|
||
Compte rendu par Christophe Henry Nombre de mots : 5519 mots Publié en ligne le 2013-11-28 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1675 Lien pour commander ce livre Cet intéressant ouvrage collectif est issu du colloque international Royal Monuments and Urban Public Space in Eighteenth-Century Europe organisé par Charlotte Chastel-Rousseau en 2002, dans le cadre et avec le soutien du Henry Moore Institute de Leeds, qui a prêté son concours à la présente édition. Il a trouvé place au sein de la série « Subject/Object : New Studies in Sculpture » des éditions Ashgate, largement dévolue aux sculpteurs de la modernité (Henry Moore, Rodin et Giacometti) mais aussi aux relations entre la sculpture et son milieu (jardins et architecture) et à sa problématisation par les sciences humaines (iconoclasme, psychanalyse, figuration et abstraction). Ce volume se consacre à un horizon historique déjà parcouru par la collection avec le bel ouvrage que Richard Wrigley et Matthew Craske ont consacré en 2004 aux panthéons (Pantheons. Transformations of a Monumental Idea), auquel répondent aujourd’hui les études consacrées aux monuments royaux.
Le titre de l’ouvrage pose d’emblée la question de la lecture du monument royal au XVIIIe siècle. Dans la lignée du traditionnel monument équestre restauré dans sa forme antique par Donatello au XVe siècle, celui-ci est a priori conçu pour s’imposer à la vue et imposer sans ambiguïté l’image d’un pouvoir dont la légitimité n’est sujette ni à caution ni à discussion. Le lire convoque plus ou moins directement l’idée contemporaine d’une densité sémantique et esthétique de l’œuvre d’art urbaine, laquelle n’était pas toujours incluse dans le processus de création de ces monuments, quoique le XVIIIe siècle ait justement innové en ce sens. Il aura fallu que la génération d’Ange-Jacques Gabriel et d’Edme Bouchardon mette en œuvre une réflexion artistique et édilitaire d’exception, avec ses inévitables corollaires critiques, dont le célèbre placard apposé sur la statue équestre de Louis XV pour l’actuelle place de la Concorde (« Grotesque monument, infâme piédestal / Les vertus vont à pied, le vice à cheval »), pour que se généralise une réflexion européenne sur les enjeux de leur mise en scène publique et leurs significations.
Celles-ci, C. Chastel en interroge dans son introduction (p 1-10) l’enveloppe lexicale, ce terme de « Monument », longtemps connoté par le travail de la mémoire (forme funéraire du souvenir et source de l’Histoire) avant que ne s’impose une acception en lien direct avec l’espace public : celle d’une architecture ou d’une sculpture publique dont la visée est de contrôler et séduire (p. 2), en plus de ses éventuelles fonctions urbaines. Le présent volume s’intéresse spécifiquement à la sculpture publique, mais au sens que lui donnait le XVIIIe siècle : non pas un édicule parmi d’autres essaimé dans un espace urbain plus ou moins pensé, mais un ouvrage inscrit dès sa conception dans un système organisé de circulation, d’exposition et de regard, afin que sa présence et sa vue produisent de véritables sensations et réflexions civiques et politiques. En relevant le défi de conjuguer absolutisme éclairé et culture républicaine à l’appui de la philosophie sensualiste, le XVIIIe siècle européen invente un espace public bien différent de celui qui en sera quelquefois le pastiche après 1850 et dont certaines des contributions ici rassemblées démontrent l’originalité organique.
Toutefois, comme l’explique C. Chastel, on trouve à l’origine de cet essor européen de la sculpture publique un savoir-faire qui était diversement partagé par toutes les nations vers 1700. La tradition franco-flamande, qui procure à l’Angleterre des maîtres comme le Lyonnais Louis-François Roubiliac et le Flamand Michael Rysbrack, au Danemark un Jacques-François Saly, à la Suède un Pierre-Hubert L’Archevêque et à la Russie la maîtrise hors pair d’Étienne-Maurice Falconet, a pris le pas, sous Louis XIV, sur la tradition italienne, bien discrète dans cet ouvrage. Pourtant, le monument équestre élevé à la gloire du Grand Électeur Friedrich Wilhelm par l’Allemand Andreas Schlüter (Berlin, château de Charlottenbourg, 1696-1709) constitue vers 1700 un exemple de réalisation ne devant rien à l’art des sculpteurs et fondeurs du Grand Siècle français. Longtemps, le nationalisme exacerbé d’une génération en guerre – Louis Réau et son Histoire de l’expansion de l’art français moderne (1938) – a refusé de comprendre l’originalité de pareils exemples, préférant les taxer de pâles imitations du modèle français. Conscient de cet état de fait, l’éditeur du présent ouvrage précise que l’un de ses objectifs est donc de contribuer à l’étude « de la réévaluation de la diffusion au XVIIIe siècle des idées et des formes artistiques héritées du règne de Louis XIV » (p. 7). Cet effort produit au final un nouvel état de la question, qui évalue la mise en œuvre locale du projet de monument royal en comparant les témoignages nationaux à l’échelle du monde des Lumières, de la France à la Sicile, du Portugal au Brésil, de la Suède à la Russie, de l’Angleterre et de l’Irlande aux États-Unis.
Les trois premières contributions reviennent sur le monument royal français pour en explorer certaines des problématiques négligées par l’historiographie. Étienne Jollet (« The king and others: multiple figures in French royal monuments of the modern era », p. 11-37) part du constat de la multiplicité des figures qui composent les monuments royaux français de l’époque moderne pour s’interroger sur les relations qu’entretiennent les différents protagonistes mythologiques, allégoriques et historiques avec la figure du roi, à laquelle se réduit un peu abusivement l’idée contemporaine de monument royal. Pourtant, c’est bien à la mise en scène de celui-ci par le biais d’un piédestal ou d’une structure architectonique et quelquefois d’une niche que le monument français doit sa fortune urbaine, dans la mesure où la hiérarchie verticale et la coordination horizontale des différents éléments du monument ont construit une « relation triangulaire entre le roi, le peuple et l’espace géographique dans lequel le monument s’insère. » (p. 11). Sont ainsi considérés les monuments équestres et pédestres dans la perspective de leur narrativité, amplifiée par leur mise en scène urbaine incluant le public spectateur dans le cas du dessin préparatoire à l’estampe représentant le monument pédestre de Louis XV conçu par J.-B. II Lemoyne pour Rennes (1751, Rennes, MBA), ou dédoublée, sur un mode plus classique, par le bas-relief du piédestal pour le projet en terre cuite d’Augustin Pajou célébrant Henri IV foulant aux pieds l’hydre de l’Anarchie (1785, Pau, MNC). Fidèle à une dialectique du prince en ronde bosse et de ses actions figurées en bas-relief, cet exemple démontre la « totalité » que composent le roi et le piédestal, non pas simplement physique mais aussi didactique et politique. C’est le sens qui s’impose avec le modèle de monument à Louis XV conçu par Jean-Baptiste II Lemoyne pour Rouen en 1772 et présentant le roi sur un pavois soutenu par deux soldats : ce projet non réalisé aux résonances gauloises révèle néanmoins la richesse symbolique que contient la relation entretenue par la figure du roi et le socle qui la porte, métonymie minérale de la victoire (captifs du monument du Pont Neuf à Paris) puis du peuple, mais aussi allégorie des continents et métaphore du royaume dans le cas de la tradition italo-française qui conduit d’Henri IV à Louis XV. L’étude d’une vue gravée d’un projet de statue équestre de Frédéric V sur le square Amalienborg de Copenhague par Johann Martin Priesler, qui dispose une fontaine anthropomorphique devant la clôture quadrangulaire enserrant le piédestal, atteste encore la vitalité d’une conception évergétique du monument public dont l’ambition est de construire un lien puissant entre le souverain et le peuple. Si cette conception, qui puise alors à ce que l’Antiquité a pu produire de plus dynamique en matière d’expérimentation urbaine (Marchés de Trajan), n’est pas dénuée de distance protocolaire, elle n’en constitue pas moins un dispositif monumental qui s’applique dès le second tiers du siècle aux grands hommes (mise en scène du projet de Parnasse françois de Titon du Tillet dans les jardins de Versailles gravée par A. Maisonneuve, 1757) puis à la nation souveraine.
La contribution de Daniel Rabreau (« Statues of Louis XV: illustrating the monarch’s character in public squares whilst renewing urban art », p. 39-54) se concentre sur les statues érigées en l’honneur de Louis XV et sur l’une de leurs fonctions artistiques : l’illustration du caractère du monarque dans le contexte précis du renouveau de l’art urbain initié dans les années 1730 et poursuivi jusqu’à la fin de son règne – un art urbain et territorial rendu exemplaire par le soutien apporté à l’œuvre hors norme de Claude-Nicolas Ledoux. Dans la lignée de ses nombreux travaux consacrés à l’intelligence politique et civique de Louis XV et de son entourage, D. Rabreau rappelle l’originalité urbaine d’un règne soucieux d’élaborer une nouvelle conception du monument royal dans la perspective délibérée de l’éducation civique et avec la contribution de sculpteurs inspirés – au premier rang desquels on trouve Edme Bouchardon. La monumentale Fontaine des Quatre Saisons qu’il conçut pour la rue Grenelle à Paris, dont la réalisation s’étendit de 1738 à 1750, contient déjà les principes d’une scénographie architecturale de la sculpture et les solutions iconographiques qui s’imposeront dans la genèse du projet de la place Louis XV, actuelle place de la Concorde : dans ce point d’orgue d’un programme pensé de régénération de l’image du souverain, le système allégorique de la « paix publique » régnera en maître. Conjonction scrupuleuse de l’idéal statuaire grec et de l’imitation de la nature, la manière de Bouchardon confère à la figure équestre du roi la maîtrise calme et noble de soi qui convient à la situation que détermine le positionnement du monument. Celui-ci évoque en effet le thème de l’« entrée royale » dans les Tuileries après la descente des Champs-Elysées et, du point de vue de l’imaginaire guerrier, le retour au palais du Louvre évocateur d’une paix offerte. L’amour de la paix se révèle ainsi comme la thématique politique centrale du monument parisien. Pareillement, la « Félicité des peuples » et la « Douceur du Gouvernement » forment le programme du monument élevé par Jean-Baptiste Pigalle à Reims (1765), célèbre pour sa ronde-bosse en bronze représentant le « Citoyen heureux ». Ainsi, une nouvelle conception du monument public s’impose sous Louis XV, laquelle prend le contre-pied des modalités adoptées pour les réalisations louis-quatorziennes, marquée à Rennes et à Dijon par une nette confrontation entre la figure royale et les frontispices architecturaux abritant les autorités locales. À l’encontre s’affirme au XVIIIe siècle une réflexion urbaine postulant l’insertion harmonieuse du monument dans une ville conçue comme le double organisé de la nature et sur laquelle règnent les lumières bénéfiques d’un gouvernement soucieux de paix et de concorde – un programme public que complète, à l’échelle plus intime mais non moins organisée du salon et du jardin, à Versailles notamment, une didactique sculptée par les mêmes artistes de l’amour (Bouchardon, Amour taillant son arc, 1750) et de l’amitié (J.-B. Pigalle, Madame de Pompadour en Amitié, 1753).
Godehard Janzing complète cet état de la question relatif au modèle monumental français avec une étude consacrée à la problématique des esclaves dans le monument royal (« ’Levez-vous citoyens !’ Military reforms and the fate of the pedestal slaves in eighteenth-century France », p. 55-70). Introduits en France par la statue équestre élevée à la gloire de Henri IV sur le Pont Neuf, (Giambologna, P. Tacca et P. Francqueville, fonte des quatre figures de captifs enchaînés par F. Bordoni, 1618), ces figures exemplaires de la rhétorique autoritaire du Grand Siècle font au XVIIIe siècle l’objet d’une réception négative, bien en phase avec la sensibilité des Lumières. Citant les critiques émises par Voltaire à leur encontre (Le Siècle de Louis XIV, 1751), G. Janzing envisage raisonnablement le piédestal comme un véritable espace d’identification du spectateur à partir duquel on peut juger de la façon dont le monument public se redéfinit et se reconfigure à l’aune des nouvelles normes et enjeux inédits de la sphère publique. Le monument équestre dont hérite le XVIIIe siècle exposait au regard public une représentation martiale de la bonne gouverne de l’État symbolisée par l’impassibilité du monarque dont le bâton de commandement, bien visible mais reposé sous la main droite, figurait le bénéfice d’une victoire unilatérale et la jouissance d’une situation politique stable. C’est à cette représentation centrale que se rapportait le discours du piédestal avec son registre de captifs, preuves tangibles de la victoire en même temps que représentation des quatre parties du monde sur lesquelles s’étend le pouvoir calme et sûr du souverain. À l’encontre de cette rhétorique des vertus militaires, la statuaire royale des Lumières produit un modèle, le Citoyen du monument pédestre dédié à Louis XV que Pigalle conçoit pour la ville de Reims, qui réinterprète la figure de l’esclave-captif et l’élève au rang de personnification de la Félicité des peuples. L’analyse de la forme (nu masculin allégorique) et des différentes interprétations qui ont été données de cette figure – mais aussi des clivages idéologiques esclave/citoyen et esclavage/liberté qui participent de la relation politique et philosophique que le Citoyen entretient avec la figure du souverain. Est ainsi mise en lumière la genèse artistique et idéologique de nombreux projets révolutionnaires de monuments publics (comme le colosse du Peuple Français imaginé par David pour le Pont Neuf) en même temps qu’apparaît l’ambivalence foncière d’une figure associée à l’effigie royale publique tel que le nu masculin mélancolique.
La fortune européenne du monument conçu par Pigalle pour Reims trouve un témoignage particulièrement intéressant et bien documenté au sein du monument équestre dédié au roi José Ier élevé par Joachim Machado de Castro à Lisbonne entre 1770 et 1775. Miguel Figueira de Faria (« 6 June, the king’s birthday present: an insight into the history of royal monuments in Portugal at the end of the Ancien Régime », p. 71-91) lui consacre une instructive contribution qui rappelle comment elle prend place au sein d’un projet de place royale conçu par l’architecte royal Eugénio dos Santos (1711-1760), en partie inspiré par les modèles procurés par l’Architecture françoise […] (1752-56) de Jacques-François Blondel et par l’actualité architecturale des années 1760. L’auteur souligne bien la distance que le sculpteur prend à l’égard d’un modèle français, qu’il enrichit d’ailleurs au niveau du piédestal de références explicites à l’art romain de Gian Lorenzo Bernini (figure de l’éléphant). La figure du cavalier elle-même ressortit moins aux modèles conçus par Bouchardon, Lemoyne et Saly qu’à une élégante conception qui s’est imposée sous Louis XIV. En revanche, le monument, qui s’inscrit dans le plan urbain de la Praça do Comercio da Cidade de Lisboa, est quant à lui directement tributaire de la conception de place royale donnant sur la Garonne mise en œuvre par Jacques Gabriel à Bordeaux à partir de 1726. Illustrée par de nombreuses estampes qui attestent l’intégration du monument royal dans l’espace et le débat publics (figures des spectateurs urbains commentant en groupes l’œuvre réalisée), cette contribution nous renseigne sur l’adoption portugaise des thèmes promus par Louis XV, comme la fertilité perpétuelle et la félicité publique. La réception et la diffusion du monument royal se continuent d’ailleurs jusqu’au début du siècle suivant, avec d’importantes modifications dans sa conception, comme l’atteste le monument à la reine Marie Ire (1794-1797). Toutefois, lorsque le secrétaire d’État à la Marine D. Rodrigo de Susa Coutinho commande à Joachim Machado de Castro le monument au Prince Régent Joao pour Rio de Janeiro (1811), c’est curieusement une conception héritée du monument de la place des Victoires à Paris qui s’impose. Et dans le même temps, José da Costa e Silva réalise un projet de monument royal pour la même ville composé d’un programme de figures allégoriques entourant un obélisque, qui n’est pas sans rendre un hommage implicite à l’esprit de Percier et Fontaine en même temps qu’à la Rome pontificale (fontaine des Quatre Fleuves de la place Navone). On perçoit ainsi la grande diversité des sources d’inspiration de la statuaire royale portugaise, qui adapte les conceptions aux destinations – l’analogie avec les modèles français et italiens étant sujette à des modulations selon que l’œuvre s’inscrit dans un contexte européen ou américain.
C’est au contexte russe que s’intéresse Basile Baudez avec son étude sur le monument à Pierre le Grand de Falconet (« The monument to Peter the Great by Falconet: a place royale by the Neva ? », p. 93-105). Partant d’une comparaison certes connue mais mal exploitée (celle du monument de Falconet avec la statue équestre de Pierre le Grand élevée par Bartolomeo Carlo Rastrelli à Saint-Pétersbourg entre 1725 et 1747 – œuvre que Catherine II trouvait particulièrement démodée), l’auteur reconsidère l’insertion de la statue de Falconet dans le cadre urbain. La question du choix du site et celle de l’effet produit par la sculpture en regard des conditions originales de son érection font ici l’objet d’une utile révision : l’auteur reconstitue en effet la place royale au centre de laquelle était disposé le monument avant les transformations de la première moitié du XIXe siècle qui en dénaturèrent la présentation. Puisant aux sources de la commande et de la réalisation, il documente le choix de l’orientation et la signification attribuée au monument en fonction des différentes dispositions, elles-mêmes conditionnées par les aménagements urbains contemporains. Est ainsi interrogée l’idée même d’une place royale et la validité du transfert supposé de ce modèle par le sculpteur. Un plan schématique du centre de Saint-Pétersbourg permet de comprendre les interactions urbaines entre le monument et les centres administratifs de l’État, notamment le Sénat et l’Amirauté. Placé face au Sénat mais échappant à la logique de centralité des sculptures royales françaises, le monument présente une localisation scénographique qui favorise la surprise, encore amplifiée par sa disposition spectaculaire sur un rocher proéminent.
L’émulation baltique en matière de représentation monumentale est aussi renseignée par Johan Cederlund, qui consacre son étude à deux monuments élevés par Pierre-Hubert L’Archevêque à Stockholm, le monument pédestre à Gustav Ier Vasa (bronze, 1774) et le monument équestre à Gustav II Aldolf inauguré en 1796 sur la place Gustav Adolf (« Two royal monuments in Stockholm », p. 107-118). C’est l’occasion de retracer le séjour du sculpteur français en Suède (1755-1778). Premier Prix de sculpture à l’Académie royale de peinture et sculpture en 1745, il avait effectué un long séjour à Rome puis à Nîmes pour ne revenir à Paris qu’en 1754. Agréé à l’Académie en 1755 il avait rapidement signé un contrat avec le roi de Suède l’engageant pour trois ans avec un salaire annuel de 6000 livres. Le projet qui lui était confié était une statue équestre dédiée au roi Adolf Fredrik (1751-1771). Mais après des démêlés politiques locaux, le choix s’était porté sur Gustav II Adolf (1611-1632). Un premier projet, documenté par un modèle en cire conservé au National Museum de Stockholm (1757-1758), représente le roi au galop couronné par la Victoire chevauchant elle-même sur Pégase, lequel suscita une grande admiration sans doute en raison de son évidente originalité mais aussi du remploi intelligent et synthétique que le sculpteur avait fait des statues de Mercure et de la Renommée par Coysevox. Toutefois, la critique qui s’éleva à l’encontre de cette conception après la réunion du Parlement en 1760-1762 força le sculpteur à revenir à une conception plus traditionnelle du monument royal. Ainsi s’imposa le modèle équestre, digne et passant. Inauguré de façon posthume en 1796, il fut fondu par Gerhard Meyer, les deux groupes latéraux revenant à son élève Johan Tobias Sergel. Le monument à Gustav Ier Vasa, une statue pédestre élevée sur un piédestal cylindrique et inspirée du portrait du roi par Pehr Floding (1768), est quant à elle une œuvre entièrement autographe de L’Archevêque, qui semble avoir fait prévaloir ici une vraisemblance historique qui lui tenait à cœur – une large et puissante figure –, et qui ne fut pas sans lui attirer de critiques. Si le monument royal fait l’objet en Suède d’un souci de mise en scène urbaine que renseignent bien les estampes du début du XIXe siècle, l’adaptation du modèle français n’y reste pas moins sujette à de nombreux aménagements, qu’atteste l’échec de la conception initiale de L’Archevêque.
C’est sur le Nouveau Continent que nous conduit l’étude par David Bindman du monument équestre à George Washington par Jean-Antoine Houdon, jamais réalisé, mais symptomatique du potentiel royal de la première image présidentielle américaine (« King of the new Republic: Houdon’s equestrian monument to George Washington », p. 119-129). Le projet avait été proposé au Congrès tout à fait officiellement, ce que renseigne le Plan of the City intented for the Permanent Seat of the Government of the United States de Pierre Charles L’Enfant (1791) qui le situait dans l’axe du Capitole et de la Maison Blanche sur le site actuel du monument à Washington. Ce monument aurait ainsi complété l’œuvre américain de Houdon dont la statue en pied de George Washington (Richmond, Virginie, Capitole, 1788) constitue actuellement l’un des principaux témoignages. La genèse du projet est ici retracée au gré des relations entre le sculpteur et l’entourage du président des États-Unis, en particulier après l’arrivée de Houdon en Amérique en juillet 1785. Les discussions relatives à la physionomie du modèle (conçue à l’appui des théories de Lavater) et au costume sont ici présentées en parallèle de la réflexion touchant la commande du monument équestre, dont le coût fut très rapidement considéré comme particulièrement dispendieux. De même, la question de la taille du monument s’est rapidement posée, ainsi que celle du symbolisme despotique de son modèle français, le monument équestre à Louis XV élevé par Bouchardon à Paris en 1766 et détruit en 1792. Qu’un monument à celui qui était devenu en quelques années l’incarnation de la tyrannie monarchique procure le modèle de représentation du premier président d’une démocratie moderne fut sans doute perçu dès lors sur un mode assez ironique, mais il ne faut pas négliger que la décision finale d’abandonner le projet tient sans doute à des causes inhérentes au milieu et à la sphère publique américains. L’auteur achève ainsi son étude en replaçant cette commande dans la perspective critique de Jürgen Habermas, qui implique notamment, dans l’ordre de la représentation publique, que la justification de l’individu soit comprise dans un principe d’échanges permanents au sein d’une collectivité sans cesse en train de questionner l’ordre de ses raisons.
Cette dimension interactive qui sous-tend de nombreux projets de monuments publics, les historiens de l’art l’ont souvent étudiée du point de vue de la négociation qui prélude à chaque commande engageant des fonds importants et impliquant des parties prenantes aux intérêts contradictoires – c’est sans doute l’un des aspects les plus attractifs de l’œuvre d’art que d’analyser les revendications diverses qui composent son style et déterminent la forme qu’elle prend à terme. Alexander Grönert (« Independance in the imperial realm : political iconography and urbanism in eighteenth-century Palermo », p. 131-152) en présente un cas exemplaire avec la place San Domenico de Palerme, au centre de laquelle fut érigée, au début du XVIIIe siècle et avec le soutien financier de l’empereur Charles VI, une colonne votive dédiée à la Vierge Marie conçue par Giovanni Biagio Amico (Trapani 1684-1754). Le lieu était bordé par la première église palermitaine des Dominicains, San Domenico, élevée dès le XIIIe siècle puis reconstruite à plusieurs occasions jusqu’à son état tridentin de 1636-40, qui l’estampait d’une façade à clochetons librement inspirée de celle du Gésu. La restructuration de l’espace consécutive au déplacement du cimetière créait l’opportunité d’une mise en scène urbaine d’exception ; toutefois, ne disposant pas des fonds, l’ordre proposa à Charles VI Habsbourg (1685-1740), élu empereur en 1711 et roi de Sicile à partir de 1723, de financer l’érection d’une colonne mariale face à l’église. A. Grönert analyse dans le plus grand détail les motivations qui furent celles de Charles VI quand il accepta d’apporter son soutien au projet et comment il prit en fait le contrôle de sa conception et de sa réalisation, transformant le dessein initial en un monument dédié au culte de l’État Habsbourg. Dans un premier temps sont étudiées les relations complexes et mouvementées de Charles VI avec la Sicile, ainsi que le projet dominicain de colonne mariale. Le glissement d’un projet religieux au projet politique qui primera finalement est renseigné par de remarquables analogies avec certaines places à colonnes mariales aménagées en Bavière (Schrannenmarkt, aujourd’hui Marienplatz de Munich, 1638) ou en Autriche (colonne votive de l’église des Piaristes Maria Treu à Vienne, 1713) au cours des décennies précédentes. La conception du monument par G. B. Amico se trouve ainsi éclairée par un contexte précisément documenté ; les travaux débutent à l’été 1725 en même temps que la diffusion du projet par l’estampe. L’auteur précise qu’il semble avoir été inspiré par certaines mises en scènes pyrotechniques de Paolo Amato, architecte du Sénat de Palerme – un interlocuteur actif de l’administration impériale dans ce projet, qui eut sans doute à cœur d’y glisser quelques références à son identité architecturale et festive. La guerre des références semble avoir été rude et A. Grönert n’exclut pas que la maîtrise d’ouvrage ait permis à Amico de prendre connaissance de la maquette en bois polychrome et doré ornée de figures en cire conçue par Lucas von Hildebrandt et réalisée par Benedikt Stöber pour le projet non exécuté de colonne destinée à la cathédrale de Salzbourg (1710-11, Salzbourg, Museum für Kunst und Kulturgeschiche), qui fait ici l’objet d’une reproduction détaillée inédite dans son détail. Est aussi renseigné le destin de ce monument royal suite à la pose de la première pierre le 8 décembre 1725 et notamment les transformations architecturales de la place sur un modèle capitolin après la conquête de la Sicile par Charles III en 1735.
Cette question de la référence artistique, qui véhicule au XVIIIe siècle bien plus qu’un hommage aux prédécesseurs et mobilise en fait tout ou partie des connotations imaginaires associées à un modèle admiré, Charlotte Chastel l’aborde de front dans son étude des monuments royaux équestres anglais et irlandais du XVIIIe siècle (« Originals or replicas ? Royal equestrian monuments in eighteenth-century Great Britain and Ireland », p. 151-172). Reflet partiel d’une thèse entièrement consacrée au monument royal anglais du XVIIIe siècle dans toutes ses modalités (Monument royal et espace public en Grande-Bretagne et en Irlande 1714-1820, sous la direction de D. Rabreau, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2005), cette contribution a le grand mérite d’attirer notre attention sur la statue équestre du roi Charles Ier conçue et exécutée par le sculpteur français Hubert Le Sueur (v. 1585-v.1658) et érigée après 1675 à l’intersection de Charing Cross. L’étude de la fortune de cette référence négligée de l’histoire de la sculpture est l’occasion de prendre conscience des conditions de la fabrique nationale du monument public au XVIIIe siècle, du point de vue technique mais aussi symbolique. En effet, l’analyse comparée de cette œuvre et de la statue équestre exécutée par John Nost II (mort en 1729) pour George Ier (1717-22, Birmingham, The Barber Institute of Fine Arts) renseigne aussi bien la transformation du mode de production (l’atelier de Nost fondant la sculpture par parties assemblées lors de l’érection et non d’une pièce comme le pratiquaient avec virtuosité les sculpteurs français) que l’économie des références. En effet, l’œuvre de Le Sueur entre, à chaque instant et pour la conception de chaque détail de cette monumentale ronde-bosse, en résonance avec l’antique représentation équestre de Marc-Aurèle (161-180, bronze, Rome, Musées du Capitole), alors l’unique statue équestre en bronze héritée de l’Antiquité qui trônait depuis le XVIe siècle au centre de la place du Capitole à Rome. À l’encontre des idées reçues, C. Chastel démontre que ce n’est pas toujours l’antique révéré qui impose ses solutions, la statue de Le Sueur ayant pour elle d’incarner sans ambiguïté la monarchie anglaise, en dépit du destin tragique de son dédicataire. Ce qui n’empêche pas la fusion des modèles de servir avec une grande efficacité la diffusion de l’image royale en Angleterre (Birmingham, Kingston-upon-Hull, Bristol) et en Irlande (Dublin), sous le ciseau de J. Nost II mais aussi de Peter Scheemakers et de Michael Rysbrack.
Cet exposé, d’une grande précision technique, trouve un complément en même temps qu’un élargissement problématique dans la contribution de Philip McEvansoneya, consacrée aux relations que le monument royal entretient dans le Dublin des Lumières avec le rituel civique (« Royal monuments and civic ritual in eighteenth-century Dublin », p. 171-194). Il envisage les conditions et enjeux de la commande publique de monuments royaux en Irlande suite à la bataille de la Boyne (1690), lors de laquelle Guillaume d’Orange défait définitivement son rival le catholique Jacques II d’Angleterre, qu’il avait déjà déposé pendant la Glorieuse Révolution en 1688. Accédant ainsi aux trônes d’Angleterre et d’Irlande sous le nom de Guillaume III d’Angleterre (11 avril 1689) et d’Écosse sous le nom de Guillaume II, Guillaume suscita l’érection de nombreux monuments en Irlande que l’auteur recense ici en documentant leur financement par les corporations soucieuses d’exprimer ainsi leur loyalisme au nouveau souverain (statue équestre de College Grenn reproduite par une estampe de Charles Brooking, 1728). Avec l’avènement de l’Électeur de Hanovre au trône de Grande-Bretagne le 1er août 1714, la politique d’érection de monuments royaux, d’autant plus nécessaires en pays catholique que les nouveaux souverains présentent le double défaut d’être anglais et protestant, conserve toute sa vitalité, John Nost II (dont la production est aussi présentée par C. Chastel) et son fils John Nost the Younger travaillant activement à l’aménagement de l’espace public irlandais. Notons au passage que l’on trouve p. 178 une estampe de 1728 intitulée A Prospect of the City of Dublin from the North présentant le monument équestre à George Ier érigé sur l’Essex Bridge, qui joue explicitement de l’analogie avec le dispositif scénographique et urbain choisi pour la statue dédiée à Henri IV sur le Pont Neuf ; l’auteur n’en impose pas de lecture, mais il va de soi qu’on est tenté de croire l’analogie motivée par la fortune d’Henri IV, auteur de l’Édit de Nantes en même temps que fondateur d’une dynastie exemplaire du catholicisme. L’auteur dispose ainsi d’un matériau à la fois artistique et politique d’exception pour étudier en détail la question des rituels civiques qu’engage le monument public dans certains contextes qui mobilisent aussi des enjeux confessionnels et sociaux particulièrement délicats. De fait, le monument public, en l’occurrence la statue équestre, se retrouve disposé face au Parlement de Dublin et dans la cour du College Green en même temps qu’elle est incluse dans les processions municipales et les cérémonies spirituelles. Pour l’auteur, il ne fait pas de doute qu’elle constitue « le pivot autour duquel les manifestations populaires gravitaient, qu’elles soient déclarées et légitimes ou secrètes et subversives » (p. 183).
On retrouve en fin de volume une riche bibliographie (p. 95-206) rassemblant la presque totalité des publications internationales sur le sujet : elle sera utile à tous ceux qui ont régulièrement à faire avec la question complexe du monument royal du XVIIIe siècle – une question qui mobilise l’histoire politique et sociale aussi bien que la sensibilité à l’œuvre d’art urbaine. Conçue pour une certaine éternité, celle-ci, dans le cas français, n’aura bien souvent subsisté en l’état que durant quelques décennies, laissant à l’émulation européenne qu’elle a suscitée le soin de la représenter autrement que par l’estampe.
Contents
List of figures vii List of contributors xiii
Preface Charlotte Chastel-Rousseau, xvii
Introduction Charlotte Chastel-Rousseau, p. 1
1. The king and others: multiple figures in French royal monuments of the modern era Etienne Jollet, p. 11
2. Statues of Louis XV: illustrating the monarch’s character in public squares whilst renewing urban art Daniel Rabreau, p. 39
3. ‘Levez-vous citoyens!’ Military reforms and the fate of the pedestal slaves in eighteenth-century
Godehard Janzing, p. 55
4. 6 June, the king’s birthday present: an insight into the history of royal monuments in
Miguel Figueira de Fari, p. 71
5. The monument to Peter the Great by Falconet: a place royale by the
Basile Baudez, p. 93
6. Two royal monuments in
Johan Cederlund, p. 107
7. King of the new Republic: Houdon’s equestrian monument to George Washington David Bindman, p. 119
8.
Alexander Grönert, p. 131
9. Originals or replicas? Royal equestrian monuments in eighteenth-century
Charlotte Chastel-Rousseau, p. 153
10. Royal monuments and civic ritual in eighteenth-century
Philip McEvansoneya, p. 173
Bibliography, p. 195
Index, p. 207
|
||
Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |