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Compte rendu par Christophe Henry Nombre de mots : 5634 mots Publié en ligne le 2012-11-28 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1723 Lien pour commander ce livre Du 23 juin au 14 octobre 2012 le musée Fabre de Montpellier Agglomération et le musée des Augustins de Toulouse proposaient une exposition consacrée à la fortune européenne de Michelangelo Merisi da Caravaggio dit en France Le Caravage (Milan 1571 - Porto Ercole 1610). En collaboration avec le Los Angeles County Museum of Art et le Wadsworth Atheneum Museum of Art de Hartford qui accueilleront respectivement l’exposition du 11 novembre 2012 au 10 février 2013 et du 8 mars au 16 juin 2013, les deux institutions françaises œuvraient sous l’égide de l’organisme de coopération franco-américaine FRAME (French Regional American Museum Exchange), qui contribuait ainsi à l’organisation d’un événement majeur pour la vie culturelle et l’érudition internationale en matière de connaissance de la peinture du XVIIe siècle. En témoigne un riche catalogue dirigé par Michel Hilaire et Axel Hémery (Corps et ombres : Caravage et le caravagisme en Europe, 5 continents éditions, Milan, 2012), qui met à la disposition du public un panorama de la réception du modèle caravagesque et de ses nombreuses connexions stylistiques, ainsi qu’un état de la question très précis (voir G. Papi, "Caravage, sa méthode et son "école" : réflexions et actualisations", p. 25-43). Mais dans l’ordre des mises au point, c’est sans doute l’ouvrage d’Olivier Bonfait, Après Caravage. Une peinture caravagesque ?, paru en juin dernier, qui pose avec la plus grande clarté les questions relatives à la fortune et à l’aura du grand maître lombard.
La fonction d’une exposition est avant tout de donner à voir des œuvres souvent dispersées et de rendre ainsi possible l’approche renseignée de leur matérialité. Si le catalogue, aussi épais soit-il, permet une mise à jour de données bibliographiques essentielles et expose les principes de nouvelles attributions ou identifications iconographiques, il est toujours délicat de mener en son sein une réflexion ample et argumentée sur la thématique choisie et ses inévitables limites terminologiques et conceptuelles. C’est ce qui fait tout l’intérêt de l’ouvrage d’O. Bonfait, qui interroge justement « le schéma de filiation qui structure l’histoire de l’art, l’esprit de classement et la caravaggiomania du XXe siècle », lesquels « ont abouti à rassembler ces peintures, marquées par la représentation du réel et les effets de clair-obscur, au sein d’un mouvement européen : le caravagisme ». Dans cette optique, l’auteur ne craint pas de tester et même de remettre en doute l’effectivité et les finalités de ce mouvement et son lien avec la peinture qui lui a donné son nom. Le postulat de l’auteur, largement justifié par une observation attentive des œuvres, est que l’esthétique du maître « ne fut reprise ni comprise par aucun de ses suiveurs ». Une analyse du supposé « mouvement » s’impose donc, à la charge de celui que le sujet intéresse, de savoir distinguer entre, d’une part, la mode des effets comme ce célèbre clair-obscur qui est loin d’être le propre de Caravage et, d’autre part, l’engouement pour les motifs inconvenants comme les pieds sales des modèles ou la morbidité cadavérique. On ne négligera pas non plus les imitations trop savantes qui retirent de l’art du maître ce qui ne convient pas aux collectionneurs et surtout les parcours artistiques indépendants, comme celui de José de Ribera, qui partent de Caravage ou du même contexte que lui mais aboutissent généralement à une manière picturale qui ne saurait lui être assimilée.
En s’efforçant d’envisager la diversité artistique autour et après Caravage, O. Bonfait montre bien qu’en peinture comme en politique l’histoire ne se répète pas. L’apparence d’analogie et les ressemblances qui ont justifié l’élaboration de la notion de caravagisme dissimulent en fait des sous-ensembles stylistiques comme celui formé par les tableaux peints selon la méthode dite de Manfredi, dont une étude approfondie (Deuxième partie : « Le temps de Manfredi », p. 66-125) démontre à son tour la richesse et la personnalité des manières. À cet égard, l’ouvrage d’O. Bonfait, plus encore qu’un essai, constitue un véritable cours d’histoire de l’art au sens classique du terme, puisqu’il invite son lecteur à découvrir cette complexe idiosyncrasie du phénomène stylistique sans laquelle les œuvres ici étudiées n’auraient jamais été distinguées du lot commun des enseignes et des bannières. Quoi de plus stimulant pour la réflexion esthétique qu’une bonne cure de doute sur les étiquettes ? Des outils qui sont aussi indispensables qu’arbitraires selon le mot de Robert Rosenblum. Le but d’O. Bonfait n’est pas forcément de renoncer à celle de caravagisme germée en 1914, mais, avant tout, d’en « questionner la pertinence » et, ce faisant, de « comprendre les processus de la création, étudier ce qu’est un phénomène artistique, analyser comment œuvre l’histoire de l’art » (p. 11).
Au-delà de la présentation générale du parti pris audacieux de l’ouvrage sur laquelle toute recension aurait insisté, nous avons choisi de nous concentrer sur la première partie de l’ouvrage, intitulée « L’effet Caravage » (p. 13-63), tant elle nous paraît neuve et caractéristique de ce qui fait l’originalité méthodique de l’auteur. Cette épaisse entrée en matière, à laquelle un livre entier aurait pu être consacré, propose la nécessaire étude historiographique que se doit de comporter toute analyse de cette classe particulière de faits historiques que sont les phénomènes reconstitués a posteriori par la critique, qu’il s’agisse de mouvements, de mentalités ou de courants. En tant que terminologie et en tant que concept d’histoire de l’art, le caravagisme a une histoire propre qui nous renvoie tout autant au XVIIe siècle qu’au XXe siècle. C’est l’Europe des connaisseurs et des critiques d’art du Novecento qui forma en effet ce nouvel « -isme » sur la base lexicale du caravaggesco et du caravaggista inventés par l’abbé Luigi Lanzi pour désigner les seguaci (suiveurs) plus ou moins hâtifs du maître, en opposition aux scolari – élèves que Caravage n’eut d’ailleurs pas (L. Lanzi, Storia pittorica dell’Italia dal risorgimento delle belle arti fin presso al fine del XVIII secolo, 1796).
Montrant bien comment l’historiographie du caravagisme s’inscrit, au début du XXe siècle, dans le cadre d’une préoccupation relative à la grande diversité des talents artistiques et à la nécessité critique de leur recensement – souci critique dont Roberto Longhi fut un des champions italiens –, l’auteur indique les glissements progressifs qui, de publications en expositions, conduisirent la critique à consacrer l’idée d’un caravagisme européen. Très utile a priori, cette idée permit de rattacher à une personnalité d’artiste, volontairement interprétée dans un sens romantique et tragique, des surgeons nationaux préoccupés par les effets de réel – qu’il s’agisse des « peintres de la réalité » auxquels la conservation du musée du Louvre consacra en 1934 une exposition qui fit date, ou des représentants du naturalisme napolitain. Poussée jusqu’à l’absurde, cette façon de rapporter tout ou partie de l’histoire de l’art d’une époque au rayonnement d’un seul maître força l’identification du style de Caravage au clair-obscur et, partant, associa volens nolens à Caravage toute peinture jouant d’effets de lumière. C’est à cette même méthode que l’on doit aussi l’idée étrange sinon pertinente d’un « pré-caravagisme », permettant ainsi au critique quelquefois dupe de sa spéculation de faire en somme de Caravage le dénominateur commun ou le point de référence obligatoire de toute la peinture européenne du XVIIe siècle.
O. Bonfait ne dissimule rien de l’ampleur de l’obsession relative à Caravage dans la seconde moitié du XXe siècle : « Les grands musées devaient posséder du Caravage (le Metropolitan réussit à acheter deux œuvres en 1950 et 2000 et en présente plus ou moins quatre) et offrir des salles caravagesques dans le parcours des visiteurs. » (p. 20). Le commentaire que fait l’auteur de ces accrochages ad hoc est plutôt savoureux : « Le Grand Louvre présente dans son parcours de l’école française une salle intitulée Les caravagesques français, bousculant ainsi quelque peu la notion d’un courant à la fois italien et international, d’autant plus que sont accrochées, au milieu d’œuvres romaines de Valentin ou de Régnier, des œuvres d’artistes passés par Rome mais plus marqués par Rembrandt, comme Vignon, ou revenus à une monumentalité austère très française comme Tournier, ainsi qu’une grande toile de La Hyre, qui n’a jamais vu ni Rome ni une œuvre de Caravage, mais dont le sujet, L’invention du corps de saint François, impliquait un jeu de clair-obscur et un traitement avec un certain réalisme. » (p. 20-21). Ainsi est clairement identifié le principe d’une globalisation qui en vient à associer le caravagisme à l’emploi du clair-obscur, non sans négliger que ce dernier est rien moins que le moyen le plus courant de toute peinture figurative, en particulier dans sa formule contrastée que pratiquent volontiers les XVIe et XVIIe siècles. On voit ici tout l’intérêt d’une approche historiographique approfondie qui revient sur la rapidité avec laquelle s’opèrent les glissements stylistiques et les effets de mode plastiques. Pourtant, comme le rappelle O. Bonfait, Roberto Loghi avait « très rapidement séparé le clair-obscur de Caravage, issu d’une luce formante – qui fait émerger les formes de l’ombre comme un spot de théâtre ou de cinéma –, du clair-obscur couramment utilisé dans le nord de l’Italie, fait de taches d’ombres plaquées sur des formes… » (p. 21, voir aussi « L’intelligence des ombres », p. 165-177). Et c’est bien la négligence de cette fonction plastique du clair-obscur et son opposition relative à certains principes conventionnels de la représentation comme l’harmonie chromatique qui favorisèrent l’amalgame entre Caravage et un certain nombre de ses supposés « suiveurs ».
Avec les années 1970 s’affirme toutefois une volonté experte de raisonner cette « conception trop facilement englobante » (p. 22). O. Bonfait rend compte de l’intéressante tension qui en découla entre des historiens de l’art comme l’américain Richard Spear, qui tenta de hiérarchiser chronologiquement et stylistiquement la descendance de Caravage, et les tenants de « l’un des événements artistiques les plus importants du XVIIe siècle » (Mina Gregori). La volonté pugnace de rendre lisible cette époque de la peinture, à l’appui du rayonnement d’un grand artiste disposant de l’amitié du public contemporain, devait progressivement être raisonnée et laisser place à de nécessaires approfondissements : à commencer par le plus évident de tous, qui consistait à cerner, au sein de l’œuvre des peintres de la nébuleuse caravagesque, les moments et périodes lors desquels la relation à l’art de Caravage était vivante. Nombre d’artistes avaient basculé très tôt dans un art plus courtisan, plus clair, plus fluide et plus léché – fallait-il qu’ils continuent d’être identifiés comme caravagesques ? O. Bonfait va plus loin encore : s’intéressant au cas d’Orazio Borgianni (1574-1616), souvent considéré comme un caravagesque exemplaire, il rappelle la diversité des commandes qui l’ont inévitablement conduit à peindre d’une façon bien différente de celle de Caravage, ou du moins à reformuler entièrement le style de ce dernier en fonction des contextes de création mais aussi de sa personnalité. Suivant Roberto Longhi dans sa découverte de la complexité du peintre, O. Bonfait suggère que l’art du maître fut avant tout employé comme un remarquable point de départ ou comme un modèle au contact duquel ses émules, en dépit d’un ardent désir d’identification, forgèrent inévitablement une manière propre. Mais comme le montre le cas de Borgianni, et comme l’écrit Longhi, la compréhension de ce processus stylistique nécessite une véritable considération du détail de la peinture : « Le travail du pinceau, qui chez Caravage, disparaît une fois l’œuvre finie, ici se montre à la superficie des larges et rapides coulées, dans les impromptus détails lumineux de la forme » (cit. d’après Longhi, p. 32).
Bien plus que ne laisseraient entendre les termes de fortune ou de rayonnement, la relation de tout artiste à Caravage est d’une complexité qui met l’historien de l’art au défi de l’étude monographique et comparée des œuvres, afin d’être en mesure de ne pas confondre imitation globale et contamination visuelle, transfert momentané d’un motif et influence stylistique, analogie plastique et adhésion spirituelle, etc... L’étude des échos contemporains de la célèbre Vocation de Saint Matthieu de Caravage (p. 33-39) s’y emploie ici, faisant état, au seuil du second chapitre consacré en propre aux années 1600-1610, des très nombreux facteurs dont il faut tenir compte pour juger de l’appropriation caravagesque, mais surtout de la contradiction stylistique qu’elle peut engendrer : « Dans tous les tableaux examinés, les peintres ont cassé l’unité de lieu fondamentale, soulignée par un décor presque abstrait, digne d’une scène de théâtre actuel, sur laquelle avait insisté Caravage : une unité de lieu non seulement tragique, dans cette boîte close renversée vers le spectateur et rendue implacablement en deux dimensions, mais aussi métaphysique, avec le sacré qui fait irruption, sans franchir nulle porte d’entrée, dans l’univers du réel. » (p. 37) Et le même type d’analyse approfondie conduit l’auteur à faire des remarques qui renseignent directement les conditions de la créativité artistique : « la tableau qui fait face à la Vocation de saint Matthieu, le Martyre de saint Matthieu, est d’une violence trop absurde pour être copié. Mais adapté au thème du Christ chassant les marchands du Temple, il a suscité de nombreuses dérivations pour des collectionneurs privés, dues au pinceau de Manfredi, Boneri, Valentin, Rombouts. » (p. 38). Amplement documenté par l’historiographie du sujet et l’étude des œuvres, le point de vue courageux qui est adopté ici trouve, au terme d’un premier chapitre conçu comme un véritable tractatus critique et méthodique du sujet, une formulation d’une clarté exemplaire : « La peinture « caravagesque » est un quelque chose d’autre, en lien avec la peinture de Caravage mais sans rapport avec lui. C’est elle maintenant qu’il faut explorer. » (p. 39).
Le second chapitre (Rome 1600-1610 : la mode Caravage, p. 40-63) nous emporte donc dans la Rome des années 1600, celle du « succès croissant du peintre lombard » (41). Loin de la légende noire d’un Caravage pré-romantique, O. Bonfait rappelle, conformément à l’état actuel de la question, combien le peintre était « en vogue » ; son inconséquence civile (rixes et non-paiement de loyer) est ainsi rapportée avant tout à son souci de défendre sa manière inédite et sa renommée et de s’assurer des commandes et des revenus « sans dépendre d’un patron et selon un rythme de travail qu’il était à peu près libre d’aménager à sa guise. » (p. 42). De ce point de vue, le portrait qui a été fait du peintre à l’appui des minutes de procès et de témoignages de concurrents comme Giovanni Baglione peut passer pour rien moins qu’infamant, dans la mesure où il se plaît à dépeindre sous les traits d’un caractère violent et asocial un artiste qui n’eut sans doute pour seule motivation que de conserver son indépendance et la propriété de ses inventions stylistiques. O. Bonfait s’intéresse d’ailleurs de près à la personnalité de Giovanni Baglione, dont l’œuvre historiographique, Le vite de’ pittori, scultori et architetti dal pontificato di Gregorio XIII del 1572 in fino a tempi di Papa Urbano VIII nel 1642, témoignent de son animosité personnelle à l’endroit de Caravage, alimentée par des démêlés judiciaires lors desquels les deux peintres s’accusèrent mutuellement de plagiat.
Cette relation conflictuelle méritait bien qu’une étude scrupuleuse du « caravagisme » de Baglione fut menée ici (p. 43-46), O. Bonfait soulignant avec quelle régularité Baglione emprunte à Caravage, avant et après la fuite de ce dernier en 1606 : « Pour Baglione, déjà bien implanté dans les commandes pontificales en 1600, l’art de Caravage fut donc d’abord une découverte, puis, à un court moment, une réelle tentation, ensuite un contre-modèle dont il garde les composantes les plus médiatiques, avant d’être réduit à quelques effets faciles de réalisme et de clair-obscur pour s’adapter à la mode ou frapper le spectateur. » (p. 46). La corrélation de la relation sociale et de l’emprunt stylistique est ici particulièrement instructive. Si elle n’est pas transposable aisément au peintre plus intime de Caravage que fut le Toscan Orazio Gentilleschi, elle détermine un modèle d’analyse qui s’efforce de tenir compte, pour chaque éventuel peintre caravagesque, des aléas de la carrière et de la personnalité. Sensible à la « formidable utilisation de la peinture matière » (p. 48, voir aussi l’excellent petit chapitre intitulé « Faire tableau », p. 145-164)) que donne à voir Caravage et qu’il associe à un sens pathétique et violent du drame, Gentilleschi réinterprète les sujets de l’artiste admiré dans le sens de la douceur plastique et de l’empathie. L’émotion et la forme élégante sont mises au service d’une image sacrée dont le principe est l’harmonie, quand la peinture de Caravage, surtout après 1600, est gouvernée par une « irruption violente et absurde du réel qui fait prendre conscience de l’essence foncière des êtres » (p. 49).
Pareille étude comparée des manières s’attache à démêler l’écheveau du rapport stylistique complexe qu’un Guido Reni, l’un des plus célèbres élèves d’Annibale Carracci qui deviendra après 1630 l’un des maîtres emblématiques des collections royales françaises et un modèle académique hors pair, entretient avec le maître lombard (p. 52-58). Plus honnête que Baglione et plus vigoureux que Gentilleschi, Reni a été présenté par Giovanni Battista Passeri (Vite de’ pittori, scultori ed architetti..., 1650-1679, éd. Rome, 1772) comme celui qui a réussi à « peindre dans le style de Caravage pour ce qui est de la force du clair-obscur, tout en ne renonçant pas à la noblesse de ses idées, et à le dépasser dans la maestà et le decorum » (p. 54). O. Bonfait abonde dans le sens de ce point de vue de contemporain, précisant en outre que le projet de Reni et sa relation à Caravage sont indissociables du « contrat de la bonne peinture » (p. 54) qu’il a hérité de l’atelier des Carrache, soit une peinture dont la maîtrise des parties est au service de ses finalités et fonctions. Comprenant exactement les moyens de Caravage, il les emploie en fonction de leur légitimité figurative, cédant à l’occasion – dans le cas de la Crucifixion de saint Pierre par exemple – à une forme de mode Caravage qu’évoque Giovan Pietro Bellori (voir p. 58) et que ne pouvait qu’alimenter l’exercice de la copie, alors pratiqué en guise de formation avancée, avec toutes les limites qu’impliquait l’idée d’imitation servile. O. Bonfait souligne d’ailleurs qu’après la fuite du peintre lombard en 1606 les copies de ses œuvres se multiplient, sous la responsabilité – ou non – d’intermédiaires comme Prospero Orsini lié à sa promotion depuis 1599. Ce commerce florissant continue après la mort du peintre en 1610 et semble entretenir l’admiration des peintres en même temps qu’elle satisfait le goût des collectionneurs. Mais comme le précise l’auteur, du point de vue de l’imprégnation stylistique, l’aura de Caravage se réduit à des « tableaux marqués par certains aspects du faire de Caravage : une banale histoire d’influence, de réception collective et d’appropriations individuelles, sans que l’on puisse parler d’un mouvement. » (p. 63).
Une fois ces éléments brillamment exposés dans la première partie, la suite de l’ouvrage se compose de deux parties respectivement dévolues au contexte social et à l’enjeu artistique de cette « réception collective » qui, pour être banale, n’en reste pas moins extrêmement instructive dans le cas de Caravage. S’il serait assez mal venu d’en dévoiler le complet détail dans le cadre d’une recension, soulignons toutefois que la seconde partie, intitulée non sans malice Le temps de Manfredi (p. 65-124) propose une remarquable corrélation des données sociologiques relatives à ceux que l’on appelle un peu légèrement les « caravagesques ». Inspiré par le bon sens, O. Bonfait identifie trois cadres de reproduction de l’exemple stylistique proposé par Caravage, qui sont aussi, et peut-être avant tout, des cadres de distanciation à l’égard de celui-ci. Il insiste avant tout sur une configuration d’ordre éthique et esthétique : Vivre comme peintre (p. 66-89). Cet impératif nous rappelle que le cadre de la production picturale romaine du début du XVIIe siècle n’est pas ou n’est plus seulement un cadre courtisan et policé. Dans le contexte d’un premier cosmopolitisme moderne, les solidarités de jeunes peintres renvoient moins à des réseaux d’intérêts savamment organisés qu’à des « bandes de jeunes » avides de ces opportunités qu’offre le brassage social et le melting-pot culturel (p. 69-77). Au « mode de vie Bohème » est consacré un petit chapitre sémillant (p. 77-83) qui laisse à penser que Caravage est en grande partie le fruit d’un milieu résolument normal, c’est-à-dire instable et fertile, qui le dépasse et finit par l’anéantir – mais un milieu dans lequel il ne fait que s’inscrire et dont il n’est qu’un représentant parmi tant d’autres.
Bien identifiées, les instances de sociabilité de ce milieu romain cosmopolite qui se projeta collectivement dans des représentations contrastées et violentes, sont gouvernées par le refus de l’Académie et l’exemple scandaleux de ces « bandes d’oiseaux » chapardeurs qu’on appelle alors les Bentvueghels (p. 83-87), lesquels passent de la rixe de taverne à l’antichambre des cardinaux avec une facilité déconcertante. C’est l’occasion de contextualiser les débuts de carrière d’un Simon Vouet (p. 87-89) qui illustre de la façon la plus magistrale la dynamique paradoxale et vitaliste d’un artiste qui met ses connaissances et protections au service d’un groupe de vingt-deux peintres alors sans renom, dont Jean et Jacques Lhomme, Pierre Lemaire, Nicolas Poussin tout juste arrivé à Rome, Egidio et Alessandro Horion, Orazio Riminaldi et Giovanni Battista Vanni. Identifiés à l’occasion comme caravagesques, ces peintres forment une entité artistique et stylistique qu’il n’est sans doute pas aisé de réduire à une seule étiquette, d’autant plus qu’à un mode de vie collectif s’articule alors, comme le souligne O. Bonfait, « une répartition du travail, qui s’instaure naturellement au sein d’un groupe dont tous les membres habitent à quelques pas les uns des autres sous un label commun Vouet, pour répondre à une demande croissante [...] » (p. 89). Voilà qui ne facilitera sans doute pas l’exercice d’attribution des œuvres romaines de Simon Vouet.
Cette approche sociologique se poursuit et s’enrichit avec une relecture de ce que la critique du caravagisme a convenu d’appeler la « Manfrediana methodus » (p. 90-108). En partant du constat lapidaire que résume le titre du premier alinéa (Caravage : un atelier introuvable, p. 90-91), O. Bonfait revient sur une relation artistique tout à fait propice à remettre en question le principe d’une influence directe de Caravage sur certains des peintres considérés comme ses plus éloquents émules. Le Maître du Jugement de Salomon par exemple, « cet artiste mythique créé par [Roberto] Longhi et qui fut comme une incarnation du caravagisme européen pendant toute le seconde moitié du XXe siècle » (p. 91). S’appuyant sur les découvertes de Gianni Papi qui a démontré que celui-ci n’était autre que le peintre espagnol José de Ribera, présent à Rome entre 1606 et 1610, soit après le départ de Caravage, l’auteur explore le paradoxe qui veut que l’auteur des œuvres reconnues par la critique comme les plus typiquement caravagesques n’ait finalement jamais connu le maître ni été en contact avec lui. En revanche, sa relation à Bartolomeo Manfredi, de dix ans son aîné, est beaucoup plus envisageable. C’est l’occasion pour l’auteur d’esquisser, à l’appui des Considerazioni sulla pittura de Giulio Cesare Mancini (rédigées de 1614 à 1630), le portrait de celui qui fut, pour toute une génération de peintres, le « traducteur » de l’exemple stylistique proposé par Caravage – le terme de « passeur » lui conviendrait aussi parfaitement. Suivant Caravage « avec plus de finesse, d’union et de modération » (cit. d’après Mancini p. 94), Manfredi a étudié le dessin dans les académies, ce qui a contribué à faire de lui un personnage recommandable, sur le modèle du noble courtisan cinquecentesque. D’où sa capacité à « mobiliser des réseaux pour publiciser [sic] et faire accepter la traduction qu’il proposait de la peinture de Caravage » (p. 95).
Cette traduction, la Manfrediana methodus dont on n’a pas toujours compris jusqu’ici en quoi elle consistait stylistiquement, est bien analysée par l’auteur : procédant à l’appui de paradigmes visuels d’ordonnancement, elle est gouvernée par un processus d’assemblage (p. 101-104) qu’il faudrait mettre en relation directe avec ce que Lomazzo appelait dès 1590 « l’imitation savante des maîtres », à la différence près que ce ne sont plus Michel-Ange, Raphaël et Léonard qui sont ici convoqués en priorité mais Caravage, comme s’il s’agissait de proposer une formulation socialement acceptable de ses inventions. C’est cette même logique d’intégration sociale des compositions et motifs du maître que rejoint le souci manfredien du soin porté à la facture, lequel devait inévitablement favoriser la réception des œuvres des émules de la Mandrediana methodus par les collectionneurs, à Rome et hors de la Ville Éternelle (p. 104-108). Des Bacchus érotisants de Caravage peints pour des cardinaux, dont la collection ne participait pas forcément de la représentation sociale et politique, aux œuvres de Manfredi ou d’Andrea Risto de Malte que se flattent respectivement de posséder le Grand-Duc de Toscane et le duc de Savoie (p. 95), on sent une transformation sociologique dans le rapport à la peinture, qui participe désormais entièrement du decorum et de la respectabilité, dans le contexte de l’application effective des recommandations du Concile de Trente en matière de représentation artistique.
La troisième subdivision de la deuxième partie (Rome Capitale, p. 109-124) revient justement sur cette « matrice romaine » par laquelle tendent à s’unifier (ou à se formater) de nombreux cadres de la production artistique : des cadres méthodiques comme celui, favorable à la commande, que promeut un Manfredi, mais aussi iconographiques, comme les sujets dits caravagesques, dont la diseuse de bonne aventure est tenu pour un des plus typiques, qui intègrent en fait une typologie de sujets dont la récurrence est sans doute moins le fait de l’influence de Caravage que des attentes et goûts collectifs des collectionneurs eux-mêmes conditionnés par des effets de mode dus à la relative nouveauté des sujets de genre hérités de la tradition lombarde. L’étude ici consacrée aux iconographies de saint Sébastien (p. 113-116) souligne pourtant, à rebours, que les sujets d’autel, traditionnellement typologiques, témoignent d’une grande diversité de traitement, laquelle échappe à la « matrice unificatrice de Rome » (p. 113). Croisant ainsi l’approche sociologique et l’étude approfondie des œuvres afin d’identifier de nouveaux matériaux pour l’étude des « passeurs » infidèles de l’œuvre de Caravage, cette seconde partie s’achève avec un regard porté sur la position des collectionneurs et des patrons – le choix de ce mot anglais qui signifie commanditaires est savoureux mais son ambiguïté sémantique rappelle aussi au lecteur que les œuvres étudiées, loin de tout romantisme caravagesque, s’inscrivent avant tout dans le cadre d’un marché. À l’appui des recherches menées par Luigi Spezzaferro et Francesca Cappelletti partiellement disponibles sur le site du Getty, l’auteur étudie d’ailleurs la façon dont les peintures des adeptes de la méthode manfredienne se répartissent dans les grandes collections romaines (Cartographie, p. 117-119) et quels rapports elles entretiennent avec les chefs-d’œuvre des grands maîtres (Raphaël, Michel-Ange) et avec les traditions stylistiques fortement ancrées comme celle initiée par Giorgione. Un dernier alinéa, intitulé « Sublimer la peinture » (p. 119-124) aborde le seuil de consécration que constitue l’intégration des œuvres des mêmes peintres aux collections orchestrées en grands décors des Barberini, des Mattei et des Guistiniani, ce qui impliquait un respect certain du decorum mais entraîna aussi un enrichissement de l’idiome manfredien : « La grandiose Allégorie de Rome [de Valentin], de plus de trois mètres de haut, est un superbe essai pour transformer les sculptures antiques dans l’idiome de la peinture, pour adapter, comme cela avait été fait avec succès pour les tableaux d’autel, le langage naturaliste post-Caravage à la réalisation de trophées dignes d’orner les palais du pontificat d’Urbain VIII, pour concilier la Manfrediana methodus avec l’iconologie savante des lettrés et avec l’ampleur décorative et monumentale de la galerie Farnèse d’Annibal Carrache » (p. 120).
La troisième partie de l’ouvrage (L’invention du tableau, p. 125-177) se consacre justement à l’analyse de ce « langage naturaliste post-Caravage » qu’évoque la citation ci-dessus, d’un point de vue iconographique et plastique. Pour une fois, Caravage et les émules de son émule Manfredi se retrouvent partiellement associés, au premier chef dans cette peinture de genre (la notion et son anachronisme sont ici discutés) qui assoie expérience visuelle, notamment au travers de la corrélation des effets de réel et des systèmes fictionnels, et auto-mythification (p. 126-144). Si l’œuvre de Caravage participe bien de l’éclosion d’un genre sans pour autant le fonder, les sujets qu’il choisit et qu’il contribue à promouvoir sont largement empreints de fictions morales et pastorales (p. 127-131). Loin de toute peinture de la réalité, au sens immédiat et quasi photographique qu’induit cette locution, les thématiques de la diseuse de bonne aventure, des tricheurs, de la rixe et des réunions de buveurs dans les tavernes se présentent comme des prétextes à l’amplification des systèmes symboliques incitant l’amateur de peinture à reconstituer des réseaux de significations aussi bien morales qu’érotiques, grivoises ou esthétiques à l’occasion. Si l’on se trouve ici face à la constitution d’un genre (p. 131-134), ce n’est pas celui qui repose sur la saisie de motifs sur le vif mais celui qui repose sur la recomposition savante d’un mode de vie. Cette dernière est à la fois théâtre un rien fantasmé de la bohème et représentation idéale du vécu des peintres (p. 134-141) – s’y glissent des gitanes et des bohémiennes dotées du même statut symbolique (image de l’Orient, du désir, de la magie et de la tromperie) que celles qui se retrouvent dans l’œuvre de Cervantès (La Petite Gitane) ou dans la comoedia contemporaine, aux côté du vieillard Pantalone ou du paysan Norcino. Étudiés de près, ces « jeux de miroir entre les sujets des pièces de théâtre et les scènes de genre [...] suggèrent en effet une forte homologie entre les représentations sur scène et sur toile » (p. 137). Pourtant, cet univers fictif et jouant volontiers de références triviales reflètent aussi ce qu’Olivier Bonfait appelle l’entre-soi (p. 141-144), cet imaginaire narcissique composé de représentations spéculaires telles que les groupes de musiciens, de soldats ou de buveurs qui, à un titre ou plusieurs, figurent de façon détournée le statut ou l’idéal déprimé mais héroïque de la vie de peintre.
Les deux derniers chapitres de l’ouvrage se consacrent à la plasticité du langage post-Caravage et en tout premier lieu à cette réinvention du tableau sur le principe de « l’expérience de la réalité » que l’on a souvent prêtée au maître lombard – ici, O. Bonfait ne semble pas contredire la tradition critique. Mais c’est pour mieux souligner qu’à cet endroit, « Manfredi et ses compagnons proposent au spectateur des réalités fictives » (p. 148). Plutôt que de « détruire la peinture », dessein que Poussin prêtait à Caravage, ils renforcent bien au contraire le dispositif visuel du tableau en prorogeant et en faisant primer dans les collections le plan-rectangle et la loi du cadre (p. 148-154). À l’égard du réel dont ils se servent pour appuyer leurs fictions morales et symboliques – et pour faire triompher les jeux sémantiques au mépris du choc de la réalité auquel avait tant travaillé Caravage, ils « iconisent le réel » selon la belle formule de l’auteur, c’est-à-dire qu’ils le forcent à intégrer un schéma canonique qui, à force d’être répété, produit ce répertoire de stéréotypes qui ont été trop souvent perçus, de façon acritique, comme les signes éloquents d’une peinture de la réalité (p. 154-158). À l’« effet de réel » auquel œuvrait Caravage, destiné à porter la révélation du choc violent de la vie, correspond, chez les émules de Manfredi, le « registre du réel », soit une figuration complaisante vouée à divertir l’œil et soutenir la beauté du style par un choix de références acceptables et distanciées à la réalité. Pour approfondir encore, on se reportera particulièrement à l’alinéa intitulé « Emboîtement et dédoublement, créer le registre du réel » (p. 158-164).
L’ensemble de la démonstration annonce d’ailleurs l’ultime chapitre de l’ouvrage, dédié à « L’intelligence des ombres » (p. 165-177), lequel permet de comprendre définitivement le hiatus qui isole Caravage des émules de Manfredi – justement du point de vue de ce clair-obscur qui a si souvent été tenu pour l’apport le plus notable de Caravage. Sans en révéler le détail, citons l’auteur qui, non sans rendre hommage à ceux qui l’ont précédé dans cette réflexion, propose une opposition claire et didactique, mais en rien réductrice de ce qui oppose l’un et les autres : chez Caravage, « il s’agit bien d’une luce, soit « une splendeur qui illumine » selon la définition du dictionnaire della Crusca, et cette luce s’oppose au lume, l’éclairage donné par la lanterne [...] ». Si l’auteur évoque ici deux types d’éclairage présents dans L’Arrestation du Christ de Caravage (1602, Dublin, National Gallery of Ireland), il n’est pas sans avoir perçu que chez ce dernier, c’est la conception picturale induite par la luce – qu’il nomme aussi la luminosité de l’ombre (p. 168-173) – qui prime et gouvernera notamment les œuvres sombres des dernières années, quand les émules de Manfredi adopteront plus généralement la lume, plus propre aux jeux d’éclairage virtuoses faisant eux-mêmes jouer les jeux de raccourcis non moins virtuoses, tellement appréciés des collectionneurs.
Avec Après Caravage, O. Bonfait propose une démonstration complète de la nécessité de repenser et de reformuler un certain nombre de notions ou concepts issus du travail effectué par l’histoire de l’art depuis deux siècles. Le caravagisme en est un, particulièrement sujet à caution, qui trouve ici une reformulation dans ce « langage naturaliste post-Caravage » dont il est montré ici qu’il n’entretient avec sa source que des liens très ténus. Voilà déjà plusieurs années que les historiens de l’art évoquaient l’utilité d’un ouvrage qui se consacrerait à ce problème historiographique délicat – on peut considérer désormais qu’il est écrit.
SOMMAIRE
Prologue. Les lueurs de l’ombre (p. 6-11)
I / L’effet Caravage (p. 13-63) - Europe Novecento : de Caravage au caravagisme (p. 14-39) - Rome 1600-1610 : la mode Caravage (p. 40-63)
II / Le temps de Manfredi (p. 65-124) - Vivre comme peintre (p. 66-89) - Manfrediana methodus (p. 90-108) - Rome Capitale (p. 109-124)
III / L’invention du tableau (p. 125-177) - Peinture de genre, expérience visuelle et auto-mythification (p. 126-144) - Faire tableau (p. 145-164) - L’intelligence des ombres (p. 165-177)
Les défis de la réalité (p. 178-192)
Planches couleur numérotées de 1 à 58 Notes (p. 193-200) Sources et bibliographie (p. 201-212) Index (p. 213-218) Liste des illustrations (p. 219-222)
Notes (p. 193-200) Sources et bibliographie (p. 201-212) Index (p. 213-218) Liste des illustrations (p. 219-222)
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |