Gramaccini , Norberto - Rössler, Johannes (Hg.): Hundert Jahre "Abstraktion und Einfühlung". Konstellationen um Wilhelm Worringer. 288 S., ISBN: 978-3-7705-5302-0, 34,90 €
(Wilhelm Fink, München 2012)
 
Rezension von Pierre Vaisse, Université de Genève
 
Anzahl Wörter : 3830 Wörter
Online publiziert am 2012-12-11
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1677
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         Il s’agit des actes, augmentés de nombreuses contributions, d’un colloque qui s’est tenu en 2007 à l’Université de Berne pour commémorer le centenaire de la soutenance par Wilhelm Worringer, fin 1906, dans cette même université, de sa thèse de doctorat intitulée Abstraktion und Einfühlung, qui, publiée deux ans plus tard par Piper à Munich, connaîtra le succès que l’on sait comme légitimation historique et théorique de l’art moderne. Après y avoir soutenu en 1909 sa thèse d’habilitation sur les Formprobleme der Gotik, Worringer enseigna à Berne jusqu’à son appel à Bonn en 1914 avant d’être nommé, en 1928, professeur ordinaire à Königsberg (alors que la Faculté avait placé Panofsky en tête de liste).

 

        Depuis quelques années, Worringer (1881-1965) a fait l’objet de nombreuses études. L’histoire de la discipline, qui s’est beaucoup développée depuis un certain temps, est utile en ceci qu’elle conduit à mieux juger de son évolution, à comprendre le pourquoi de  ses orientations à telle époque ou dans tel pays et à prendre conscience des raisons de ses dérives. Mais ceux qui la pratiquent tendent trop souvent à confondre historiographie critique avec hagiographie. Le présent volume échappe heureusement, pour l’essentiel, à ce reproche, car il donne de la personnalité de Worringer, de ses idées, de sa réception une image à la fois complexe et nuancée, souvent peu avantageuse.

 

          La nature même du volume l’exposait cependant à un danger auquel succombent la plupart des ouvrages collectifs qui se multiplient actuellement : celui de n’offrir qu’une matière hétéroclite, inégale et  fragmentaire d’où ne se dégage aucune vue d’ensemble. De fait, dans l’introduction, les deux éditeurs du volume présentent, selon la loi du genre, les différentes contributions, mais s’abstiennent de tracer les éléments d’une synthèse. Ce manque n’est que partiellement compensé par le nombre des contributions et, pour la plupart, par la richesse de leur substance, ce qui permet d’en tirer quelques conclusions d’un ordre général. On regrette pourtant qu’un index des noms n’ait pas été prévu, qui faciliterait l’utilisation du volume, et qu’une liste exhaustive des publications de Worringer ne lui ait pas été annexée.

 

          Comme le souligne Magdalena Bushart, Worringer a fait figure, parmi les historiens de l’art, d’un franc-tireur tourné vers l’esthétique, la philosophie et la littérature – ce qui lui vaut encore aujourd’hui d’être célébré pour son ouverture intellectuelle, comme en témoigne le recueil d’articles publié en 1995 par Donahue sous le titre Invisible cathedrals. The expressionist art history of Wilhelm Worringer. C’est ainsi que l’article d’André Schlüter, dans la quatrième section, se situe hors de l’historiographie de l’art proprement dite : l’auteur établit une parenté entre l’idée d’abstraction telle qu’elle apparaît chez Worringer et celle de trois théoriciens de l’entre-deux-guerres qui eurent en commun d’être des représentants de ce qu’on appelle la révolution conservatrice ; mais cette parenté semble parfois quelque peu lointaine. C’est en revanche à l’historiographie de l’art que nous ramène l’article suivant dans lequel Jörg Probst expose les avatars de sa réception, liée à celle de l’expressionnisme, dans la République démocratique allemande, depuis une acceptation relative dans les années qui suivirent immédiatement la guerre jusqu’à une redécouverte progressive dans les années qui précédèrent la chute du mur de Berlin en passant par une époque de rejet total.

        

          Le nom de Worringer est toujours associé à l’expressionnisme dont son livre Abstraktion und Einfühlung aurait favorisé l’éclosion. C’est pourtant à un tout autre aspect de l’art contemporain que s’attache Harald Kraemer, à savoir le rôle de l’ornement et de l’esthétique ornementale dans l’œuvre d’artistes contemporains. Il le rapproche du renouveau d’intérêt pour l’ornement chez les historiens de l’art depuis une vingtaine d’années ; mais cette tendance, qui porte pour une part sur l’intérêt qu’a suscité l’ornement dans la seconde moitié du XIXe siècle (on pense à des auteurs tels qu’Owen Jones), ne s’attache guère aux théories de Worringer. Quant au rapprochement opéré entre celles-ci et la production d’artistes contemporains, il ne semble reposer, in fine, que sur des analogies plus ou moins superficielles et n’avoir pour objet que d’attribuer à Worringer (colloque oblige) une importance qu’il n’a plus, si tant ait qu’il l’ait jamais eue.

 

          Ce nonobstant, l’article a le mérite de rappeler que l’abstraction dont parle Worringer est une abstraction géométrique, proche de l’ornement, mais très éloignée de l’art expressionniste. Aussi faudrait-il s’interroger sur l’association qui est faite de son nom avec ce mouvement, association maintenue dans le présent recueil, puisque la dernière section s’intitule "après l’expressionnisme". On en discerne deux raisons liées entre elles. La formation de Worringer, son mode de pensée, sa réception se situent dans un milieu allemand, ou plutôt germanique, y compris pendant son séjour en Suisse, car la Suisse était alors culturellement partagée en deux zones d’influence, la Suisse alémanique n’étant dans ce domaine qu’une extension de l’Allemagne, comme en témoignent la carrière et la réception de Böcklin ou de Wölfflin. Or l’expressionnisme est, ou a toujours été, considéré comme un mouvement germanique, la forme germanique de la modernité en peinture. Worringer, passant pour avoir joué un rôle fondamental dans la genèse de celle-ci, l’était donc en priorité de l’expressionnisme. Mais à cela s’ajoutent les relations personnelles avec certains artistes, plus particulièrement des membres du Blauer Reiter – et avec ce membre extérieur de la Brücke, d’ailleurs très peu représentatif du groupe, que fut Cuno Amiet.

          Ces relations font l’objet des articles de la troisième section, en particulier de celui d’Oskar Bätschmann, qui montre combien ses liens avec les artistes allemands, situés avant 1914, à la pointe de la modernité, étaient superficiels et tenaient plus aux hasards de l’existence qu’à une conviction profonde. À ce fait, Helga Grebing, une historienne des mouvements sociaux qui a publié en 2004 une étude sur la famille Worringer, apporte un élément de réponse dans l’article qui ouvre le volume, résumé précis, sachlich, dirait-on en allemand, de la vie de notre auteur. Elle insiste à juste titre sur sa femme Marta, fille d’un notable de Cologne et peintre elle-même, qui a pu favoriser les contacts de son mari avec August Macke et la sécession colonaise ainsi qu’avec les artistes du Blauer Reiter, du temps où le couple habitait à Schwabing, le quartier artiste de Munich. Ainsi, l’intérêt pris par Worringer à leur art tiendrait-il plus à des liens personnels qu’à des convictions profondes, ce qui expliquerait la distance qu’il prit à l’égard de l’expressionnisme après la guerre et même dès 1916, après la mort de Marc, Macke et Weissberger, ainsi qu’en atteste une lettre à Cuno Amiet (citée p. 164-165), distance qui ne saurait donc être interprétée comme un revirement. Son intérêt pour l’architecture moderne, quant à lui, ne dépasse pas l’éloge qu’il fit dans un article paru en 1911 de la fabrique de turbines A.E.G. construite par Peter Behrens ; le rapprochement que Bernd Nicolai tente d’établir avec Le Corbusier ainsi qu’avec Bruno Taut ne parvient pas à convaincre et ne fait pas oublier le jugement négatif que Worringer porte sur l’architecture de fer dans Formprobleme der Gotik - non plus que la détestation du gothique par Le Corbusier après la guerre.

           

          Dans une réédition de sa thèse parue en 1948, Worringer se présente comme un simple interprète involontaire et inconscient des besoins de son époque ("So bin ich damals, ohne es zu wissen, das Medium von Zeitnotwendigkeiten gewesen", cité p. 63 et p. 169). Cette image qu’il donnait de lui-même contraste avec la réputation qui lui a été faite dans l’historiographie de l’art d’avoir joué un rôle décisif dans la genèse de l’expressionnisme et plus généralement de la peinture moderne. Sur ce rôle, le volume ne propose pas de réponse globale, mais les informations qui en ressortent laissent penser qu’il fut minime. Que certains artistes, dans les pays germanophones du moins (une étude de la réception de sa thèse à l’étranger serait bienvenue), aient jugé Abstraktion und Einfühlung utile à leur cause, dans la mesure où on pouvait y lire une justification théorique de leur art ne signifie pas que celui-ci n’aurait pas connu la même évolution sans ce petit livre, dont la date même de parution exclut qu’il ait pu avoir la moindre action sur la formation de l’expressionnisme - sans parler des autres mouvements hors du domaine germanique.

 

          Il conviendrait donc de s’interroger sur les raisons de son extraordinaire succès. Que les idées formulées par son auteur aient répondu à une attente, comme il l’écrivait lui-même en 1948, cela va de soi ; le lien entre problèmes contemporains et vision du passé correspondait à sa conception de l’histoire qui s’appuyait, comme l’expose Hardy Happle dans la seconde section du livre, sur celle de l’historien Karl Lamprecht (1856-1915). Celui-ci rejetait l’histoire telle qu’elle était pratiquée par Ranke et ses disciples, c’est-à-dire l’attachement aux faits isolés qu’une illusoire objectivité permettrait d’établir, au profit d’une reconstruction répondant aux interrogations contemporaines. Au début de Formprobleme der Gotik, Worringer a réaffirmé avec force son refus de la croyance en une possible objectivité, lui substituant la toute-puissance de l’intuition subjective. Dans une certaine mesure, il pouvait apparaître comme le  continuateur des grands historiens de l’art germanophones de la génération précédente, Riegl, Wölfflin, Schmarsow, qui s’opposèrent au positivisme régnant ; mais, comme l’écrit Magdalena Bushart à la fin de son étude, son système laisse l’impression d’un "sauvage pot-pourri méthodologique" ("ein wildes Methoden-Potpourri", p. 62) de leurs idées, pot-pourri auquel manque une dimension essentielle, celle du contact avec les œuvres, car Worringer ne construit son histoire de l’art que de seconde main. Il en résulte qu’elle prend l’aspect d’un tableau abstrait, d’un écran sur lequel tous les différents groupes pouvaient projeter leurs attentes, que ce fussent les expressionnistes ou les impressionnistes, les représentants de l’Art nouveau ou les défenseurs du Heimatstil (p. 63).

           

          L’étude de Hans Werner von Kittlitz ne donne pas de Worringer une image plus flatteuse, mais souligne l’ambiguïté de sa position à partir d’un commentaire du célèbre article que Panofsky consacra en 1920 à la notion de Kunstwollen qu’avait forgée Riegl. Worringer, qui mentionne souvent son nom, la lui avait empruntée, mais en lui donnant une autre signification (celle qu’elle a chez Riegl restant d’ailleurs problématique) : étendue à l’échelle des siècles et des continents, elle relève de la psychologie collective des différentes civilisations - et d’ailleurs le terme de psychologie des styles apparaissait dans le sous-titre d’Abstraktion und Einfühlung. En cela, Worringer ramenait l’histoire de l’art vers le déterminisme des positivistes, non pas un déterminisme du matériau comme chez Semper, ou de la race et du climat comme chez Taine, mais de la psychologie comme chez Lipps (qu’il mentionne et auquel il devait d’ailleurs la notion d’Einfühlung), à ceci près qu’il ne s’agit pas chez lui de psychologie individuelle, ni même de Völkerpsychologie comme chez Wundt,  mais de celle de ces types abstraits que sont l’homme primitif, l’homme occidental ou l’homme oriental.

 

          Il ressort de ces études que la pensée de Worringer semble s’apparenter à un bricolage - mais c’est sans doute justement parce qu’il reprenait un certain nombre d’idées déjà répandues à son époque et  les assénait avec d’autant plus de force qu’elles étaient plus simplifiées que ses livres obtinrent un succès notoire. Toutefois, dans un brillant essai formant avec l’article de Helga Grebing qui le précède (un résumé biographique très factuel, et par là très utile) un étonnant contraste, le philosophe Hannes Böhringer, qui a édité les écrits de Worringer, effleure deux questions auxquelles on s’étonne qu’une plus grande attention n’ait été consacrée dans les autres contributions du volume.

 

          Il s’agit d’abord (p. 40) de celle que posait, ou qu’aurait dû poser à Worringer la découverte des peintures rupestres de l’âge de pierre. On sait que Worringer voyait dans l’abstraction un moyen pour les peuples primitifs de conjurer la terreur que leur inspirait une nature menaçante qu’ils ne comprenaient pas, tandis que l’empathie (Einfühlung) avec cette même nature, une fois déchiffrée et domptée, aurait produit un art de plus en plus naturaliste. Alors que pendant des siècles, les œuvres des primitifs avaient été taxées de maladresse et de grossièreté et qu’une imitation toujours plus exacte de la nature avait été considérée comme un progrès de l’art, pour Worringer, au contraire, le besoin et la faculté d’imiter la nature n’avaient rien à voir avec l’art alors que celui-ci était indissociable d’un effort d’abstraction. Les peintures pariétales d’Altamira ou de la Dordogne, dans lesquelles nous inclinons aujourd’hui à voir les traces de rituels magiques, surprirent d’abord les contemporains de leur découverte par le sens de l’observation dont elles témoignaient, par l’exactitude du rendu des formes naturelles, par l’absence de cette maladresse supposée inhérente à l’art primitif ; mais elles apportaient un démenti radical à la thèse de Worringer. On sait comment, dans Abstraktion und Einfühlung, il a résolu le problème : elles n’auraient pas à être prise en compte car elles n’étaient pas de l’art. N’entendons pas par là que la notion d’art telle que nous la connaissons n’était pas encore apparue : elle n’existait pas non plus aux temps de l’abstraction primitive telle qu’il la concevait, ni même, d’ailleurs, à l’époque de Phidias ! Non : elles n’étaient pas de l’art parce qu’elles n’étaient que la reproduction pure et simple de la réalité. Si, à défaut de les avoir vues, il avait regardé de près les reproductions qui en avaient été publiées, peut-être aurait-il été amené à porter sur elles un jugement moins absolu - à condition d’avoir été doué d’une sensibilité visuelle dont ce pur théoricien était apparemment dépourvu. Mais tel qu’il le formulait, son argument faisait naître plus de difficultés qu’il n’en résolvait. Fallait-il supposer que ces peintures dataient de l’extrême fin d’une évolution dont nous ignorerions tout, mais qui aurait nécessairement commencé, dans des temps encore beaucoup plus anciens, par une période d’art abstrait ? Ce serait admettre que leurs auteurs appartenaient à une société qui avait su percer les lois de la nature et les apprivoiser pour se défaire de la terreur primitive ! Sur le tard, en 1959, Worringer a tenté d’écarter cette difficulté dans l’introduction d’une réédition d’Abstraktion und Einfühlung ; mais loin d’apporter le moindre argument factuel, le long développement qu’il lui a consacré n’offre qu’un raisonnement abstrait qui lui permet de conclure que s’il ne peut prouver qu’il a eu raison, on ne peut lui prouver qu’il a eu tort, avant d’ajouter qu’in petto, il continue à se demander si les peintures en question sont bien de l’art. Sans doute cette question n’apparaît-elle dans sa thèse que comme un détail marginal auquel on comprend que les artistes trouvant en elle une légitimation théorique de leur propre création ne se soient pas arrêtés ; mais la façon simpliste et cavalière dont il écarte une réalité gênante aurait dû le discréditer définitivement. Aussi est-on surpris de ne trouver aucune autre allusion au problème dans tout le volume, si ce n’est sous la plume d’Iris Bruderer-Oswald qui, dans son article sur Carola Giedion-Welcker, écrit (p. 105) que Worringer ne se laissa pas troubler par les peintures d’Altamira - comme s’il s’agissait là d’une preuve de fermeté doctrinale dont il faudrait lui faire mérite, et non d’un entêtement doctrinaire.

 

          À la page suivante, Böhringer soulève, si l’on ose dire, un autre lièvre lorsqu’il rappelle qu’en décrivant la diffusion de l’abstraction depuis l’Asie et le pourtour de la Méditerranée vers le Nord, Worringer se reposait sur les recherches de Strzygowski. Sauf erreur, le nom de Strzygowski ne revient, dans tout le volume, que dans une note de Siegfried Lang (p. 223, note 87), qui rappelle que Worringer lui empruntait déjà des exemples dans sa thèse et qu’après 1920, il s’appuya de plus en plus sur ses publications. On comprend la gêne que peuvent encore éprouver certains auteurs à mentionner le nom de ce professeur autrichien dont la réputation s’étendait, au début du XXe siècle, bien au delà des frontières de la Germanie, mais qui sur le tard, monomaniaque atteint d’un délire de la persécution, chanta les louanges du Führer et d’un régime qui se souciaient pourtant fort peu de lui - bien que des études récentes aient montré la complexité du personnage et qu’un colloque lui ait été consacré en avril 2012 dans sa ville natale. Il semblerait se situer à l’opposé de Worringer qui appartenait, lui, selon Helga Grebing, dans la République de Weimar, à un milieu démocratico-libéral de gauche (sa femme elle-même s’avouant socialiste), et qui adopta pendant le Troisième Reich une attitude d’opposition au régime (p. 37) - ou du moins d’abstention, ce qui n’empêcha pas qu’en 1943, un volume (Neue Beiträge deutscher Forschung) fût publié à Königsberg en son hommage à l’occasion de ses soixante ans.

 

          Quiconque est un peu familiarisé avec l’histoire de l’Europe dans la première moitié du XXe siècle sait combien les parcours et les positions politiques des contemporains peuvent paraître déroutantes aujourd’hui. Comme ses liens avec des artistes, les opinions politiques de Worringer ont pu dépendre, en partie du moins, de son milieu, indépendamment de ses sentiments profonds et ses options idéologiques. Pendant la Première Guerre mondiale, il manifesta un nationalisme virulent, poursuivant Hodler, qu’il avait admiré comme peintre, d’un mépris hargneux parce que celui-ci avait signé une protestation contre le bombardement de la cathédrale de Reims (voir e. a. ses lettres à Cuno Amiet, p. 160-163), et s’emportant à proférer des menaces, pour le jour où l’Allemagne aurait remporté la victoire, contre ceux qui propageaient ce qu’il tenait pour une calomnie ; mais d’autres que lui, des deux côtés de la frontière, se sont alors laissés aller à de semblables excès qu’explique la situation, si elle ne les excuse pas. La parenté qu’André Schlüter, dans sa contribution, essaie d’établir entre ses idées et celles de théoriciens de la révolution conservatrice, reste, nous l’avons dit, trop lointaine pour permettre de lui assigner une place précise dans le champ de l’idéologie. Sa conception du gothique, en revanche, et la dénonciation de la Renaissance qui en découle, le rattachaient à un vaste courant de pensée fondamentalement nationaliste dont Strzygowski fut l’un des représentants ainsi que, plus tôt en France, mutatis mutandis, Louis Courajod - courant fondé sur l’opposition alors évidente pour de nombreux esprits entre le sud et le nord, le monde latin et le monde germanique.

 

          Dans une thèse remarquable et remarquée, Magdalena Bushart avait bien mis en évidence l’importance du gothique ainsi compris pour l’expressionnisme allemand, ce qui invitait à remettre en question la croyance en une parenté nécessaire entre académisme et nationalisme d’une part, avant-garde et internationalisme de l’autre, croyance sur laquelle repose depuis trop longtemps l’histoire de l’art contemporain. Curieusement, ce problème n’est guère abordé dans les contributions au volume ; la dimension nationaliste de l’opposition entre gothique et Renaissance n’apparaît qu’à peine, en particulier dans celle d’Edgar Bierende sur Cranach, alors qu’elle dominait la pensée des auteurs allemands de l’époque, comme en témoigne le début du livre de Wölfflin sur Dürer. L’absence de cette dimension à travers tout le volume ne laisse pas de surprendre en un temps où les publications se multiplient pour dénoncer le poids qu’eurent les nationalismes sur la façon d’écrire l’histoire de l’art au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle.

 

          Autre problème que les auteurs du volume n’abordent pas : la substitution, non dépourvue d’une dimension idéologique, de la grécité au gothique dans Griechentum und Gotik : Vom Weltreich des Hellenismus, publié en 1928. Strzygowski ne pouvait pas ne pas dénoncer cette importance accordée à la Grèce, et pourtant, le livre, dans lequel Worringer lui rend d’ailleurs hommage, lui doit beaucoup - non seulement par la dénonciation du rôle dictatorial de Rome, mais surtout par la manière de construire l’histoire universelle de l’art, à ceci près que Strzygowski, même s’il traitait la chronologie avec une désinvolture certaine, avait lui-même parcouru beaucoup de pays, découvert et publié beaucoup d’œuvres et ouvert à l’histoire de l’art des contrées nouvelles, quand Worringer se contentait d’une connaissance  purement livresque des œuvres d’art.

 

          Malgré ces quelques lacunes, le volume Hundert Jahre "Abstraktion und Einfühlung" apporte beaucoup à la connaissance de Worringer, mais il amène à se demander, in fine, s’il vaut vraiment la peine d’accorder tant d’attention à un si faible théoricien doublé d’un si médiocre historien et si la question fondamentale, la seule qui importerait vraiment, ne serait pas celle des raisons qui lui assurèrent, ou plutôt qui assurèrent à sa thèse un succès sans égal.

        

 

 

SOMMAIRE   

 

Norberto Gramaccini/Johannes Rössler, Zur Einführung, p. 9

 

Artur Weese, Gutachten (1906) zu Wilhelm Worringer,

"Abstraktion und Einfühlung", p. 19

 

I. BIOGRAPHIE UND REFLEXION, p. 21

 

Helga Grebing, Von München nach Bern.

Zwri Stationen des jungen Worringer und ihre Folgen, p. 23

 

Hannes Böhringer, Was zum Teufel war abstrakt?

Ein Erinnerungsversuch nach hundert Jahren 

Abstraktion une Einfühlung, p. 39

 

II. GRUNDLAGEN UND KONZEPTE DER KUNSTGESCHICHTE, p. 49

 

Magdalena Bushart, Die formbildenden Kategorien der Seele.

Wilhelm Worringer und die Kunstgeschichte der Jahrhundertwende, p. 51

 

Hardy Happle, Historiographie und Geschichtsbegriff.

Karl Lamprecht und Wilhelm Worringers frühe Schriften, p. 65

 

Hans Werner v. Kittlitz, Das Gespenst des Psychologismus.

Erwin Panofsky über Riegl und Worringer, p. 79

 

Edgar Bierende, Cranachs Kunst "jenseits von Gut und Böse"

Worringers Versuch einer Kulturgeschichtsschreibung unter 

der Perspektive des bürgerlichen Publikums der Reformationszeit, p. 93

 

Iris Bruderer-Oswald, Stationen einer Freundschaft.

Wilhelm Worringers Einfluss auf Carola Giedion-Welckers 

Buch Moderne Plastik, p. 101

 

III. BILDENDE KUNST UND ARCHITEKTUR, p. 111

 

Oskar Bätschmann, Worringer über zeitgenössische Kunst und Künstler, p. 113

 

Osamu Okuda, "Die Engel hocken auch nicht am Biertisch zusammen".

Paul Klees Verhältnis zu Wilhelm Worringer um 1914/15, p. 131

 

Andreas Rüfenacht, "Verworrene Zeitläufte".

Zu Wilhelm Worringers Briefen an Cuno Amiet 1911-1919, p. 143

 

Andreas Rüfenacht (Edition und Kommentar)

Wilhelm Worringers Briefe an Cuno Amier, p. 153

 

Bernd Nicolaï, Abstraktion, Primitivität und der "orientalische Mensch".

Worringers Schriften und ihr Einfluss auf die Architektur 

der Moderne 1912-1922, p. 163

 

Cornelius Steckner, Das Flächenproblem der Moderne.

Worringers Lichtbildervortrag "Künstlerisches Sehen und Schauen 

mit besonderer Berücksichtigung der Plastik" und sein Porträt (1922), p. 181

 

IV. LONGUE DURÉE: NACH DEM EXPRESSIONISMUS, p. 197

 

Siegfried K. Lang, Der unbekannte Worringer.

Die verlorengehende Gotik bei Cranach und die aufstehende 

Gotik bei Picasso, p. 199

 

André Schlüter, Ästhetische Vergeltung.

Das Abstraktionstheorem bei bei Moeller van den Bruck 

Carl Schmitt und Ernst Jünger, p. 225

 

Jörg Probst, Anfang als Ende.

Wilhelm Worringer, der Expressionismus und die DDR, p. 243

 

Harald Kraemer, Ornamentik zwischen Opulens und Virtualität:

Worringers Vermächtnis ?, p. 259

 

Abbildungsverzeichnis

Verzeichnis der Siglen

Hinweise zu den Autorinnen und Autoren