Phialon, Laetitia: L’émergence de la civilisation mycénienne en Grèce centrale, VIII-426 p. + 31 figures + 26 cartes, ISBN 978-90-429-2585-4, 95 Euros
(Peeters, Leuven 2011)
 
Reviewed by Sylvie Rougier-Blanc, Université Toulouse II-Le Mirail
 
Number of words : 2346 words
Published online 2012-11-27
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1685
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          L’ouvrage est la publication d’une thèse d’archéologie soutenue en 2009 à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne dont l’objectif principal est d’étudier la Grèce centrale de l’Helladique Moyen à l’Helladique Récent III A1 (désormais HM et HR III A1) et, par là même, d’aborder les conditions et les modalités de l’émergence de la civilisation mycénienne. Ce volume de 374 pages rattaché à la célèbre collection Aegaeum,  fournit une abondante bibliographie, de nombreux tableaux synoptiques, des cartes et des figures très utiles ainsi que des annexes (tableaux thématiques). Il manque peut-être un index thématique et un index des sites mais la table des matières assez détaillée permet de bien se repérer dans le texte. On regrettera que les renvois internes, nombreux, ne donnent pas la pagination exacte mais que l’auteur se contente de mentionner les chapitres, forçant le lecteur à d’incessants va-et-vient avec la table des matières. Les figures ne comportent pas toujours de légendes, ce qui oblige aussi au recours fastidieux à la table des illustrations.

 

          Le titre de l’ouvrage  laisse entendre qu’il s’agit d’interroger, dans un cadre géographique déterminé et souvent délaissé au profit du Péloponnèse, mieux documenté, la notion même de civilisation mycénienne. Oliver Dickinson dans The Origins of Mycenaean Civilisation, version remaniée de sa thèse, abordait déjà cette question en 1977 ; le propos de Laetitia Phialon est le même pour une aire géographique plus ciblée mais la démarche est résolument différente.  L’auteur se situe, comme elle le rappelle brièvement en introduction et en conclusion (p. 1 et p. 367), dans le sillage de Colin Renfrew, qui publiait en 1972, The Emergence of Civilization. The Cyclades and the Aegean in the Third Millenium, Londres, ouvrage revisité à l’occasion d’un colloque en 2004 et réédité très récemment avec une introduction mise à jour en 2011 : l’enjeu est de déterminer la façon dont la Grèce centrale est « devenue mycénienne » à l’aide de la démarche dite processuelle (« the processual ‘ new archaeological synthesis’ ») par l’étude systématique et scientifique des données de fouille. C’est pour cette raison qu’on ne trouvera pas en introduction de réel exposé des débats historiographiques sur la question (résumés très succintement p. 4 de l’introduction) et que toute mise en perspective est repoussée au terme de la troisième partie (la « synthèse »), seul moment où est abordée de front la question de l’identité mycénienne. Les deux premières parties, qui occupent l’essentiel du volume (p. 7-301), s’appliquent à dresser un tableau ordonné le plus exhaustif possible des données matérielles et à les replacer dans leur contexte archéologique. L’auteur évite de la sorte tout raisonnement circulaire et rejette notamment à juste titre le terme trop connoté de « mycénisation » qui sous-entend une origine ethnique des Mycéniens (p. 4 et p. 5 n. 38). Les enjeux du sujet sont nombreux et l’ouvrage ne prétend pas répondre à toutes les questions mais fait le point sur les données matérielles : l’émergence de la civilisation mycénienne doit-elle être attribuée à des facteurs exogènes (notamment les Minoens) ou est-elle le résultat d’une « remédiation », par des populations locales de traits culturels et de techniques empruntés à la Crète minoenne et plus largement au monde égéen ? Qu’est-ce qu’être mycénien ? Peut-on parler de culture ou de civilisation mycénienne et selon quels critères ? Quand et comment s’est développée la culture mycénienne en Grèce centrale ? Peut-on comparer le phénomène avec ce que l’on connaît dans le Péloponnèse ?

 

          L’ouvrage rassemble, dans une langue parfois hasardeuse (de nombreuses coquilles subsistent qu’une relecture plus attentive aurait pu éviter), une documentation abondante et constitue une contribution conséquente à l’analyse de la société mésohelladique et des débuts de la civilisation mycénienne. Le volume est organisé en trois parties : la première partie (« Aires géographiques et aires culturelles », p. 6-150), très descriptive et parfois répétitive,  propose une présentation des sites archéologiques retenus (c’est-à-dire, selon les critères choisis par l’auteur, pourvus de constructions ou de tombes et datés entre l’HM et l’HR IIA1). Les données sont rassemblées selon l’ordre de la Gazetteer, avec mise au point bibliographique, le tout précédé d’un bref résumé des campagnes de fouilles et de prospection pour permettre d’évaluer l’état de la documentation. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un catalogue des données archéologiques mais plutôt d’une analyse synthétique des données sur chaque site et d’un instrument de travail de premier plan par sa précision et la diversité des approches, accompagné à chaque fois de bilans d’étape très utiles. L’auteur dresse une série de typologies, de cartes  et des tableaux synoptiques qui soulignent la diversité des cas. En effet, les apports des fouilles d’urgence de ces vingt dernières années permettent de renouveler les approches et de présenter l’implantation, l’étendue et la densité d’une trentaine de sites d’habitats et d’une vingtaine de tombes. Il manque peut-être (p. 61) les quelques rares données présentées par J. M. Luce, Fouilles de Delphes. II. Topographie et architecture, 13, L’aire du Pilier des Rhodiens, Athènes, 2008, pour préciser le tableau sur Delphes, même si elles portent surtout sur la période mycénienne. Pendant la période de l’HM à l’HRIIIA1, un peu plus de la moitié des habitats sont abandonnés sur l’ensemble de la Grèce centrale ; l’auteur n’envisage un « décollage » qu’entre l’HR I et l’HR IIIA1. Les sépultures et l’espace funéraire ne se modifient pas avant l’HR II ; les tombes à chambre notamment, typiques de la civilisation mycénienne, n’apparaissent qu’à partir de cette période. En outre, l’auteur souligne qu’on ne rencontre pas en Grèce centrale de bâtiment de l’ampleur du Ménélaion de Sparte à l’HR IIB-IIIA1.

 

          Les grands sites mycéniens de la période  palatiale (Thèbes, Orchomène, Athènes notamment) n’ont pas évolué au même rythme. L’étude des habitats et des tombes à l’échelle micro-régionale permet de dégager des zones déterminantes et en quelque sorte une dynamique locale et régionale sur la période mais le tableau proposé par L. Phialon n’est pas toujours clair et cohérent. On ne retrouve pas de distinction régionale et chronologique, comme A. Lambropoulou l’a démontré en Corinthie, avec une partie nord, occupée dans un premier temps, puis l’intérieur de la Corinthie, qui n’est occupé qu’à la fin de l’HM. L. Phialon propose une hypothèse séduisante pour interpréter la diversité du processus d’occupation : elle suggère de distinguer les sites côtiers de la fin de l’HM, de ceux de l’intérieur des terres (même si la Phocide et l’exemple de Kirrha vont à l’encontre de cette lecture) car cela permettrait, comme dans le Péloponnèse, de décrire différentes étapes relatives à l’entrée dans le monde mycénien et de supposer les modalités de cette entrée (« colonisation » ? pénétration ?). La zone d’ouest en est (entre Eutrésis et Lefkandi) est de première importance à l’HM mais le processus  se décale vers l’est à la fin de la période. Les régions du Céphise, celles du lac de Marathon au mont Pentéli, la pointe sud de l’Attique connaissent aussi des sites importants pendant la période. Les résultats de cette approche imposent de repenser les mouvements de population et de nuancer le phénomène de colonisation de la Phocide et de l’Attique, de l’infirmer pour les autres régions de la Grèce centrale alors que le cas est plus probant pour la Corinthie à la fin de l’HM. D’autre part L. Phialon distingue une spécificité de la Grèce centrale dans la dispersion des espaces funéraires, loin des habitats à partir de l’HRII (p. 150). Il s’agit là d’une transformation culturelle profonde que renforce l’essor des tombes à chambre au cours de cette période. Ces éléments vont dans le sens d’une argumentation en faveur de mutations et changements internes à l’intérieur des sociétés mésohelladiques pour expliquer l’émergence de la civilisation mycénienne.

 

          La deuxième partie de l’ouvrage, thématique (p. 151-301, « Analyse thématique des vestiges archéologiques »), aborde le matériel évoqué en première partie mais dans le but d’offrir prise à une meilleure définition des sociétés de cette époque. L’auteur distingue à nouveau l’espace habité de l’espace funéraire. Il s’agit d’étudier l’évolution dans les formes et les techniques d’habitats pendant la période, de déceler les prémisses d’une architecture mycénienne en se fondant principalement sur les analyses de P. Darcque pour la question de l’habitat domestique. Les fortifications en appareil cyclopéen, seule véritable innovation,  ne se répandent qu’à l’HR III (comme à Gla, Eutrésis, ou Krisa) et  leur rareté fait pencher en faveur d’un rôle plus politique que proprement défensif. L’habitat de l’HM se caractérise par la  polyvalence des pièces, l’absence d’espace de représentation ou de lieux à fonction cultuelle. La production de nourriture, la fabrication d’outils se déroulent dans les cadres domestiques à l’exception de l’artisanat spécialisé attesté à Eutrésis dès l’HM (p. 206), seul cas qui se rapprocherait des usages palatiaux de l’espace. On regrettera avec l’auteur que le dossier thébain ne soit pas suffisamment complet pour trancher l’existence d’un premier palais et esquisser le rôle de ce site dans la région. Néanmoins, la question (datation, implantation et interprétation des trous de poteaux évoqués p. 108, n. 64) est loin d’être résolue car la datation des vestiges les plus anciens de la maison de Kadmos à Thèbes reste ouverte (p. 40-41 et la récente publication de A. Dakouri Hild).   La diversité des tombes et leurs caractéristiques sont aussi abordées dans le détail. Les tombes à chambre mais surtout à tholos, marqueurs indéniables de la civilisation mycénienne, apparaissent plus tard en Grèce centrale (HRIIA) que dans le Péloponnèse (HM). Le cas des tombes à fosse est plus complexe car celles de Mycènes sont tout à fait exceptionnelles et ne connaissent pas d’équivalents en Grèce centrale. Mais l’ensemble de la documentation très utile et les premières analyses d’évolutions dans les formes et les pratiques n’a pour objectif que de fournir le matériau de la troisième partie (synthétique) sur la spécificité de la Grèce centrale.

 

          Ce n’est qu’au cours de cette synthèse que l’auteur s’interroge sur les marqueurs de la culture mycénienne. Cantonnée dans un discours archéologique, l’analyse manquait auparavant de profondeur historique mais c’était un choix que de réserver la réflexion d’ensemble à la synthèse. L’auteur montre que l’émergence de la civilisation mycénienne en Grèce centrale se manifeste certes par l’adoption de traits innovants mais aussi et surtout par la transformation des coutumes de l’HM. Le substrat local est important dans le domaine de l’habitat, moindre pour les tombes et usages funéraires. En effet, en Grèce centrale, l’apparition dans l’habitat à l’HR IIIA1 de pratiques égéennes (bâtiments de plan rectangulaire composés de pièces disposées sur plusieurs axes avec primauté de la juxtaposition sur la compartimentation) peut être associée, notamment à Krissa, à des évolutions locales et non à des apports extérieurs. Ces changements s’accompagnent de l’abandon d’usages typiques de l’HM (le plan en abside notamment, les techniques de construction en arêtes de poissons et de clayonnage, l’usage des bothroi). Ils peuvent être le résultat d’un apport extérieur à Thorikos, avec l’installation de Mycéniens venus du Péloponnèse. L’auteur privilégie cependant, dans le cas de Thèbes notamment, l’émergence d’élites, à HR II A, voire HR I qui se sont approprié des usages funéraires nouveaux pour l’époque et qui sont attestés en Argolide.

 

          La démarche et les théories de Colin Renfrew inspirent non seulement la méthodologie de l’ouvrage mais aussi de nombreuses interprétations dont celle des élites guerrières en compétition (la « Peer Polity Interraction », citée p. 336). Ces observations posent aussi d’emblée la question de la nature des sociétés mésohelladique et mycénienne ainsi que l’existence et la place des élites. L’auteur s’appuie sur les données de M. Fried pour définir les différents types de sociétés et confronte ces éléments aux données rassemblées dans les deux parties précédentes.  Aussi L. Phialon a-t-elle tendance à envisager la coexistence entre deux cultures, l’une mycénienne et l’autre qui ne l’est pas. La koinè mycénienne ne serait qu’une illusion. Tout dépend des critères de définition choisis : la civilisation mycénienne se confond-elle avec la société palatiale ? Comme le rappelle l’auteur p. 369, il ne faut pas confondre société hiérarchisée et société mycénisée. Il manque notamment à ce stade de la réflexion une définition de ce que serait un état prépalatial de la civilisation mycénienne, état pourtant en partie exploré notamment grâce aux tombes à fosses de Mycènes. Il est certain que la Grèce centrale de l’HM ne se confond pas avec l’Argolide : l’existence et les affirmations d’une élite guerrière y sont beaucoup moins marquées, si bien qu’à défaut d’envisager une société plus égalitaire, il faut imaginer des modes d’expression moins agressifs de la part des élites.

 

          En conclusion de son ouvrage très centré sur la culture matérielle, l’auteur se risque à restituer ce qu’elle qualifie de « discours historique » (p. 374). Selon elle, en Grèce centrale des changements culturels importants qui sont attestés à la fin HM et à l’HR I (abandon de l’habitat à abside, tombes rouvertes et inhumations successives, comme à Éleusis) témoignent des transformations des communautés mésohelladiques. Ce phénomène prend au moins deux formes différentes : les données matérielles prouvent l’existence soit d’une société à la hiérarchisation sociale prononcée, comme on l’observe grâce aux tombes de Thèbes ou de  Thorikos, (à l’HR IIA), soit de sociétés plus homogènes (à Kirrha, Eutrésis, Orchomène, Éleusis). Ce n’est que dans un second temps (HR IIB et IIIA1) qu’apparaissent des sociétés plus complexes puis à l’HR IIIA2, des royautés mycéniennes.

 

          Ces conclusions, partielles, restent ouvertes, notamment sur le rôle de Thèbes, d’Eutrésis ou d’Athènes. Dans l’ensemble, l’ouvrage donne cependant accès à une documentation très éparpillée à laquelle elle restitue une cohérence et constitue donc une synthèse archéologique de premier plan. Avec beaucoup d’humilité et de prudence, L. Phialon montre que l’étude du matériel archéologique confirme l’importance des modifications internes aux traditions mésohelladiques et  le rôle majeur des élites locales dans l’émergence de la civilisation mycénienne. Elle montre aussi que cette région de la Grèce n’est pas devenue mycénienne de la même manière ni au même rythme, infirmant ainsi l’hypothèse d’une « colonisation » homogène des Mycéniens du Péloponnèse. L’ouvrage ouvre aussi de nombreuses perspectives et laisse de nombreuses questions en suspens : ne peut-on parler de Grèce mycénienne qu’avec l’apparition des palais ? Qu’est-ce qu’être mycénien à la fin de l’HM ? Quel était le profil des élites mésohelladiques ? Autant de questions auxquelles seule une synthèse proprement historique s’appuyant notamment sur un tel ouvrage pourra prétendre répondre.