Pirazzoli T’Serstevens, Michèle: Giuseppe Castiglione, 1688-1766, peintre et architecte à la cour de Chine.
24 x 30 cm
224 pages
74 ill. ill. coul.
ISBN 978-2-35278-026-7
Prix 59,00 €
(Thalia Edition, Paris 2007)
 
Rezension von Pierre Gentelle, CNRS
 
Anzahl Wörter : 1709 Wörter
Online publiziert am 2008-08-19
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=169
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Michèle Pirazzoli-t’Serstevens a réalisé ici un ouvrage fort bien conçu, très facile à lire et riche d’un vaste savoir maîtrisé. La belle et quasi exhaustive bibliographie rassemblée, l’index des œuvres, des personnes et des lieux ainsi que la qualité et le nombre des illustrations judicieusement rassemblées en font un livre de consultation particulièrement commode. Tout ceci vient compléter les 210 pages de l’étude proprement dite. 

 

Cet ouvrage au format 24 x 30 cm, richement illustré (75 figures) sur beau papier, raconte et explique le sens de l’œuvre de Giuseppe Castiglione (1688-1766), peintre et architecte à la cour de Chine. Six chapitres en constituent le corps. Le premier rappelle l’engagement à vie du jésuite et les années de sa formation en peinture chinoise à la fin du règne de l’empereur Kangxi. Le deuxième, les années de travail sous l’empereur Yongzheng (1723-1735). C’est le peintre de cour (1736-1747) qui fait l’objet du troisième, alors que le quatrième est consacré à la réunion des goûts occidental et chinois (1747-1755). La guerre mise en peinture (1755-1766) clôt l’évocation d’une œuvre exceptionnelle, qui fait elle-même l’objet d’une évaluation dans le chapitre sixième, où sont mesurés à la fois l’apport de Castiglione à la peinture chinoise et la manière dont elle a été reçue par ses collègues, les peintres lettrés.

 

La vie de Castiglione et son œuvre

 

Giuseppe Castiglione, né en 1688, jeune peintre milanais très doué, peint des sujets religieux dès 1707, lorsqu’il rejoint la Compagnie de Jésus à 19 ans et répond en 1709 à la demande d’envoi de missionnaires pour la Chine. Il attend à Coïmbra le navire qui l’emporte en 1714 et le dépose à Macao le 1er juillet 1715. Il arrive à Pékin en décembre, auprès d’un empereur non chinois, le mandchou Kangxi, 62 ans, qui a tenté pendant son long règne de réconcilier les sujets chinois et leurs maîtres mandchous en se montrant autant l’héritier de la grande tradition lettrée qu’un cavalier et chasseur en constant mouvement. Kangxi, en outre, favorise depuis 1670 les jésuites, dont les uns l’avaient initié à la mathématique, la musique et l’astronomie européennes, tandis que les autres servaient dans ses arsenaux à fondre des canons. Castiglione entre dans la communauté, devient peintre de l’empereur, emploi dans lequel il succède à d’autres peintres arrivés dès 1698 (Gherardini, Belleville). Il peint à l’occidentale pour la décoration de l’église de Pékin, où vivent les jésuites, et apprend à maîtriser la peinture chinoise (pinceaux, encre, pigments, papier, soie) pour satisfaire les commandes de l’empereur. Il reçoit même l’ordre d’apprendre à peindre avec des émaux sur cuivre, ce qui le contraint à « déroger » pour partie de son activité prestigieuse de peintre pour se faire artisan et pratiquer la miniature.

Une fois Kangxi mort (1722), Castiglione peint pour son petit-fils Yongzheng, les jésuites de Pékin étant exemptés de la proscription qui touche tous les autres chrétiens pour avoir soutenu le mauvais candidat au trône. C’est pendant le règne de Yongzheng, marqué par une résurgence du bouddhisme chan (zen), que celui qui a pris le nom chinois de Lang Shining de l’ouest des mers peint ce qu’on qualifie aujourd’hui de chefs-d’œuvre, le rouleau vertical dit Juruitu (un arrangement floral sur soie actuellement au musée de Taipei) et le rouleau horizontal dit Baijuntu (les cent coursiers). Il peint beaucoup de chevaux, décore des salles entières du tout nouveau « palais d’été » (le Yuanmingyuan, qui sera pillé et brûlé par les troupes franco-anglaises en 1860) et multiplie les études de fleurs, de plantes, de grues et d’oiseaux divers, le tout dans le style chinois traditionnel, tout en enseignant par ailleurs aux lettrés les techniques occidentales, en particulier la peinture à l’huile et la perspective convergente. Il participe aussi à la publication du Shixue, adaptation en chinois du jésuite peintre et architecte Andrea Pozzo (1642-1709).

 

En 1736 commence le long règne (soixante ans !) de l’empereur Qianlong, lettré autant que soldat, idéologue autant qu’admirateur de la grande dynastie chinoise des Tang (VIIe et VIIIe s.). Castiglione devient peintre de cour, au rang honorifique le plus élevé, huahuaren, peintre de peintures. Qianlong rétablit les distinctions progressivement effacées entre les cinq peuples dont il est le suzerain, Mandchous, Mongols, Ouigours, Tibétains et Chinois. Il mène une politique de conquête, se veut multiculturaliste et protecteur de toutes les religions de l’empire, animisme, chamanisme, bouddhisme chan et bouddhisme tantrique, islam, tout en adoptant un discours confucéen. Castiglione contribue à la bonne image que l’empereur veut donner de son règne. Il reste à Pékin le seul peintre étranger pendant une quinzaine d’années, puis est rejoint en 1739 par le père Attiret, surtout connu comme portraitiste, et en 1745 par le père Sichelbart. Les peintres jésuites peignent sans arrêt pour leur maître inlassable : murs du palais, paravents, papiers collés, copies d’antiques, avec souvent des couleurs importées d’Europe, pourvu que les œuvres célèbrent les vertus du règne. La description détaillée du rouleau Ping’an chun xin tu, portrait extraordinaire de Qianlong accédant au trône, vaudrait à elle seule la lecture du livre, par sa qualité, sa richesse et son analyse idéologique (p. 86 sq.)

 

Les années 1747 à 1755 sont pour Castiglione ce que l’auteur nomme « l’époque des goûts réunis » (chap. 4, p. 133). L’empereur demande à Castiglione de réaliser pour lui ce qu’il aperçoit de mieux dans ce qu’on lui présente venant d’Europe. Il va même jusqu’à lui demander de trouver quelqu’un capable de fabriquer un jet d’eau. Ce sera le jésuite français de Benoist, astronome de formation, ce qui entraîne la construction d’un pavillon d’allure européenne à l’intérieur du palais d’été (Yuanmingyuan). Sous l’injonction impériale, on voit ainsi un jésuite peintre devenir architecte et un autre jésuite, astronome, devenir fontainier. Ils réalisent un ensemble de palais européens dédiés à la promenade, au repos, à des fêtes intimes et même à des soirées musicales où furent vraisemblablement jouées des sonates du seul musicien occidental présent à Pékin, l’Italien Pedrini. Ce fut une période d’exotisme triomphant, mêlant la tradition chinoise aux nouveautés européennes constamment renouvelées. Dans le même temps, Qianlong commence à avoir besoin d’un peintre spécialisé dans les représentations des conquêtes qu’il menait à bien dans le Turkestan, l’ouest lointain.

 

Jusqu’à sa mort en 1766, Castiglione va devoir ajouter à sa palette des scènes de guerre (chap. 5, p. 173). Dès 1755, vainqueur des Zunghar, Qianlong demande à Castiglione de peindre ses victoires, en commençant par honorer un héros guerrier, Ayuxi, vainqueur avec 24 cavaliers mongols de 7 000 soldats zunghars. Le jésuite adopte dès lors l’ancienne technique chinoise du « galop volant », dans laquelle le cheval a les quatre pattes étendue à l’horizontale, chose impossible dans la réalité mais conférant au dessin une formidable impression de vitesse. Désormais, Castiglione déploie toute sa technique dans les portraits de cavaliers et de chevaux en action, avant de passer aux gravures des conquêtes. À sa mort, son cortège funéraire reçoit les plus grands honneurs de l’empire. Mort trop tôt, il ne connaîtra donc pas la suppression de la Compagnie de Jésus, décidée en 1773 par le pape Clément XIV.

 

L’apport de Castiglione et sa réception

 

Pendant plus de cinquante ans, Castiglione a vécu à la cour des empereurs mandchous, à Pékin. Il a eu ainsi l’occasion de devenir l’Occidental qui a le mieux connu et pratiqué la peinture chinoise dans les temps modernes. Portraitiste et peintre animalier, il a accepté les principes de la peinture lettrée chinoise et formé en même temps des peintres chinois aux disciplines européennes. C’est dire qu’il a produit un art métis bien avant l’époque actuelle et relié des cultures et manières de voir le monde entre la tradition de la Chine et les inventions de l’Europe.

Mais l’apport de Castiglione est plus important encore dans le domaine de l’idéologie impériale. Les trois empereurs qu’il a servis ont exigé une célébration permanente du souverain, à la fois par idéologie politique et par narcissisme. Le troisième, Qianlong, a exigé de lui des représentations picturales « modernes » : influencé par les cadeaux qu’il recevait des souverains européens, l’empereur a choisi Castiglione pour se faire peindre en acteur de plusieurs rôles, à la différence de la peinture classique qui avait fait jusque-là du portrait impérial une sorte de stéréotype destiné au service cérémoniel de la cour. La descendance en Chine de cette manière de faire les portraits de grands personnages se poursuit après Castiglione, mais cette fois loin de la cour, chez les lettrés, pour lesquels Castiglione reste trop lié au souverain mandchou.

Dans la représentation des chevaux, Castiglione a été une sorte de dernier pratiquant d’une mise en valeur de la puissance symbolique du cheval et des valeurs héritées des cavaliers nomades, déjà magnifiées par la peinture des Tang (VIe et VIIIe siècles). Il a cependant su introduire sa propre plastique, le sens du naturel, des amorces d’ombre et de lumière, la perspective et le sens de la puissance et de la dignité du souverain monté et armé (arc, carquois, lance), qui impressionnait tant les invités reçus lorsqu’ils remettaient le tribut. Les rouleaux des chasses de Mulan, postérieurs à Castiglione, portent des traces évidentes de sa manière, adoptée par les peintres lettrés. Mais, pour le XVIIIe siècle qui suit, le cheval reste trop associé, pour les lettrés, aux « barbares » qui ont envahi leur pays. Sa représentation s’efface, comme si une sorte de sentiment « national » se faisait jour. Pour les Chinois, les Mandchous ne sont jamais devenus des Chinois. Quant à Castiglione, trop chinois et marginal pour les goûts esthétiques en Occident et trop occidental pour être considéré par les Chinois lettrés autrement que comme un peintre étranger, il méritait que justice lui soit rendue.

 

Voilà qui est fait, et bien fait. Michèle Pirazzoli-t’Serstevens nous fait profiter de sa très profonde connaissance des arts chinois, par des qualités qu’elle manifestait déjà lorsqu’elle travaillait au Musée national des arts asiatiques Guimet. Conservatrice de musée et historienne de l’art, directeur d’études à la IVe section de l’École pratique des hautes études, elle n’a cessé de rendre accessible au public européen, grâce à ses publications et à ses cours à l’École du Louvre, deux mille ans d’arts chinois. Son travail, intelligent et érudit, largement ouvert sur l’histoire générale, la qualité de son écriture et la précision de ses analyses apportent une pierre capitale à la connaissance d’un peintre un peu trop négligé et assez rare dans les rapports croisés entre la Chine et l’Europe.