C., Eumène II de Pergame, confronté à l’hostilité des Galates et d’une partie de la Pisidie nouvellement intégrée à ses États, fit de la haute vallée du Méandre une zone frontière visant à protéger le cœur de son royaume. De cette césure de circonstance, sanctionnée au Ier siècle ap. J.-C. par la création d’un koinon de Phrygie ayant pour centre la cité d’Apamée, les Romains et les Byzantins devaient faire une séparation définitive dans les territoires anatoliens placés sous leur contrôle. Cela étant, un tel découpage n’a pas été réalisé sans la prise en compte des réalités géographiques du terrain, d’une part le fossé d’effondrement de la basse vallée du Méandre, d’autre part les massifs montagneux de la région d’Apamée et Acmonia.

 

          Un autre enseignement issu du livre de Peter Thonemann est ce que l’auteur appelle « the production of nature ». Au cours des siècles, les populations vivant dans la vallée du Méandre ont en effet sensiblement modifié le paysage local en le déboisant, en l’irrigant ou au contraire en l’asséchant pour en tirer le meilleur parti, aussi bien dans la viticulture et l’oléiculture que dans l’élevage et les activités portuaires. Le phénomène, que Peter Thonemann associe à une « spatial dimension of productive relations », paraît des plus symptomatiques dans la moyenne vallée du Méandre, notamment le long du Lycos où, aux époques romaine et byzantine, on développa un élevage intensif en lien avec l’activité lainière locale (ainsi à Hiérapolis). Plus à l’ouest, la mise en valeur de la région reposa tour à tour sur l’implication des grands propriétaires fonciers installés sur place à la fin de l’époque hellénistique, sur l’effacement des grands domaines seigneuriaux byzantins au début du XIIIe siècle, puis sur le dynamisme des moines du monastère Saint-Jean de Patmos vers la même époque.

 

          Bien évidemment, cette relation étroite avec l’environnement ne fut pas sans conséquence sur les us et coutumes des populations locales, en particulier dans le domaine religieux. Ainsi, les mythes et les cultes liés à l’eau dans la vallée supérieure du Méandre (Noé à Apamée) et dans celle du Lycos (Saint Michel près de Colossai) visent à expliquer les curiosités naturelles de ces régions (tels les travertins de Hiérapolis ou de la grotte de Kaklık à l’est de Colossai) et donc à rassurer ceux qu’elles impressionnent. Dans un autre domaine, les stratégies familiales, en particulier matrimoniales, de grandes familles locales au début de l’époque romaine (les Antonii de Laodicée du Lycos, les Statilii d’Héraclée de la Salbakè, les Carminii d’Attouda) s’expliquent aussi par les liens économiques étroits (à travers la silviculture et l’élevage) tissés dans le Cadmos, haute montagne séparant la Carie de la Phrygie plus à même de rapprocher les communautés installées sur ses flancs qu’une plaine dans laquelle des cités voisines (Laodicée du Lycos et Hiérapolis par exemple) se disputent la première place.


          Par ces observations, rafraîchissant des documents connus parfois depuis longtemps ou tirant une sève féconde de matériels trop souvent négligés, Peter Thonemann démontre, s’il en était encore besoin, combien « la Terre est toujours la Terre Mère qui nourrit nos études sur l’Antiquité » (Louis Robert, OMS IV, p. 397). L’exemple donné ici ne peut qu’inspirer, nous le souhaitons, d’autres travaux comparables.