Grandjean, Y.: Le rempart de Thasos (avec la collaboration de Wurch-Kozelj, M. et la participation de Kozelj, T), Études Thasiennes Fasc. XXII, 21 x 29.7, 651 p., 451 fig. dont 38 en couleurs, 2 dpl., 1 pochette h.t. contenant 11 dpl., 2560 g, ISBN : 978-2-86958-228-6, 120 €
(École française d’Athènes, Athènes 2011)
 
Rezension von Baptiste Vergnaud, Université Bordeaux 3
 
Anzahl Wörter : 2189 Wörter
Online publiziert am 2013-03-27
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1711
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          L’imposante monographie d’Y. Grandjean (YG) sur le rempart de Thasos compte parmi les rares publications entièrement dédiées au système défensif d’une ville antique. Elle est l’aboutissement attendu d’un siècle de recherches de l’École française d’Athènes sur l’urbanisme de cette cité majeure du nord de l’Égée. Le rempart est l’un des premiers monuments à avoir été étudié, et ce, dès le début des recherches à Thasos en 1911.

 

        L’étude est logiquement divisée en deux grandes parties. La première propose une description, une analyse et une interprétation des vestiges, secteur après secteur, en suivant le tracé du rempart dans le sens des aiguilles d’une montre à partir du bord de mer pour finir par le port fermé. La seconde partie est une imposante synthèse des informations rassemblées dans la précédente. YG y discute d’abord de la chronologie de la fortification en abordant en premier lieu les sources littéraires puis les sources archéologiques. Il propose ensuite une discussion détaillée des différentes composantes de l’ouvrage fortifié : courtines, tours et portes. Il offre de nombreuses restitutions, utiles et convaincantes, et discute de tous les aspects liés à l’étude des fortifications : architecture, valeur tactique, valeur symbolique, etc.

 

          La description des vestiges proposée en première partie est très détaillée et richement illustrée. C’est ce qu’on attend d’une monographie de ce type. L’importante synthèse proposée en seconde partie revient en premier lieu sur les problèmes liés à l’occupation et à la défense de Thasos avant la construction de la première véritable enceinte au début du Ve s.[1](p. 351-356). YG revient naturellement sur l’interprétation du fameux passage d’Archiloque qui mentionnait un pyrgos, parfois identifié à l’acropole de Thasos, mais qu’il faut maintenant, grâce aux travaux de Fr. Salviat, mettre en rapport avec le site d’Oisymè, une colonie thasienne du VIIe s. située sur le continent et fortifiée dès la première moitié du VIe s. C’est aussi de cette période que date la première construction défensive de Thasos. Ce mur, construit plusieurs décennies avant le rempart, a été mis au jour dans les années 1990 dans le secteur du passage des Théores. Sous ce passage s’ouvrait la porte dite « des Charites »  encadrée par deux puissants murs de soutènement appartenant à un système de « protection localisée » (p. 354 n. 21), ou en d’autres termes, à un système de défense discontinu qui reste assez énigmatique.

 

          Après l’inventaire commenté des différents textes littéraires et épigraphiques en rapport plus ou moins direct avec le rempart du Ve s., YG conclut en établissant une chronologie basée sur les informations rassemblées dans ces textes (p. 366-367). Elle permet de mettre en évidence trois phases de construction. L’ouvrage initial fut construit entre 494 et 491 puis détruit par les Perses en 491. La première phase de reconstruction est placée entre 478 et 465. Le rempart est détruit à nouveau en 463 après le siège des Athéniens. Ce n’est qu’une cinquantaine d’années plus tard, en 411, que le rempart est partiellement reconstruit. Les textes montrent en outre qu’il a fait l’objet d’un entretien constant et de réfections mineures jusqu’à la seconde moitié du IIs. p.C.

 

          YG propose ensuite une synthèse des informations chronologiques tirées des analyses architecturales, stratigraphiques et iconographiques (p. 367-383). Les données de terrain concordent avec les textes et confirment la date de construction de l’ouvrage dans les premières années du Ve s. YG ne voit pas d’inconvénient à ce que le rempart, long de 3,6 km, ait pu être construit en quelque trois années étant donné que les moyens humains et matériels étaient réunis. Plusieurs exemples viennent en outre appuyer cette idée : celui de la muraille de Thémistocle à Athènes, celui de Messène et celui de la muraille des Épipoles.

 

          Pour la période située entre 491 et 411, YG souligne que la stratigraphie apporte peu de renseignements et que les destructions évoquées dans les sources n’ont généralement pas pu être identifiées sur le terrain. Il note toutefois (p. 370), à juste titre, que destruction n’est pas nécessairement synonyme d’arasement total des constructions, mais qu’il faut plutôt y voir une démilitarisation partielle de l’ouvrage (brèches, arasement des parties hautes, destruction d’une tour). Il évoque les différents secteurs potentiellement remaniés (secteur du Pythion et du temple d’Athéna) ou restés intacts pendant cette période, tels que le diateichisma.

 

          Le IVe s. n’est pas marqué par des modifications majeures du rempart, mais par un certain nombre d’opérations d’entretien et d’exhaussement des portes (porte du Silène, porte d’Hermès). Les réfections au IIIe s. semblent plus importantes et consistent notamment en la construction de nouvelles tours dans la plaine (tours IX à XIX) dans les années 240-230. La basse époque hellénistique est marquée par des travaux mineurs et notamment par l’obturation de deux ouvertures dans la tour XIV qui pourrait être mise en relation avec la guerre mithridatique du début du Ier s. Les mêmes opérations semblent avoir été effectuées pour les autres tours du voisinage de la tour XIV. À l’époque romaine impériale, le rempart continue à être entretenu pour des raisons de représentation. Enfin, il semble que la destruction finale de l’ouvrage puisse être placée dans la seconde moitié du IIIe s. p.C. YG est tenté de la mettre en relation avec l’invasion des Hérules en 267-270 p.C.. La destruction, comme en témoigne l’état de conservation actuel de l’enceinte, n’a été cependant que partielle. Le rempart antique a subi de profonds dommages à l’époque médiévale pendant laquelle ses blocs furent réutilisés pour construire l’imposante forteresse qui se dresse aujourd’hui sur l’acropole. Le démantèlement partiel de la muraille s’est poursuivi à l’époque moderne.

 

          Le chapitre II (p. 385-416) de cette synthèse est consacré aux courtines (largeur, fondations, appareils, escaliers d’accès, hauteur, chemin de ronde et parapet, rues, évacuation des eaux). Il permet de rendre compte de la diversité de l’appareillage et notamment de l’utilisation de l’appareil polygonal à joints courbes, technique de construction empruntée à la tradition architecturale lesbo-éolienne. Il présente également des exemplaires de merlons de forme tout à fait inhabituelle, qui appartiendraient très vraisemblablement à un ouvrage défensif de la fin du VIe s. bâti au sud du théâtre (p. 409-411). Le chapitre suivant (p. 417-512) propose un commentaire sur les tours qui se comptaient au nombre de 22 et dont une seulement était de plan en U (tour-porte de Sôtas). La prévalence du format quadrangulaire n’a rien d’exceptionnel puisqu’il était privilégié partout dans le monde grec de l’époque archaïque à l’époque hellénistique. Six de ces tours sont contemporaines du premier état du rempart. Les onze dernières furent édifiées dans les années 240-230. YG conclut le chapitre en notant que l’enceinte, malgré les adaptations dont elle a fait l’objet, accuse un certain retard par rapport au progrès de la poliorcétique, notamment en ce qui concerne la défense des portes (p. 511-512). Ce sont ces dernières, douze repérées, qui font l’objet du quatrième chapitre. Après une brève synthèse sur les portes sculptées, qui avaient fait l’objet d’une monographie par Ch. Picard en 1962, YG dresse une typologie et propose des restitutions. L’un des points forts de ce chapitre est l’importance accordée à l’étude des systèmes de fermeture. Si, du fait de leur valeur tactique, les portes ont toujours retenu l’attention des teichologues, les moyens par lesquels ces entrées pouvaient être fermées sont rarement envisagés dans la littérature archéologique. Ceci est dû en grande partie au faible état de conservation des constructions, mais aussi à l’absence des seuils et des montants dont l’étude permet de comprendre les mécanismes de verrouillage. Les propos d’YG viennent donc à point puisqu’aucune étude de ce type n’a été produite depuis celles de F.E. Winter (Greek Fortifications, 1971, 253-268) et A.W. Lawrence (Greek Aims in Fortifications, 1979, 246-273). Les relevés et les restitutions proposées constituent donc un apport très utile dans ce domaine.

 

          La conclusion de l’ouvrage reprend les grandes lignes de la synthèse. YG souligne les qualités tactiques de cette enceinte réalisée à grands frais et en peu de temps par une cité qui en avait les moyens. Le tracé de cet ouvrage construit entre 494 et 491 est resté le même tout au long de son existence à quelques très légères adaptations près. Si nombre d’enceintes ont connu des élargissements, il ne s’est pas avéré nécessaire d’étendre celle de Thasos car elle fut construite en fonction du tissu urbain déjà établi et parce que ses concepteurs ont laissé suffisamment de place pour que la ville puisse se développer sans problème jusqu’à l’époque romaine impériale (p. 572). YG insiste enfin sur la dimension esthétique et symbolique de cette construction. L’utilisation du marbre et de matériaux variés, l’emploi de différents appareils ou encore l’association d’images divines aux portes témoignent de la charge symbolique de l’enceinte, reflet de la richesse de la cité et de la qualité de ses architectes et de ses artisans. Ce souci esthétique était loin d’être une préoccupation secondaire dans l’esprit des constructeurs, et ce, dès l’époque archaïque comme le montrent les exemples de Larisa sur l’Hermos ou de Smyrne en Asie Mineure.

 

          La conclusion de l’ouvrage est suivie par des annexes. YG envisage d’abord la métrologie pour tenter de mettre en lumière les unités de mesure utilisées par les architectes pour la construction de l’enceinte et pour les différentes phases de renforcement (p. 575-579). L’exercice est compliqué, mais a conduit l’auteur à retenir trois unités linéaires. Cependant, comme le souligne YG, le rempart de Thasos, à l’instar d’un grand nombre de fortifications archaïques ou classiques, ne se conforme pas à un module fixe et est loin d’atteindre le niveau de standardisation recherché pour les grands chantiers d’architecture religieuse. L’annexe II consacrée aux inscriptions du rempart est un catalogue qui présente les textes en rapport avec le rempart (p. 581-594). Ces inscriptions sont déjà utilisées et commentées dans le texte, mais ce dossier en forme de catalogue ne s’avère pas superflu. YG propose ensuite un dossier sur les marques de carriers encore visibles ou recensées à l’occasion des recherches précédentes (p. 591-605). Dans les dernières années, 342 marques ont été répertoriées. Elles s’ajoutent aux 242 déjà relevées. Il est difficile de connaître la signification exacte de ces marques et de préciser le statut de leurs auteurs. Tous les acteurs de la construction sont susceptibles d’avoir laissé la leur. L’étude de ces marques ne permet pas de préciser la chronologie du rempart. En revanche, elle permet de montrer que certains ouvriers ou carriers ont pu travailler sur plusieurs secteurs. C’est le cas du fameux Parménon et d’autres personnages présentés dans la liste p. 602-603. Des Thraces semblent également avoir été impliqués dans ce grand projet. Enfin, la dernière annexe (p. 607-612), rédigée par les deux autres contributeurs à la monographie, nous informe que les blocs de marbre et de gneiss furent extraits des carrières de la ville et de carrières proches de Thasos. Le gneiss semble provenir en totalité des premières alors que le marbre provient à la fois des carrières de l’acropole, mais aussi d’autres lieux d’extraction sur l’île (Mourgena, Saliara, Vathy, Phanari). Les auteurs précisent qu’en l’absence d’études granulométriques approfondies, il ne faut exclure aucune carrière.

 

          Le rempart de Thasos est une étude archéologique et historique très complète. Elle se distingue par son approche systématique de tous les détails du monument et par la richesse des illustrations. Elle fait la synthèse d’un siècle de recherche sur un monument exceptionnellement bien conservé malgré les assauts de l’urbanisme moderne. C’est également un travail considérable d’archivistique que l’on peut sans difficulté mesurer en parcourant l’ouvrage. Il propose des photographies anciennes et un certain nombre de croquis présentant des parties de l’ouvrage aujourd’hui disparues, telle que la porte de Sôtas. Cette monographie est un apport considérable à la fois pour la connaissance de cette cité majeure du nord de l’Égée, mais aussi pour l’étude des fortifications grecques.

 

          L’étude de ces monuments a connu un regain d’intérêt dans les dernières années comme en témoigne la parution des ouvrages d’A. Sokolicek (Diateichismata Zu den Phänomen innerer Befestigungsmauern in griechischen Städtebau, Vienne, 2009), de R. Frederiksen (City Walls of the Archaic Period, Oxford, 2011) et de S. Fachard (Les fortifications du territoire d’Érétrie : étude sur la défense de la « Chôra » aux époques classique et hellénistique, Gollion, 2012) pour ne citer que les plus récents. De nombreuses rencontres scientifiques ont également eu lieu récemment et témoignent de la vivacité des études sur la défense et l’architecture militaire. C’est le cas du colloque d’Istanbul en 2007 édité par J. Lorentzen et alii (Aktuelle Forschungen zur Konstruktion, Funktion und Semantik antiker Stadtbefestigungen, Istanbul, 2010) et du colloque qui s’est tenu à Athènes en décembre 2012 et qui fait écho à celui, fameux, édité par H. Tréziny et P. Leriche sous le titre La fortification dans l’histoire du monde grec (Valbonne, 1982). Ces publications portent sur des thèmes très variés et mettent en lumière les nombreuses problématiques qui y sont associées. Cependant, il est important que les discussions et les nouvelles perspectives de recherches continuent à être alimentées par des études aussi bien documentées et aussi systématiques que celle d’YG. Il y a donc fort à attendre des travaux actuellement menés sur les remparts de Priène ou encore d’Halicarnasse.



[1] Toutes les dates sont a.C. sauf indications contraires