|
||
Compte rendu par André Buisson, Université Lyon 3 Nombre de mots : 2568 mots Publié en ligne le 2012-11-27 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1710 Lien pour commander ce livre
Dans cet ouvrage très détaillé, Nicolas Monteix s’attaque à une « chasse gardée », Herculanum, ville engloutie par les boues du Vésuve en 79 de notre ère et dont on a fait, au cours du temps, une icône. Peut-on, en effet, visiter Herculanum sans que plane autour des commentaires l’ombre d’Amedeo Maiuri ? L’auteur s’est donné pour but d’étudier l’évolution de la place tenue par les boutiques dans la topographie de la ville d’Herculanum, édifices repérables la plupart du temps grâce à la présence de pièces vides, souvent sans peintures. Chaque touriste garde en effet de cette ville l’image d’une bourgade paisible et tranquille, résidentielle, par opposition avec l’activité et l’affairisme qui régnaient à Pompéi durant la même période. En cherchant à déterminer l’importance de ces boutiques et ateliers dans la vie urbaine, pour définir la situation de leurs tenanciers (p. IX) (les auteurs latins décrivent ces boutiques comme tenant une place importante à Rome par les revenus qu’elles génèrent), Nicolas Monteix a comme idée de dépoussiérer l’image que l’on a de cette ville depuis les fouilles et publications de Maiuri. Pompéi et Herculanum ont-elles subi une évolution différente au cours de la seconde moitié du premier siècle de notre ère, ou bien ont-elles, toutes deux, vu leur patrimoine immobilier évoluer parallèlement ?
Paradoxalement, et sans doute pour pouvoir mieux s’en dégager, N. Monteix commence son étude par un très long chapitre historiographique consacré à « Amedeo Maiuri et les fouilles d’Herculanum ». Il semble en effet illusoire de débuter une étude sur ce site sans revenir sur les conditions de la découverte et de la fouille de la ville, sur le contexte socio-historique et sur la personnalité d’Amedeo Maiuri. Ce dernier, surintendant et directeur des fouilles de 1924 à 1961, a été LE fouilleur d’Herculanum pendant trente ans et la synthèse, inachevée, qu’il a fournie en 1958 est la somme des idées du maître. Maiuri a raisonné, dès le départ, avec l’hypothèse de travail selon laquelle Pompéi a subi une véritable révolution sociale, due à l’invasion de la ville par les boutiques, les commerces, les nouveaux riches, qui condamnèrent à l’exil les anciens aristocrates. Tout au contraire, le climat doux, la vie agréable d’Herculanum fut un refuge pour ces derniers « città piu tranquilla, piu silenciosa... », un lieu de détente pour les élites, loin du tumulte des grandes villes, populeuses et bruyantes à cause des commerces ! Bien sûr, il y avait des boutiques à Herculanum, mais des boutiques de luxe faisant de cette bourgade un lieu de repos, une ville résidentielle pour les riches Romains ou Napolitains. Ainsi s’élaborait sous la plume d’A. Maiuri l’image d’une société à deux classes, dont les élites jouissaient du repos en bord de mer alors que la masse populaire vivait d’activités et des ressources maritimes ; le commerce était ainsi quasi-absent, il n’y eut pas d’invasion de nouveaux riches... Pourtant, l’archéologue évolua dans ses certitudes au cours de ses recherches, même s’il eut plus de mal à les coucher sur le papier et, dès la fin des années 1930, il rapproche l’évolution d’Herculanum de celle de Pompéi à l’époque de Néron. Partant de cette base et de la bibliographie associée, formée principalement du journal des fouilles d’Herculanum, publié presque chaque année, N. Monteix s’attache à retrouver les racines des hypothèses de Maiuri dans la bibliographie plus ancienne et, déjà en 1855, Herculanum était considérée comme une ville « plus artistique » que Pompéi (p. 10). Maiuri a été aussi très influencé par les travaux du début du XXème siècle, puis par ceux de Rostovtzeff ; enfin, l’influence du fascisme a été forte dans l’expression de ses idées, expression qu’il modifia après-guerre. Les sources principales de l’étude de N. Monteix se trouvent dans les Giornali degli scavi di Ercolano (GSE) et dans les visites et fouilles qu’il a lui-même conduites. Grâce à elles, il montre l’étroite implication quasi-dirigiste et exclusive d’A. Maiuri sur ce site. Pour expliciter sa méthode, N. Monteix part de l’exemple de la Casa a graticcio, fouillée en 1927-1929 (fig. 12-13). À partir de là, il montre la liberté prise par Maiuri dans la restauration de l’édifice, et notamment dans l’emplacement des lits, mais pas seulement, ce qui permet à N. Monteix de fournir une tout autre interprétation de l’édifice : quatre appartements et non deux... ce qui l’autorise à écrire p. 36 que Maiuri a inventé deux fois Herculanum, la première en la découvrant, la seconde en la restaurant !
L’auteur propose donc une « photographie » d’une cité sur les 70 dernières années de son existence, en insistant particulièrement, et on verra pourquoi, sur la période de 62 à 79. Cela lui permet de dégager une analyse de l’économie et de la société au premier siècle de notre ère.
L’auteur cherche tout d’abord à faire la distinction entre boutique et atelier, distinction fondée sur des critères économiques, la séparation entre vente et production. Et d’abord, comment identifier ces lieux ? À partir de critères architecturaux, comme une large ouverture sur la rue. Mais aller plus loin à partir des données du GSE semble souvent difficile. L’apport des textes littéraires est faible, par exemple pour le mot taberna, qui a un double sens, de boutique et de débit de boisson ; cela en fait un terme générique du lieu de commerce, de l’atelier ou de l’espace de vente, localisé en position frontale par rapport à la maison urbaine, et le long de la route dans le cas d’un domaine rural... Voire éventuellement des cabanes ou des espaces habitables. Il était nécessaire d’établir une nouvelle définition, précisée par N. Monteix (p. 47) : « espace où se déroulent des affaires commerciales… et pouvant abriter des locaux d’habitation ». N. Monteix met alors en place une véritable méthodologie d’évaluation de ce type de locaux.
En premier lieu, la façade des lieux de métiers devient un élément important du diagnostic archéologique, notamment lors de la conservation de l’enseigne ou d’inscriptions peintes (très célèbre exemple d’Herculanum avec la boutique VI,4, photo p. 49). Pour l’auteur, un lien étroit doit être fait entre enseigne et divinité protectrice. Une étude statistique effectuée par l’auteur sur les différentes divinités concernées montre par exemple que le phallus sert à la protection des boulangeries et de la restauration des outils de travail des artisans après les événements destructeurs.
En second lieu, le système d’ouverture en façade permet souvent la distinction entre l’entrée d’une boutique et celle de l’habitation principale : un seuil de porte en tuf ou en bois pour la boutique, en calcaire pour l’appartement, et une rainure au sol permettant de dégager toute l’entrée du local (fig. 22), à différencier avec les crapaudines présentes pour l’ouverture des portes à simple ou double vantail des habitations.
En troisième lieu, les sols et les murs intérieurs, en terre battue, en simple béton gris, voire en remploi d’un sol de maison plus ancien s’il y a eu aménagement d’une boutique dans une pièce d’une ancienne maison d’habitation, puis le mobilier, qui consistait certainement en comptoirs maçonnés (doutes sur l’existence de comptoirs en bois), en étagères, etc.
En dernier lieu, les objets découverts, malheureusement trop peu nombreux pour identifier le commerce de telle ou telle boutique. Au total, N. Monteix identifie 54 locaux « commerciaux » ou artisanaux, dont 5 ateliers.
Il étudie ensuite les différents types de commerces et en propose une typologie. Son étude porte ensuite sur les commerces alimentaires, aménagés pour la restauration et vente au détail : 25% des boutiques présentent un comptoir maçonné dans lequel sont incorporées des jarres en terre cuite. L’auteur se lance dans une utile étude historiographique de ces thermopolia / caupona, puis dans l’examen détaillé des comptoirs et des décorations spécifiques à ces lieux, qui peuvent ou non être en relation avec le commerce alimentaire. Le comptoir joue un rôle multiple dans la boutique ; il est le lieu d’exposition des produits mis en vente et comporte des aménagements qui sont ensuite passés en revue : insertion d’un chauffe-eau (explication détaillée sur la base de la boutique d’Asellina (fig. 34), table de cuisson dans 8 boutiques d’Herculanum et 128 à Pompéi ; stockage des denrées dans les dolia : il se livre à une longue discussion sur les matières stockées, en tenant compte de la porosité de la céramique en cas d’absence de poissage, de l’absence de denrées dans les dolia retrouvés et de l’utilisation de certains comme cachettes de trésor monétaire… Devait-on privilégier les denrées solides ? ou sèches (des noix dans le dolium de la Casa del Priapo). À partir d’une longue discussion sur l’ergonomie des locaux, il élabore une typologie des lieux destinés au commerce alimentaire (13 à Herculanum et 166 à Pompéi).
Puis il passe en revue les boulangeries et autres lieux de confection du pain. Ce long passage montre la familiarité de l’auteur avec ce type de métier. Le recensement des lieux montre la présence de deux boutiques ou ateliers à Herculanum et de 36 à Pompéi. La découverte de pains carbonisés, les représentations peintes sont autant de témoins nécessaires à l’identification des installations spécifiques à ce type de commerce. La mouture du grain, explicitée par les reliefs sculptés comme celui d’Eurysacès à Rome, ceux d’Ostie, etc. nécessite la cohabitation avec les animaux de trait (ânes ou chevaux) mais aussi des hommes. L’ergonomie des locaux est décrite avec une très grande précision : la mouture avec l’analyse des espaces de rotation autour des meules et la discussion sur l’emploi d’hommes ou d’animaux ; le pétrissage du pain, mécanique ou manuel avec son espace de travail et les outils. À cette occasion, il réexamine les données de fouilles d’Herculanum sur la prétendue découverte de moules en bronze, mais qui ont été trouvés à l’étage et non dans la boulangerie elle-même. Grâce aux exemples extérieurs, et notamment pompéiens, son étude et sa reconstitution de tout l’artisanat et du travail du boulanger, pétrin, plans de travail, tables de façonnage, étagères pour la fermentation, marquage des pains avec un sceau, et le four, en général placé contre un mur, ainsi que les aménagements (tuyaux) permettant de chauffer le fournil avec la chaleur du four (pour faciliter le pétrissage) sont d’une précision et d’une utilité extrêmes. L’auteur propose même de faire la différence entre boulangeries et boulangeries+boutiques de vente.
Enfin, son examen se porte sur la filière textile. Avec la même méthode, il recense tous les locaux et identifie la partie du métier adaptée à ce lieu : le lavage des toisons qui nécessite chaudière et local de séchage avec perches d’égouttage ; le tissage avec les métiers à tisser, les lieux de filage avec leurs petits artefacts (fusaïoles, quenouilles, pesons) et les teintureries. Il réexamine la « presse à vêtements » de la boutique d’Herculanum et prouve qu’elle servait sans doute pour l’huile de parfumerie et non pour le linge. Son recensement de ce métier montre la présence de 2 échoppes à Herculanum, contre 24/27 à Pompéi (ville drapière).
La présente étude repose enfin sur une archéologie du bâti : pour étudier l’évolution de l’urbanisme, N. Monteix montre la nécessité de reposer la question de la caractérisation des différentes phases de construction et de disposer d’une chronologie relative fine, faute d’avoir une chronologie absolue (cette dernière ne pouvant s’appuyer que sur des édifices publics datés comme le théâtre augustéen, l’aedes augustalium vers 11 ap. J.-C., ou le portique claudien réaménagé sous Vespasien). L’auteur fournit un catalogue des matériaux utilisés, lave, tufs, et une typologie en 8 catégories de constructions, et des remarques sur leur emploi et les endroits d’usage optimal. Grâce à l’élaboration d’une véritable méthode de travail sur le bâti autour de la façade de la Casa del tramezzo di legno (fig. 111) sur laquelle il fait la distinction de 7 types différents de maçonnerie, il propose une recomposition remarquablement fine de la chronologie relative de cette façade (p. 233). À travers cet exemple, apparaît une chronologie de la sismologie locale, avec le tremblement de terre bien connu de 62, mais aussi un autre entre 62 et 79 : des attestations littéraires et de remarquables détails fournis par Sénèque, une inscription de Vespasien mentionnant la restauration du temple de la Grande Mère au début des années 70, de nombreux travaux inachevés en 79 prouvent ainsi l’existence d’activités volcaniques et bradysismiques, particulièrement relevées ici. Une confirmation à ces hypothèses est donnée avec la façade de l’insula Or IIa.
La synthèse de ses analyses trouve son aboutissement dans l’examen de l’insula Or Iia, que l’on a l’habitude de désigner sous le nom de « palestre ». L’étude du site et de son implantation, sur une forte pente (+6m), en grande longueur (+106m) et désaxé par rapport à la trame urbaine, montre que l’insula n’appartient pas au plan d’urbanisme d’Herculanum. L’auteur démontre une articulation en trois ensembles. En façade sur la rue, il repère 14 boutiques en fonctionnement en 79 de notre ère, soit 25% de la totalité de celles d’Herculanum. La lecture de tous les termes de la construction lui permet de déterminer l’histoire du site, sa fondation et sa destination : fondé à l’époque augustéenne, achevé vers 30, désigné tour à tour comme palestre par les découvreurs, ou bien comme temple de la Magna Mater avec salle à abside à voûte étoilée, au nord duquel se déploieraient éventuellement d’autres activités (p. 267). L’aile ouest est formée de boutiques, dont il examine chacun des blocs et sa dynamique de construction. Cette partie de son étude montre que certaines boutiques sont des aménagements récents (Vespasien), précédant de peu l’éruption (il fait le constat que le séisme de 70-75 fut plus fortement ressenti que celui de 62 et que les réparations furent faites en op. vitatum mixtum). Cette étude particulièrement minutieuse de l’ensemble de l’insula débouche sur une histoire fine du bâti, la construction de mezzanines, la réfection d’escaliers, la division d’appartements, le percement de portes. Le développement tardif des boulangeries (après 60) signifie le décalage entre les fonctions publiques et privées, avec peut-être le souci de procurer un revenu locatif (?). Pour ce faire, l’auteur montre des parallèles possibles avec les îlots d’Ostie autour du sanctuaire d’Hercule et de celui de Sérapis, dont les revenus locatifs étaient sans doute gérés par une association religieuse.
Cette mise en place d’une méthodologie tout à fait convaincante lui permet de proposer une restitution des implantations commerciales en façade des 7 insulae complètes de la ville. Son suivi de l’évolution insula par insula, fournit le constat que tous les îlots pseudo-rectangulaires ont été d’abord divisés en 2 par une ligne médiane nord-sud à l’origine.
Ainsi, la petite ville d’Herculanum se débarrasse de « l’omniprésence tutélaire d’A. Maiuri » (p. 371) pour rejoindre l’évolution sociale déjà bien étudiée à Pompéi : on constate ainsi un renouveau urbain sous Auguste, lié à l’obtention tardive du droit de cité (construction de thermes, du théâtre, du portique, de l’insula Iia). Puis, sous les julio-claudiens, les étages représentent 31% de la surface bâtie et les boutiques en façade 6%. Enfin, jusqu’à l’éruption de 79, on note la croissance de la surface occupée (+32%, notamment en mezzanines) : croissance du nombre des boutiques, mais majoritairement sur les parcelles privées, peut-être dans un cadre spéculatif, comme celui que J. Andreau a mis en évidence à Pompéi. En somme, grâce à la finesse des détails mobilisés par son analyse, l’ouvrage de N. Monteix fournit une nouvelle lecture de la ville d’Herculanum, et surtout un manuel régional d’archéologie du bâti de grande valeur.
|
||
Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |