|
||
Compte rendu par Stéphane Benoist, Université Lille 3 Nombre de mots : 2440 mots Publié en ligne le 2013-01-10 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1666 Lien pour commander ce livre
Tiré d’une thèse de doctorat en Histoire et Civilisation, soutenue à l’Université de Marbourg à l’été 2004, ce livre traite d’une vaste question, tout à fait essentielle à notre compréhension du monde romain et de ses modes de fonctionnement, à savoir la gestion de la mémoire par la société politique à Rome, tant à l’époque républicaine que sous l’empire, de sa célébration à son occultation. Pour le dire avec les mots de l’auteur utilisés en sous-titre, il s’agit d’étudier plus particulièrement les formes prises par l’anéantissement de cette mémoire, par exemple à partir des données que les épigraphistes ou historiens de l’art côtoient au quotidien, au moyen du dépouillement systématique de la vaste documentation disponible, inscriptions martelées et portraits retouchés. L’étude de ce thème a été fortement renouvelée durant la dernière décennie, ce qui pose d’emblée la question de la bibliographie de ce travail, qui n’a pas été actualisée depuis lors, comme cela nous est précisé dès le premier paragraphe de l’avant-propos.
L’organisation générale de ce volume repose sur douze sections numérotées en continu, depuis l’avant-propos (1) jusqu’aux trois indices fontium, nominum et rerum, geographicus (12, p. 309-336). Il comprend un prologue (2) et un épilogue (8), le premier consacré au parallèle éclairant d’une actualité brûlante à l’époque de l’achèvement de cette recherche – la prise de Bagdad par les troupes américaines –, le second revenant sur l’étendue d’une condamnation exemplaire, celle de Géta, à laquelle est consacré un petit quart de l’enquête (sections 5 et 6, d’une biographie du fils cadet de Septime Sévère à une étude fouillée des conséquences de son exécution, par l’inventaire des mesures prises à l’encontre de son nom et de son image), à partir de quelques lieux significatifs : Bonn, Rome, Sparte, Alexandrie et Esné, au printemps et à l’été 212. Une introduction (3, p. 13-18) et une section conclusive résumant les visées et effets de la procédure romaine de damnatio memoriae (7, p. 244-253) posent les termes du sujet et certains enjeux sur lesquels nous reviendrons. Ne devrait-on pas définitivement renoncer à l’expression, certes commode, que les Modernes ont forgée pour rendre compte des assauts répétés à l’encontre de la memoria d’un damnatus, seule la formulation d’une abolitio memoriae étant attestée dans nos sources ? Trois sections regroupent les données proprement dites de l’étude et constituent le cœur de l’ouvrage. En un peu plus de cent cinquante pages (section 4, p. 19-176), un long développement s’attache à l’état de la procédure, de la République à la mort de Commode, et propose une synthèse des aspects juridiques et des conséquences des mesures prises sur les images et noms des condamnés, ainsi qu’une analyse chronologique des cas les plus saillants en cinq étapes – sous la République, durant les règnes d’Auguste et de Tibère (aux origines d’une pratique), puis aux ier et iie siècles de notre ère, en mettant à part le cas des femmes et finalement celui de Commode. Puis viennent les deux sections déjà mentionnées centrées sur le cas Géta (5 & 6, p. 177-244), qui traitent de la « Fallstudie » annoncée en sous-titre. Un appendice tout à fait utile regroupe les données épigraphiques et papyrologiques qui attestent cette condamnation province par province (section 9, p. 257-268), avant un dossier de vingt-six illustrations, inscriptions, monnaies, sculptures, monuments (10, p. 269-284) et une bibliographie regroupant sources et commentaires littéraires, documentations épigraphique, numismatique et papyrologique, enfin littérature secondaire (11, p. 285-308). Si l’économie générale de ce livre peut surprendre, en particulier le recours à une numérotation suivie mettant sur le même plan toutes les composantes de l’ouvrage, la documentation réunie et la présence d’un sommaire détaillé et d’un index facilitant la consultation aideront tous ceux qui recherchent un inventaire précis des données à propos de cette procédure juridico-politique et des débats qu’elle a suscités jusqu’à la découverte et la publication du désormais célèbre Senatus consultum de Cn. Pisone Patre (édition mentionnée dans les notes [Eck et al.] mais absente de la bibliographie), l’essentiel des références ne franchissant guère le seuil du nouveau siècle.
L’introduction part du constat de l’étendue de la condamnation de Géta, qui demeure de facto un exemple unique sur lequel les historiens sont contraints de se pencher sans pouvoir faire le départ entre l’exceptionnalité des mesures prises à l’instigation de Caracalla et l’héritage avéré des pratiques, durant la République et la période de mise en place du principat sous Auguste et Tibère, en matière de procédures juridiques impliquant des conséquences de nature diverse à l’encontre de la mémoire d’un individu (perduellio ou crimen maiestatis). Elle relève de même la diversité des études entreprises depuis plus d’un siècle sur un tel phénomène, des dissertations de Zedler en 1885 (De memoriae damnatione quae dicitur) et Vittingohoff en 1936 (Der Staatsfeind in der römischen Kaiserzeit. Untersuchungen zur « damnatio memoriae »), aux études plus récentes nourries par le dossier Pison, au tournant des xxe et xxie siècles. À cet égard, on peut ajouter la rencontre américaine, à l’instigation de l’APA/AJA, publiée dans l’AJPh (120, 1999) et tout particulièrement les contributions de J. Bodel, « Punishing Piso » (p. 43-63) et d’H. I. Flower (p. 99-115) « Piso in Chicago », qui ne figurent pas dans la bibliographie. Le recours à la violence, mais également la ritualisation du politique, ou bien les enjeux d’une possible réhabilitation d’un condamné, sont judicieusement évoqués en référence aux principaux axes privilégiés par les historiens depuis un bon quart de siècle. L’enjeu d’une définition précise des ressorts juridiques, des aspects pratiques et des conséquences en termes sociaux et politiques, de ces procédures de condamnation de mémoire est certes essentiel, il justifie assurément les premiers développements de la section 4 (à propos des racines juridiques et des peines impliquant la destruction des images et l’effacement des noms, p. 23-64) et les grandes lignes de l’approche conclusive de la section 7 ; mais peut-on attendre du pragmatisme romain autre chose qu’une succession de cas particuliers, trouvant un cadre juridique plus ou moins approprié et fournissant matière à une réécriture a posteriori des circonstances de l’élimination de tel prince ou de tel « fonctionnaire » de l’empire ? Les sources littéraires (le plus souvent dépendantes d’un discours impérial ayant favorisé une lecture tranchée entre vertus des bons princes et vices des tyrans, et par voie de conséquence entre abolitio memoriae et consecratio) et juridiques (essentiellement tardives) ne livrent guère un cadre probant pour toute reconstitution réaliste des procédures incriminées. Tout essai de modélisation peut sembler vain (cf. le schéma proposé p. 39), même si les enseignements des procédures recensées demeurent essentiels, tout comme le recours régulier au Sénat à la dénonciation de l’hostis publicus et tout ce qui touche aux usages de la délation. On peut regretter dès lors l’absence de référence aux travaux de S. Rutledge (Imperial Inquisitions, 2001) ou Y. Rivière (Les délateurs sous l’empire romain, 2002).
Les développements à propos des enjeux de la condamnation des images et des noms (4.3), puis l’inventaire des cas de damnati de la République au début du iiie siècle de notre ère (de M. Manlius Capitolinus – d’après des sources impériales, ce qui n’est pas tout à fait anodin – à Géta, 4.4-6) fournissent matière à des mises au point utiles et à un rassemblement très exhaustif de la documentation. Mais ce sont également ces pages qui font regretter que l’auteur n’ait pu dialoguer avec certains des ouvrages parus durant la dernière décennie, c’est-à-dire entre la soutenance et la publication de cette thèse. Il n’est pas utile de dresser la liste de toutes les références manquantes, mais souligner les axes majeurs d’une réflexion collective qui prolonge à bien des égards la présente enquête, peut incidemment en infléchir certains résultats et, finalement, confirme tout l’intérêt pour l’historien de dialoguer avec le philosophe ou le sociologue à propos de la mémoire, de l’oubli et de la conception de l’histoire, quelle que soit la périodisation retenue ! Trois séries de remarques suffiront à explorer les approches possibles d’une aussi vaste problématique : que nous disent d’une société à un moment donné, celui des témoignages recueillis (en particulier les inscriptions et monnaies qui sont contemporaines des événements et mesures incriminés), les pratiques visant à condamner de mémoire un individu quel qu’il soit (dans plus de neuf cas sur dix, un prince ou membre de la famille impériale), ces aléas d’une mémoire qui se déclinent en autant d’effacements, de réécritures, de transformations des images, et parfois de réhabilitations ? Peut-on, confronté à cette histoire romaine des pratiques d’anéantissement de la mémoire, parler en l’espèce d’une politique mémorielle, voire d’une ritualisation du souvenir à des fins politiques ?
La conception de la mémoire, le rapport au texte et à l’image, la symbolique du nom donnent lieu à des développements intéressants qui dialoguent avec des études passées (Kajava, Flaig) et citent à l’appui les sources disponibles. Si les aspects théoriques dépassent grandement l’objet d’étude proprement dit, ils sont essentiels et l’on saura gré à l’auteur d’y avoir consacré une section très riche (4.3). Il est inutile d’entrer dans le détail des réflexions proposées, par exemple concernant l’imago et le funus, m’étant dans le passé largement exprimé sur ces questions, notamment dans Rome, le prince et la Cité. Il ne serait pas superflu toutefois d’avoir à l’esprit les œuvres qui ont marqué au siècle dernier les enjeux sociologiques, philosophiques et historiques de cette prise en compte de la mémoire et peuvent nourrir la réflexion des romanistes. Citons notamment Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire (1925, rééd. 1994) et La mémoire collective (1950, rééd. 1997), Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (2000) ou Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire (1984-1992). D’une manière générale, la problématique des images a été débattue et renouvelée, notamment en histoire romaine (P. Zanker, J. Elsner, P. Stewart, R. Smith, E. Varner, entre autres), et la bibliographie pourrait être complétée (on peut se reporter pour ce faire au volume Un discours en images de la condamnation de mémoire, 2008). On ajoutera, parue depuis lors, une enquête tout à fait essentielle qui complète utilement les recherches passées sur de nombreux points : Catherine Baroin, Se souvenir à Rome. Formes, représentations et pratiques de la mémoire (2010).
Le livre d’H. I. Flower, The Art of Forgetting. Disgrace and Oblivion in Roman Political Culture (2006, rééd. 2011) a représenté une étape importante pour la réflexion collective sur les rapports de la mémoire et de l’oubli dans le monde romain, et plus particulièrement pour les exemples sélectionnés de pratiques de « disgrâce » qui ont été étudiées avec soin. De nombreux cas abordés dans la section 4 du livre de Krüpe avaient trouvé un traitement approprié dans cette synthèse. La liste de 89 abolitiones memoriae dressée p. 140-143 (entrées sûres ou possibles) est un excellent point de départ pour toute réflexion sur les victimes de loin les plus nombreuses de cette procédure, princes et membres des familles impériales. Des enquêtes ponctuelles ont pu compléter sur certains cas nos informations. Deux points méritent d’être soulignés : dans le contexte du règne de Tibère et de l’application de la lex de maiestate, une réflexion portant sur la condamnation des écrits (avec pratique de l’autodafé) et le rapport entre empereurs et historiens ou philosophes s’impose ; de même, les années 68-69 et la mise en place du règne de Vespasien offrent d’utiles exemples de pratiques de condamnation et de réhabilitation, d’instrumentalisation de la mémoire et d’enjeux mémoriels, qui ont fait l’objet de plusieurs enquêtes ces dernières années.
Le « cas Géta », avec la tentative d’une biographie du jeune prince sévérien et l’inventaire de tous les documents épigraphiques et papyrologiques attestant les mesures de condamnation de mémoire, pose très concrètement la question des méthodes d’analyse de ce processus. Une alternative à la démarche synthétique retenue par H. Flower consiste dans le dépouillement systématique, province par province, des documents écrits et figurés affectés par une abolition de mémoire. C’est l’objectif d’un programme de recherche français (« Les victimes de l’abolitio memoriae »), présenté au congrès de l’AIEGL de Barcelone en 2002, dont les premiers résultats ont été diffusés sous la forme de trois dossiers publiés dans les Cahiers Glotz (2003, 2004 et 2008) et trois volumes dressant l’inventaire des méthodes, des enjeux d’une telle réflexion collective et présentant les premiers résultats (citons notamment en 2007 Mémoire et histoire. Les procédures de condamnation dans l’Antiquité romaine). L’établissement des données chronologiques et la reconstitution des étapes juridiques (forcément a posteriori) de la condamnation de Géta fournissent un bilan utile (p. 195-202), de même que le corpus épigraphique et papyrologique (à partir des banques de données disponibles sur internet, ce qui n’est pas sans risque) que l’on trouve développé en section 9 (cf. p. 220 un schéma-bilan par province du nombre d’inscriptions martelées). La sélection des cas de figure significatifs (section 6.3, p. 227-242) est judicieuse et attendue : l’arc du Forum Romanum, la porte des Argentiers, les monuments sévériens de Sparte, Lepcis Magna ou de la legio I Minervia de Bonn, enfin le Tondo de Berlin (des études récentes ont abordé ces différents monumenta). Il importerait de reprendre quelques notions qui demeurent très débattues : par exemple la définition d’une « propagande » familiale des Sévères jugée massive (apud Kuhoff, p. 246) ; la correction a posteriori des fastes consulaires jugée peu probable (apud Kajava, p. 248), mais les actes augustéens des Jeux séculaires peuvent apporter un démenti méritant de s’y attarder quelque peu, confrontés que nous sommes à de véritables politiques de la mémoire ; enfin, l’intensité de mesures qui ne débouchent jamais sur une abolition complète (p. 249), peut être éclairée par des cas très significatifs : comme celui de Domitien et la variabilité des applications de la procédure suivant les contextes, militaires ou civils, et les autorités en charge de la diffusion des décisions romaines (le légat de Bretagne C. Iulius Marcus, acteur zélé de l’abolitio memoriae de Géta, fut à son tour condamné de mémoire, une fois Caracalla éliminé).
D’une manière générale, les rapports entre famille et État, ou l’importance des dimensions symbolique et rituelle, livrent assurément des clés de lecture essentielles pour un tel processus qui est loin d’avoir livré tous ses secrets. On l’aura compris, cette thèse apporte une documentation judicieusement réunie, traduit une attention scrupuleuse aux sources et méthodes impliquées, mais souffre d’un retard de publication qui, en ce domaine tout particulièrement, lui est dommageable. Il conviendra donc de lire ce travail rigoureux en ayant avec soi une liste bibliographique mise à jour afin de compléter utilement les données et de répondre aux nécessités de notre métier d’historien : non pas l’empilement d’une trop vaste documentation non maîtrisée, ce qui pourrait être le piège dénoncé naguère par Borges à propos de ce « Funes el memorioso » dont la mémoire sans borne fut le plus grand des handicaps, mais bien une sélection rigoureuse des recherches entreprises en ce domaine, de manière plus ou moins coordonnée, par des chercheurs européens et américains partant soit d’une mise en série d’exemples remarquables, soit d’un dépouillement systématique de toutes les sources disponibles.
|
||
Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |