Rodziewicz, Elzbieta: Bone and Ivory Carvings from Alexandria. French Excavations 1992-2004, Etudes alexandrines 12. ISBN : 978-2-7247-0445-7. Format : 20 x 27,50 cm. 44 Euros
(Institut français d’archéologie orientale du Caire [IFAO] 2007)
 
Compte rendu par Estelle Galbois, Université de Poitiers
 
Nombre de mots : 2151 mots
Publié en ligne le 2008-06-15
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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Cet ouvrage, qui s’inscrit dans la collection des Études alexandrines que dirige Jean-Yves Empereur, est dédié aux objets en os et en ivoire qui ont été mis au jour lors des fouilles menées à Alexandrie par le Centre d’Études alexandrines (CEAlex) entre 1992 et 2004.

Le catalogue raisonné, qui constitue le cœur de l’ouvrage (p. 59-273), présente quelque 667 objets de nature variée : œuvres en ronde bosse, reliefs aux motifs figurés, végétaux ou géométriques destinés à être appliqués sur des pièces de mobilier et objets de la vie quotidienne. Des pièces inachevées, et des morceaux d’os et d’ivoire, qui faisaient partie du stock de matière première d’ateliers de gravure sur os et ivoire, ont également été découverts. Tout ces éléments ont pu être datés, en dépit de couches stratigraphiques parfois très perturbées, de la fin de l’époque hellénistique au début de la période islamique.

 

E. Rodziewicz (abrégé E. R.), éminente spécialiste de la sculpture sur os et ivoire, aborde en premier lieu la question du contexte archéologique de ces documents plastiques (p. 9-14), après avoir rappelé, dans son introduction, le peu d’intérêt des collectionneurs du XIXe et du milieu du XXe siècle pour cet aspect de la recherche (p. 5-6). Les pièces présentées dans ce livre ont été retrouvées sur onze sites, tous localisés au cœur d’Alexandrie, la plupart dans l’ancien quartier du Broucheion, et dans la nécropole de Gabbari.

Grâce aux fouilles récentes entreprises par le CEAlex, une carte très précise des sites où ont été découverts les objets en os et en ivoire a pu être établie (fig. 3), venant ainsi compléter une première carte réalisée à la fin des années 1980. Parmi les chantiers qui ont livré le plus de matériel en os et en ivoire, on mentionnera celui de l’ancien théâtre Diana (fouilles de 1994 à 1997) (fig. 3, n° 5), celui de l’ancien garage Lux (fouilles de 2000 à 2002) (fig. 2, n° 8 et fig. 3, n°8) et celui de la rue Fouad (fouilles de 2000 à 2002) (fig. 3, n° 10). Le site de l’ancien théâtre Diana, localisé au sud du quartier royal ptolémaïque, lieu où fut également trouvée la mosaïque à la Méduse provenant du triclinium d’une villa datée de la deuxième moitié du IIe siècle de notre ère, a fourni de nombreux objets en os et en ivoire datés des IVe et VIIe siècles après J.-C., ce qui atteste dans cette zone une importante production de ce type d’objets au Bas-Empire et à la période byzantine. Dans ce dépôt, se côtoient des produits finis et des objets inachevés, témoignant ainsi de la présence d’un atelier (p. 10). Des objets similaires ont été exhumés à l’occasion de fouilles d’urgence sur le terrain du garage Lux ; la datation de cet ensemble, dont le répertoire est relativement varié, est comprise entre le début de l’époque impériale et la période islamique (p. 10). Enfin, les fouilles effectuées sur la rue Fouad, dont le tracé correspond à peu près à celui de l’ancienne voie Canopique, entre les rues L1-L2 et R4-R5, ont permis de mettre au jour de nombreux objets datés de la fin de l’empire romain à la période byzantine (p. 12). Particulièrement intéressantes sont les pièces inachevées et les défenses d’éléphant qui y ont été retrouvées, et qui signalent là encore l’existence d’un atelier.

 

E. R. en vient ensuite à la présentation des objets recueillis sur les différents sites et distingue trois ensembles : les objets en ronde bosse, les ornements et les objets de la vie quotidienne (p. 15). L’auteur souligne que les pièces en ronde bosse découvertes à Alexandrie sont fort peu nombreuses : une petite tête féminine en os (C2), un crocodile (C3) et le manche d’un couteau en forme de poisson (C5) constituent les seuls témoignages de cette catégorie dans le corpus (p. 16).

Les appliques portant un motif figuré, végétal ou géométrique forment en revanche un ensemble plus abondant et cohérent. Et ce type de production semble rencontrer un véritable succès à Alexandrie jusqu’à la période omeyyade (p. 16-26). Les plaquettes ornées d’un sujet figuré portent des représentations issues du répertoire de tradition grecque : ménades dansant (C9-C14), Dionysos à la panthère (C22), figures viriles (C24-C26), etc. (certaines de ces appliques sont reproduites en couleur dans l’ouvrage de Jean-Yves Empereur, Alexandrie redécouverte, Paris, 1998, p. 57 et 61). Deux représentations pourraient être considérées comme des portraits, ou tout au moins des images inspirées de la portraiture royale lagide, comme l’a prudemment avancé E. R. D’époque copte, une figure masculine vêtue de la chlamyde et parée du diadème (C7), à moins qu’il ne s’agisse du bord d’une kausia, le couvre-chef traditionnel des Macédoniens, pourrait en effet prendre modèle sur les images princières masculines. Une autre plaquette, datée du début IIIe-IVe siècle après J.-C., montre une figure virile en train de jouer de la flûte devant un édifice, comme le suggère la présence d’un élément architectural (C8). Le torse est nu, cependant qu’une peau de bête est nouée autour des reins. La chevelure est ceinte d’une couronne de feuilles de lierre et de corymbes, ainsi que d’un diadème. La présence de ces attributs, de même que les traits physionomiques (nez busqué, bouche aux lèvres charnues et menton en galoche), ont fait dire à E. R. qu’il pouvait être question d’un portrait de Ptolémée XII Néos Dionysos. Même si cette hypothèse est tout à fait séduisante, car les Lagides aiment à se faire représenter sur toutes sortes d’objets, y compris des pièces de mobilier, mieux vaut, me semble-t-il, rester prudent quant à l’identification de ce personnage.

Les reliefs aux motifs végétaux (C65-C76) se rencontrent fréquemment à Alexandrie et dans toute l’Égypte, et suscitent un vif engouement au VIIIe-IXe siècle après J.-C. (p. 27-28). Ce décor supplante les motifs figurés sans pour autant entraîner leur disparition. Les types floraux et végétaux, comme les grappes de raisin et les rinceaux de vigne qui sont associés à la prospérité et à la richesse, ont souvent été interprétés comme des représentations symboliques du Paradis au début de l’ère chrétienne. C’est pourquoi ces motifs sont largement reproduits sur les monuments funéraires et les objets de la vie quotidienne. Grâce à ces documents iconographiques, on peut mesurer la survivance de thèmes créés dans l’Antiquité tardive à la période byzantine, puis à la période islamique.

L’essentiel du dernier groupe, qui rassemble les objets de la vie quotidienne, est constitué d’épingles (C278-C419), qui servaient probablement à maintenir les coiffures féminines (p. 28-36). Elles ont été trouvées en grand nombre sur tous les sites d’Égypte des époques gréco-romaine et byzantine, et ne constituent pas une spécificité alexandrine. L’auteur a dressé une typologie de ces épingles, les plus communes étant sans conteste celles dont la tête est de forme sphérique, ovale ou cylindrique. À côté de ces ornements capillaires, on trouve des jetons à jouer, parfois improprement désignés sous le terme de « tessères » (C494-C527), des dés (C546-C558), des pyxides (C264-C277), ainsi que des décors de cassettes en bois (C92-C110, C114-C117). En revanche, peu de bijoux ont été exhumés : quelques pendants et amulettes, des bagues et des bracelets fragmentaires (C420-C434), qui faisaient partie de dépôts funéraires (p. 34). Il faut encore mentionner la présence de cuillères en os utilisées aussi bien pour les produits cosmétiques (C455-458, C460), que pour l’alimentation (ligula et cochlea) (C459, C461-C462) (p. 34-35). Des stylets en os ont également été mis au jour (C183-C185, C188) (p. 35).

 

Le troisième chapitre de cette étude porte sur les ateliers des ivoiriers et des tabletiers (p. 37-58). Le grand nombre d’objets en os et en ivoire qui proviennent d’Alexandrie, comme l’attestent les collections publiques et privées et surtout les récentes découvertes qui ont été faites, révèle l’ampleur de la production de l’artisanat de l’os et de l’ivoire dans la cité fondée par Alexandre le Grand. Si la production alexandrine est bien connue pour la période comprise entre la fin du IVe et le IXe siècle après J.-C., il n’en est pas de même pour celle de l’époque ptolémaïque et du début de l’Empire.

Les fouilles menées depuis les années 1940 à Alexandrie, et tout particulièrement celles du CEAlex, ont révélé que les ateliers étaient situés, à la fin de l’Antiquité jusqu’à la période islamique, au cœur de la cité (fig. 3, nos 1-2, 5-9, 12-14), à proximité des édifices publics – bains et théâtres (p. 48). Le long de la rue R4 se trouvait une série d’échoppes, où l’on vendait des colifichets en verre et probablement en os. En revanche, les fouilles ont fourni peu d’indices sur le monde des artisans ivoiriers : les artisans qui gravaient des appliques en ivoire, destinées à orner des pièces de mobilier de luxe, appartenaient-ils à la même corporation que les ébénistes (eborarii-citrarii), comme c’est le cas à Rome au IIe siècle de notre ère (p. 49) ? Les fouilles semblent en tout cas indiquer que les ateliers où l’on fabriquait des objets en os et en ivoire n’étaient pas nécessairement situés à côté des ateliers où l’on travaillait le bois. À cause de la facture des objets mis au jour, on peut supposer que plusieurs générations d’artisans ont travaillé dans ces ateliers, ce qui expliquerait, comme l’a constaté E. R., un certain conservatisme dans le savoir-faire des artisans de la fin de la période romaine à la conquête arabe, et même au-delà. Il semble en outre que ces ateliers aient été spécialisés, comme l’indique le matériel archéologique retrouvé. Ainsi, la fabrication d’épingles, de stylets, de « tessères » et de bagues était-elle concentrée dans la rue R4 (p. 49). Enfin, E. R. conclut sur le peu d’informations dont nous disposons sur l’exportation des objets en os et en ivoire fabriqués à Alexandrie, bien que de nombreux documents, qui passent pour être de production alexandrine, aient été découverts au Moyen-Orient, dans le nord de l’Afrique et en Europe (p. 49-50).

 

Les objets en os gravés constituent 94 % du matériel présenté dans le catalogue. À cela deux facteurs d’explication : la cherté de l’ivoire, d’une part, les conditions de conservation, d’autre part. L’étude du matériel découvert dans ce qui devait être des ateliers a révélé que les artisans utilisaient surtout des os de bovidés, mais aussi des os de chameaux, de chevaux et de singes (p. 50). À l’époque ptolémaïque, les défenses d’éléphants étaient importées du Soudan, tandis qu’au début de l’époque impériale, les sources d’approvisionnement se trouvaient au-delà de la mer Rouge et dans les pays riverains de l’océan Indien (p. 51).

De la défense ou de l’os, les artisans tiraient des objets massifs et en ronde bosse, des sections de tubes qui servaient à fabriquer des pyxides ou des bijoux, ou bien des plaquettes destinées à orner des pièces de mobilier. Les artisans employaient également les chutes d’ivoire pour créer de petits objets. Après un nettoyage préalable, les artisans pouvaient commencer le travail de gravure au moyen de plusieurs outils : ciseaux, scies à fines dents, compas, etc. (p. 52). La surface des objets pouvait aussi être polie et teinte, ce qui pourrait constituer une spécificité des ateliers alexandrins, bien qu’aucun indice archéologique ne vienne attester ce fait (p. 55-58). C’est la fonction des objets qui déterminait les techniques de gravure utilisées (p. 52) : les éléments destinés à être incrustés avaient généralement une surface plane, tandis que les appliques, dont la surface était convexe, recevaient un décor en bas relief ou en haut relief.

 

Après cette longue synthèse si utile pour appréhender l’artisanat des ivoiriers et des tabletiers, E. R. dresse un catalogue raisonné des objets en os et en ivoire. Le classement se fait par grandes catégories d’objets : sont d’abord présentés les documents en ronde bosse, puis les éléments destinés à être appliqués et enfin les objets de la vie quotidienne. Les pièces répertoriées ont été précisément décrites dans des notices et sont à chaque fois illustrées par un dessin (pl. 1-84) et par une, ou plusieurs, photographies en noir et blanc (pl. 85-114) – on regrettera, néanmoins, pour des raisons de commodité, que les dessins et les clichés photographiques d’un même objet n’aient pas été mis en regard. L’ouvrage comporte aussi des cartes qui permettent de localiser aisément les secteurs où ont été retrouvés les documents plastiques (p. vii-ix), une bibliographie très développée (p. 273-283), un tableau recensant tous les objets découverts sur les différents sites (p. 285-303), un glossaire (p. 305-309), un index (p. 311-318), ainsi qu’une liste des planches (p. 321-342).

 

E. R. présente ici une sélection d’objets en grande partie inédits et qui proviennent tous d’un contexte archéologique précis, il convient de le souligner. Dans ce bel ouvrage, qui met à l’honneur des sculptures en os et en ivoire que l’on classe d’ordinaire dans les arts dits « mineurs », l’auteur dresse un état des connaissances sur les ateliers, les techniques de production, la diffusion et l’évolution stylistique et iconographique de ces documents plastiques. On s’y référera désormais pour toute étude sur les objets en os et en ivoire conçus dans l’Antiquité, mais aussi aux périodes byzantine et islamique.