Briant, Pierre: Alexandre des Lumières. Fragments d’histoire européenne. 732 p. 20 fig. dans le texte. Cahier-couleurs, ISBN-13: 978-2070131716, 29 €
(Gallimard [Nrf Essais], Paris 2012)
 
Compte rendu par Catherine Psilakis, Université Lille 3
 
Nombre de mots : 1618 mots
Publié en ligne le 2014-04-27
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1767
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          L’ouvrage de Pierre Briant constitue assurément une somme d’érudition. Encore faut-il en préciser les contours, afin de prendre la mesure du travail de collation, de lecture, d’analyse et de commentaire offert au lecteur. Dès l’introduction, l’auteur souligne le paradoxe inhérent aux études consacrées à la réception et justifie son intérêt, en tant qu’historien spécialiste de l’empire achéménide et de l’empire d’Alexandre, pour les représentations du fils de Philippe de Macédoine pendant « le long XVIIIe siècle ». En s’attachant à l’instrumentalisation de la figure d’Alexandre le Grand dans l’expansion européenne de même que dans les combats politiques et philosophiques qui l’accompagnent et la sous-tendent, l’auteur expose par le détail la manière dont les hommes des Lumières font dialoguer la figure d’Alexandre avec leurs propres préoccupations. Ces dernières sont toujours opportunément replacées dans le contexte politique, économique et philosophique du moment. En ce sens, l’étude réalisée vient compléter des recherches de l’auteur qui, depuis 1974 (Alexandre le Grand, Coll. ’Que-sais-je ?’ 622, PUF, Paris), se consacre à la figure particulière que représente Alexandre le Grand. L’ouvrage se distingue toutefois dans la mesure où ce n’est plus au personnage historique qu’il s’intéresse, mais à la construction de différentes représentations qui, pour être parfois violemment contradictoires, n’en ont pas moins perduré tout le XVIIIe siècle. La réception d’Alexandre à cette époque, jusqu’à présent relativement peu étudiée, autorise un réexamen des sources qui doit conduire, comme l’affirme l’auteur, à relativiser le rôle ordinairement attribué à Droysen dans l’historiographie d’Alexandre le Grand (p. 28).

 

         Le corpus, pour ainsi dire exclusivement textuel – l’auteur prévient qu’il fera quelques incursions dans la peinture (n.9, p. 16), pour le plus grand plaisir des lecteurs (1) – rassemble les écrits des historiens, des philosophes, mais aussi des textes plus « triviaux » tels que les récits de voyageurs, des ouvrages scolaires, des traités d’art militaire, de géographie et d’économie. Bien qu’il ne s’astreigne pas à l’exhaustivité, la richesse et l’abondance des sources examinées dans l’ouvrage fait revivre sous nos yeux l’univers des érudits français, anglais, écossais, allemands et, dans une moindre mesure, hollandais et suisses, des années 1645-1650 à 1831 (période appelée par les spécialistes « le long XVIIIe siècle »). Ainsi s’élabore progressivement le tableau d’une société savante à l’échelle européenne, dont les liens et les influences réciproques sont mis au jour à travers le prisme antique de la figure d’Alexandre.

 

         L’ouvrage se compose de quatre parties et de seize chapitres. La première partie « Genèse et affirmation d’une histoire critique » rappelle la prégnance de l’histoire comprise comme une édification morale grâce aux nombreux exempla qu’elle fournit. La place de Plutarque dans les références aux sources anciennes montre qu’il ne s’agit pas pour les auteurs qui utilisent Alexandre de tenter de saisir la vérité du personnage, mais bien d’en faire  l’incarnation du bon roi ou au contraire du mauvais, faisant preuve de cruauté envers ses proches ou les vaincus. Malgré les ouvrages de Bossuet, de Pierre-Daniel Huet et de Rollin, il faut attendre en France Sainte-Croix pour bénéficier d’un travail d’historiographie qui se fonde sur une critique des sources anciennes (Chapitre ii : Retour aux sources). Rédigé en réponse à une question de l’Académie Royale des Inscriptions et Belles Lettres posée en 1769, l’Examen critique des anciens historiens d’Alexandre le Grand paraît en 1771.

 

          S’inscrivant dans une diffusion croissante de l’édition des auteurs grecs et latins, l’ouvrage reprend à son compte l’établissement de règles critiques envers les Anciens. Il donne la proéminence aux sources grecques et latines (en accordant une place particulière aux témoignages d’Arrien et de Quinte-Curce), tandis que les versions persanes et orientales d’Alexandre sont écartées. En sus d’une attention accrue aux sources anciennes, Sainte-Croix intègre les avis de ses prédécesseurs, tels que Montesquieu, Voltaire, et Linguet, élaborant ainsi un premier mouvement réflexif sur l’historiographie consacrée à Alexandre. Le dernier chapitre de la première partie (vi : Alexandre en Europe : érudition et histoire) décrit l’importance que prend la figure d’Alexandre chez les Anglais, en particulier avec les ouvrages de William Robertson, John Gillies, et William Vincent.

 

          La deuxième partie « Mort du héros. Naissance d’un conquérant-philosophe » s’ouvre sur une mise en exergue du rôle de Quinte-Curce dans la « démolition du héros à l’antique » (chapitre vii). Apparaissant régulièrement dans les procédés de l’éloge et du blâme par le biais de la comparaison, Alexandre se voit mis en balance avec Epaminondas, qui l’emporte sur lui. Puis Pierre Briant montre le passage du héros classique au « grand homme », sous l’influence de Voltaire. Ce n’est pas la seule mutation de la réception que donnent à voir les chapitres viii et ix, consacrés respectivement au rôle d’Alexandre dans la guerre et la civilisation chez les érudits et le « vulgaire », où les exemples du journaliste anglais Daniel Defoe, des dictionnaires et de l’Encyclopédie sont examinés. Ainsi, le chevalier de Jaucourt, grand contributeur de l’Encyclopédie, fournit-il une image composite du conquérant, reflétant le sentiment mitigé de beaucoup d’auteurs et de lecteurs qui l’ont précédé. Aux vertus politiques sont opposés les vices privés du personnage. Les lecteurs illustres tels que Bonaparte, Talleyrand et Stendhal sont également abordés lors de l’examen.

 

         La troisième partie « Empires » est sans doute la plus intéressante, dans la mesure où elle dévoile une partie souvent moins connue de l’historiographie d’Alexandre. Les conquêtes de ce dernier sont progressivement établies comme paradigme d’une conquête réussie, l’unité de l’empire reposant sur le commerce. Comme le note Huet : « il changea pour ainsi dire la face du monde et fit une grande révolution dans les affaires du commerce » (p. 341). La contribution de Huet ne se borne à la reconnaissance d’un moment important de l’histoire. En dépassant la dimension exclusivement morale pour replacer Alexandre dans le « continuum européen », il contribue à éclairer la figure d’Alexandre selon un autre point de vue qui soulève des questions brûlantes d’actualité : l’empire et le devenir des populations conquises. Si l’Alexandre de Montesquieu eut un succès considérable en Europe, en tant que contributeur à l’unité du genre humain, des voix s’élevèrent tout aussi haut pour critiquer la destruction de Tyr et du peuple commerçant des Phéniciens, de même que les conséquences néfastes de la conquête guerrière. Jugé à l’aune des préoccupations contemporaines que constitue la conquête de l’Inde, la figure d’Alexandre est tantôt conspuée, tantôt encensée, tant « d’un auteur à l’autre, les sources anciennes sont pillées de manière sélective en fonction du contexte politique » (p. 406). Les deux derniers chapitres de cette partie (xiii et xiv) examinent l’influence des auteurs des années 1795 à 1830 respectivement en France et 1780-1830 en Allemagne. Pour la première, l’auteur revient sur Sainte-Croix et sa relation à l’Esprit des lois, Bossuet, Rollin, l’abbé Mably. Pour la seconde, le contexte des guerres européennes est à dessein souligné et suggère le rôle important qu’il a joué pour les érudits allemands tels que Christian Gottlob Heyne ou Barthold-Georg Niebuhr qui, dans sa traduction de la première Philippique, va jusqu’à comparer Philippe face aux cités grecques à Napoléon face aux états allemands, leur point commun se trouvant dans l’incapacité de s’unir contre l’oppresseur. La figure d’Alexandre constitue par conséquent un élément fondateur dans la revendication d’un lien particulier entre l’Allemagne et l’Antiquité grecque (voir sur ce point le rôle de Wilhelm von Humboldt et de Friedrich-August Wolf).

 

         La quatrième et dernière partie, la plus courte (« Le sens de l’histoire ») offre un retour réflexif sur les nombreux auteurs cités et sur les difficultés suscitées par la figure d’Alexandre (chapitre xv). Parmi elles, on relèvera les hésitations des historiens, philosophes, érudits à considérer Alexandre comme appartenant à l’histoire grecque, faisant à la fois du règne du personnage la fin de la période classique, mais pas encore le marqueur temporel d’une nouvelle ère. Pour les adeptes de l’histoire providentielle situés dans la lignée de Bossuet, elle s’incarnerait avec le Christ. Pierre Briant analyse en détail les difficultés des érudits pour définir et circonscrire la période ouverte par Alexandre, que Droysen appellera à partir de 1833 « l’époque hellénistique ». Le dernier chapitre (xvi) offre un développement pointu sur le mouvement philhellène et ses représentants les plus célèbres, comme Coray (Adamantios Koraïs) ou encore Rigas Vélestinlis. Ce dernier estime qu’Alexandre le Grand relève de l’héritage de l’Antiquité dont il faut user comme référence pour les Grecs de son temps, afin de les conduire vers l’insurrection contre l’occupant turc. On appréciera particulièrement le commentaire d’un portrait d’Alexandre utilisé par Rigas Vélestinlis à titre de programme politique, reposant tant sur des représentations visuelles que textuelles (grec et français).

 

         En guise de bilan, l’auteur montre combien la figure d’Alexandre accompagne notre histoire : de la querelle des Anciens et des Modernes à l’histoire de l’expansion et des conquêtes européennes, de l’orientalisme naissant à l’influence des institutions savantes qui, dans chaque pays, s’emparaient de l’histoire du passé en construisant le champ des savoirs, les débats que révèle la réception d’Alexandre doivent nécessairement être inscrits dans leur contexte immédiat, mais également être mis en perspective avec ceux qui précèdent, afin de mieux saisir comment se construisent les représentations du conquérant. Car ce sont bien ces débats qui constituent l’objet de l’ouvrage de Pierre Briant, grâce à la discussion qui s’engage entre le passé et le présent, à travers la figure médiatrice d’Alexandre. Les palinodies des auteurs, les traductions, les annotations et même les brouillons sont habilement sollicités afin de ressusciter, dans toute leur complexité, les différentes traditions liées au personnage, d’un auteur à un autre, et même chez un même auteur (on pense par exemple au Chevalier de Jaucourt).

 

         Grâce à une documentation abondante, précisée par une bibliographie des sources primaires (p. 571-613), mais aussi des études modernes (p. 614-635) et grâce à un index des noms, le lecteur peut librement circuler dans l’ouvrage de référence que fournit l’auteur. Au-delà des transformations subies par la figure d’Alexandre et du tableau qu’il livre du « long XVIIIe siècle », l’ouvrage ne s’adresse pas uniquement aux spécialistes de cette époque. Les historiens et les philologues y trouveront à la fois un exemple fouillé et exigeant d’une étude concernant la réception d’une grande figure de l’Antiquité, mais également un témoignage vivant de l’établissement de leurs disciplines tant en province que dans la capitale française. Enfin l’ouvrage, d’une lecture agréable, ne peut que susciter l’intérêt de tout lecteur curieux de mieux connaître la vie intellectuelle et politique des Lumières, grâce à ces « fragments d’histoire européenne » que lui offre l’auteur, que l’on suit volontiers dans son enquête sur Alexandre.

 

 (1) : Le lecteur qui souhaite mieux connaître les représentations iconiques pourra par exemple consulter le très récent ouvrage de Th. Kirchner, « Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre » de Charles Le Brun. Tableau-manifeste de l’art français du XVIIe siècle. Coll. Passerelle, Paris 2013.