| Cojannot-Le Blanc, Marianne: A la recherche du rameau d’or. L’invention du "Ravissement de saint Paul" de Nicolas Poussin à Charles Le Brun, 224 p., 37 fig. en noir et blanc et 17 fig. en couleur, ISBN 978-2-84016-107-3, 25 euros (Presses universitaires de Paris Ouest 2012)
| Compte rendu par Christophe Henry Nombre de mots : 8396 mots Publié en ligne le 2013-04-25 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1769
Ce que nous détestons bien souvent dans l’histoire de l’art universitaire tient en fait dans sa principale qualité : la rigueur. De celle-ci, le récent ouvrage de Marianne Cojannot-Le Blanc, A la recherche du rameau d’or. L’invention du Ravissement de saint Paul de Nicolas Poussin à Charles Lebrun (2012) constitue une remarquable manifestation, dont on pourra regretter quelquefois le caractère inflexible, mais qui ne laissera du moins aucun lecteur indifférent.
Spécialiste des arts en France au XVIIe siècle depuis sa thèse de doctorat consacrée au graveur et théoricien Abraham Bosse (Paris, CNRS Éditions, 2004), M. Cojannot-Le Blanc s’intéresse aux questions méthodologiques ayant trait à l’écriture de l’histoire en histoire de l’art, à l’analyse critique des sources et aux enjeux de la synthèse historique. On lui connaît d’autres préoccupations (la politique royale des arts, la théorie de l’art, les décors intérieurs parisiens), sans parler de ses fonctions de Professeur et de Directeur du Département d’Histoire de l’art et d’Archéologie de l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense ; mais sa méthode lui permet toutefois d’éviter toute dispersion. Qu’il s’agisse d’une œuvre particulière, d’une vie d’artiste, d’une argumentation théorique ou d’une conception acquise, son objectif est de discerner dans l’objet étudié ce qui relève de la reconstruction historiographique de ce qui peut être considéré comme des matériaux objectifs de documentation historique - fait constituant déjà une gageure. Tributaire en cela de l’hypercriticisme d’un Paul Veyne, M. Cojannot-Le Blanc use de cette déconstruction critique pour proposer des hypothèses fondées sur le croisement des sources les plus diverses : littéraires et philosophiques, socio-économiques et religieuses, théoriques, iconologiques et poétiques - autant d’informations qu’elle soumet à leur tour à un test critique approfondi, ce qui n’est pas une des moindres qualités de sa démarche.
Cette position, qui réaffirme la situation synchronique de l’œuvre que gauchissent en permanence les relectures rétrospectives, n’est pas sans surprendre à l’occasion, puisque la démarche positive qui est ici pratiquée ne met guère à contribution certaines des approches contemporaines. Celles-ci ont le plus contribué, à tort ou à raison, à interroger la complexité de l’œuvre d’art, comme la théorie des figures de Genette ou l’esthétique analytique de Nelson Goodman - deux positions qui auraient pu nourrir la réflexion sur l’analogie artistique de la deuxième partie. Comme l’ont montré de nombreuses études choisissant de ne se consacrer qu’à une seule œuvre en l’étudiant de façon approfondie, ce genre à part entière de la recherche se prête particulièrement au dialogue des méthodes et met incontestablement en valeur l’impératif interdisciplinaire.
À cet égard, on aurait aimé que l’auteur consacre une note à certains de ses antécédents dans le genre, ne serait-ce que pour mettre en évidence leurs faiblesses méthodologiques, ou bien l’art consommé de s’en prémunir, ce que proposait l’excellent ouvrage de J.-C. Boyer, Le peintre, le roi, le héros : l’Andromède de Pierre Mignard (Paris, RMN, 1989). Plus récemment, les volumes de la collection Solo que copublient le Musée du Louvre et la Réunion des Musées Nationaux depuis 1995 montrent que le genre est bel et bien vivant, voire en plein essor - on se reportera par exemple au volume consacré par G. Faroult au Verrou de Jean-Honoré Fragonard (Paris, coédition RMN/Musée du Louvre Editions, coll. Solo Département des Peintures, 2007) et autres livraisons. Concernant Poussin, le musée des Beaux-Arts de Lyon a consacré à la Fuite en Egypte de 1657 une étude collective en 2010 (Nicolas Poussin. La Fuite en Egypte, 1657, sous la direction d’I. Dubois-Brinkmann et S. Laveissière, Paris, Somogy Editions d’Art, 2010).
Un état de la question concernant l’étude de cas aurait notamment permis de comprendre quelle incidence Louis Marin, Daniel Arasse et Françoise Bardon, convoqués à l’occasion, ont eu sur l’idée que M. Cojannot-Le Blanc se fait de la façon dont on doit « conduire, en historien de l’art, une étude sur un tableau singulier [...]. En historien de l’art, c’est-à-dire en homme qui ne s’accorde pas le droit d’être un exégète totalement libre, qui assumerait jusqu’au bout l’anachronisme et la subjectivité de son discours critique, mais qui s’efforce, au contraire, de réduire autant que possible la part subjective de ses appréciations (c’est certes toujours une fiction), d’inscrire son projet interprétatif dans celui d’une compréhension de l’œuvre au plus près de ses contextes de création et de réception (pour autant qu’ils soient cernables) et de toujours garder une conscience aiguë de la propre historicité des questions qu’il pose. » (p. 14) La dialectique critique qui modèle ce projet n’est pas sans hériter de l’approche épistémique qu’avait proposé Le "Concert Champêtre" de Françoise Bardon (2 vol., EC éd., 1995 et 1996), ouvrage trop négligé depuis sa parution et que l’auteur de la présente étude a, de toute évidence, mûrement médité. Une petite bibliographie critique de l’étude de cas, aurait permis non seulement de signaler son importance, mais aussi de lui rendre enfin justice.
D’ailleurs, lorsque M. Cojannot-Le Blanc précise que réduire la part subjective des appréciations de l’historien est une fiction, elle se révèle bien proche du point de vue de Georges Didi-Huberman méditant, dans Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images (Paris, Les Éditions de Minuit, coll. «Critique», 2000), sur l’irréductible aporie que porte le regard historien : « Tel est donc le paradoxe : on dit que faire de l’histoire, c’est ne pas faire d’anachronisme ; mais on dit aussi que remonter vers le passé ne se fait qu’avec le présent de nos actes de connaissance. […] Mais comment assumer ce paradoxe ? En l’abordant comme un risque nécessaire à l’activité même de l’historien, c’est-à-dire à la découverte et à la constitution des objets de son savoir » (p. 31-32).
Une fois cela acquis, était-il nécessaire de ressusciter la théorie déterministe via les points de vue assez discutables que défend Michael Baxandall dans ses Patterns of intention (Yale University Press, 1985) ? L’auteur établit en effet un protocole méthodologique d’analyse de l’œuvre destiné à satisfaire un double attendu : « reconstituer les contraintes, déterminations et circonstances, qui ont pu globalement la conditionner dans sa singularité », non sans « développer des possibilités de lecture du dispositif qu’est une œuvre » (p. 16). Se refusant à toute subjectivité tout en restant consciente que celle-ci - volontaire ou non - est consubstantielle à toute étude d’œuvre, l’auteur définit ainsi la position dite « maîtrisable » de l’historien qui « ambitionne de restituer les fonctionnements historiques d’une œuvre » tout en étant « contraint de reconnaître que ses efforts de rigueur sont parfaitement vains » (idem). Pourquoi dès lors se consacrer « à l’analyse d’un tableau, en dépit de l’inconfort méthodologique qui en résulte ? ». Parce qu’on « y affronte de manière essentielle la nature duelle et certes très délicate de l’histoire de l’art, entre histoire et herméneutique » (p. 17).
Il faut donc prendre en compte, et le goût de M. Cojannot-Le Blanc pour une certaine provocation stimulante, et l’inventeur de l’objet spécifique de cette étude de cas, Nicolas Poussin. Comme il est souligné dans la troisième section de l’introduction (Nicolas Poussin et la notion d’invention picturale, p. 17-21], « son approche rare et extraordinairement concertée de l’invention picturale, en partie verbalisée à destination de quelques collectionneurs, est telle que chacun de ses tableaux a quelque chose d’unique. Elle légitime sans nul doute un exercice interprétatif approfondi, ce qui n’est évidemment pas le cas de l’immense majorité des peintres et des tableaux anciens » (p. 17). On dirait plutôt qu’en l’absence de pareilles sources pour la majorité des autres peintres, on ne peut bien souvent que regretter de n’en pas disposer pour confirmer les hypothèses émises. Dans le cas présent du tableau du Ravissement de saint Paul de Nicolas Poussin, il serait pourtant épineux de dissocier l’objet d’étude des renseignements que procure à son sujet le peintre lui-même. Ce « rameau d’or de Virgile, que nul ne peut trouver ni cueillir s’il n’est conduit par la fatalité » dont parle le peintre dans une lettre au théoricien Fréart de Chambray du 1er juillet 1665, est considéré par M. Cojannot-Le Blanc comme un objet conjoint de réflexion - la fatalité (fatum) impliquée dans l’assertion renvoie finalement à ce phénomène caractéristique de la tradition artistique occidentale, en partie liée à l’autonomisation de la sphère artistique engagée dès le XIVe siècle. Celle-ci postule l’opacité de la création artistique moderne à laquelle est confronté en tout état de cause le non-praticien de la peinture : « Le bien juger, écrivait Poussin dès 1647, est très difficile si l’on a en cet art grande théorie et pratique jointes ensemble » (cit. p. 19).
On voit ainsi que M. Cojannot-Le Blanc, à notre grande joie, ne se simplifie pas la tâche. En plus d’introduire son étude de cas par une discussion des conditions tout à fait complexes de l’interprétation de la peinture ancienne, elle n’hésite pas à replacer celle-ci dans le contexte particulier de sa fusion avec le travail réflexif que conduisent dans le même temps les artistes sur le statut de leurs inventions et les conditions intellectuelles et sensibles de leur réception. Cette position complexe et quelque peu inconfortable que choisit l’auteur conditionne les trois temps de l’étude de cas, respectivement consacrés à la considération des sources dites positives du tableau et à son observation objective (Regarder le Ravissement de saint Paul de Nicolas Poussin aujourd’hui, p. 25-69), aux matériaux théologiques et artistiques impliqués dans le travail d’élaboration de la composition (Dans la besace du peintre, p. 71-131) et enfin aux interprétations contradictoires dont le tableau fit l’objet dans les deux décennies suivant immédiatement sa livraison (Une machine herméneutique expédiée à Paris 1650-1670, p. 135-194). Si la porte est fermée au nez de toute interprétation globale et transhistorique, on comprend bien que M. Cojannot-Le Blanc a choisi de travailler dans des cadres qu’elle maîtrise parfaitement, et qui sont avant tout ceux de la documentation critique du fait historique.
Toutefois, l’établissement des conditions spécifiques de la commande du Ravissement par le poète et satiriste Paul Scarron (« Un tableau pour Monsieur Scarron ». Sur la commande, p. 25-42), loin de ne considérer que les « sources positives » (p. 28-32), se propose aussi d’envisager « la commande telle qu’on peut l’imaginer » (p. 32-35). Ceci implique que nous ne sommes pas simplement mis au fait du peu d’enthousiasme de Poussin à exécuter une œuvre pour l’auteur du « livre ridicule [de] frénésies » qu’il a reçu en 1647 (p. 29) ainsi que de ses atermoiments qui dureront près de deux ans et dont la conséquence surprenante fut la susbtitution d’un Ravissement de saint Paul au « sujet bachique » initialement envisagé - nous bénéficions aussi d’une habile considération des motivations de cette substitution : coût plus modéré d’un sujet religieux au nombre de figures plus limité, redéfinition par le peintre des termes de la commande en fonction du budget engagé, incidence de la présence dans la collection de l’intermédiaire Chantelou d’un Ravissement de saint Paul de Poussin dont « il est inimaginable de penser que Scarron ne l’ait pas vu » et qui peut avoir motivé « le choix définitif du sujet » en raison du lien privilégié que celui-ci scellait avec son saint patron (p. 34-35).
Ces remarques sont précieuses : elles rappellent au lecteur qu’une commande, cadre économique incontournable de la production artistique au XVIIe siècle, repose sur des choix précis qu’il s’agit d’identifier avant toute considération iconographique ou stylistique, au risque d’être la dupe du projet pictural dans son entier. Mieux encore : M. Cojannot-Le Blanc creuse le sillon des relations complexes entre Poussin et Scarron (p. 35-42) et formule ainsi des questions tout à fait inédites, voire stupéfiantes : le mépris du peintre pour le satiriste, plutôt que de relever d’un imaginaire un peu moderne de la noblesse de l’art, ne serait-il pas dû à sa jalousie secrète pour « la force d’âme face à l’adversité » d’un Scarron tourmenté par la maladie depuis des années et néanmoins doté d’une « incroyable capacité à endurer la souffrance » ? (p. 36). L’hypocondriaque Poussin se moquant du véritable « estropié » qui « prétend me faire rire » : voici un portrait intéressant de la psychologie peu amène de Poussin que la perspicacité de M. Cojannot-Le Blanc réussit à mettre au jour sur le fondement de sources peu contestables. Sans dévoiler les nombreux éléments recensés en ce sens, soulignons combien l’auteur fait ici œuvre d’historien de l’art : car cette simple mise au point permet d’installer l’analyse du tableau dans le cadre d’un conflit poétique et critique qui balaie de prime abord toute lecture consensuelle de l’œuvre. Aperçue sous ce jour, l’œuvre d’art ancienne n’est décidemment pas destinée à faire l’objet d’une analyse équilibrée et distincte à destination des pédagogues de la clarté.
Le second chapitre de la première partie se propose de démontrer la complexité sous-jacente de l’invention poussinienne en employant le mode radical de la description (Le vertige des sens. Expérience du tableau et description, p. 43-69. Quoique l’on reste étonné que l’étude n’ait pas été initiée par cette considération objective de son objet (mais rappelons qu’en l’occurrence tableau et points de vue documentés du peintre sont liés), on saluera volontiers la discipline - scientifique et littéraire - qui consiste à décrire une œuvre et à inventorier ainsi les multiples problèmes qu’elle pose d’un point de vue figuratif, théorique et technique (voir les remarques faites à ce sujet p. 68-70). Cela donne à la description une valeur prescriptive dans le cadre de l’étude d’œuvre et permet de communiquer au lecteur sans ambiguité ce que voit le chercheur dans le tableau, ce qu’il cherche à voir aussi. M. Cojannot-Le Blanc souligne bien le statut d’analyse qu’une description occupe en tout état de cause : décrire c’est déjà interpréter. Par exemple, le premier alinéa du chapitre, consacré à la composition générale (p. 43-46) cherche à voir l’ascension dans le ravissement, une reproduction du Ravissement de la Madeleine par Giovanni Lanfranco à l’appui. Nous n’aurions peut-être pas procédé ainsi, mais il est de fait que cette technique permet de souligner le caractère paradoxal du ravissement sur fond d’architecture destiné à Scarron, qui diffère en cela de l’œuvre sur le même thème destiné à Chantelou et de l’Assomption raphaélesque du musée du Louvre, bien détachés sur fond de ciel avec un horizon bordant la partie inférieure des compositions. Mais la description pure reprend rapidement ses droits, et c’est la conception de ladite architecture qui fait l’objet d’un copieux alinéa à considérer comme l’un des apports essentiels de l’étude (La représentation de l’architecture et la composition des lieux, p. 46-60).
Produisant un relevé au trait de son tracé (dispositif probatoire qui s’est hélas perdu chez les historiens de la peinture depuis les années 1970), M. Cojannot-Le Blanc met en évidence le dysfonctionnement architectonique de l’angle inférieur gauche formé par la coupe à 135 degrés de la base de la colonne carrée qui se rattache au sol de l’emmarchement par un curieux parallépipède. La fonction figurative de cette sorte de joint géométrique mérite d’être interrogée, car « indéniablement, l’architecture ne joue pas le rôle qu’elle tient ordinairement, celui d’aider le spectateur à élaborer mentalement la profondeur et à articuler les lieux respectifs des différents objets et figures représentés. » (p. 49) C’est l’occasion pour l’auteur de montrer comment les deux versions gravées de l’œuvre, par Pietro Del Po et Guillaume Chasteau, ont réglé de façon différente le problème que posait ce détail intriguant de la conception, le premier en incluant le parallépipède dans la découpe biaise du sol qui porte-à-faux sur la base de la colonne ; le second en prolongeant le parallépipède jusqu’à la marge inférieure de l’image, donnant ainsi l’impression perspective d’un second emmarchement. La simple mise en évidence de ces stratégies de rationalisation visuelle - M. Cojannot-Le Blanc parle de « corrections » - démontre que l’incohérence architectonique de l’angle inférieur gauche du tableau de Poussin a été remarquée, qu’elle constitue donc un fait à analyser et interpréter comme tel. « S’élabore ainsi, comme l’écrit l’auteur, dans l’intelligence du spectateur qui exerce son regard sur le tableau, le sentiment que le peintre a intentionnellement cherché à l’éprouver » (p. 59).
Cette interrogation guide les trois approches descriptives suivantes, respectivement consacrées au groupe des figures (p. 60-61), aux couleurs et au coloris (p. 61-62) et à la partie inférieure du tableau (p. 62-63). Peut-être trop courtes, ces mises au point permettent de déplacer - et de vérifier - la logique de dérèglement volontaire de la représentation qui a gouverné la conception de l’architecture. « Ainsi, de même que la composition et les éléments d’architecture, derrière une apparence d’équilibre et de cohérence, semblaient défier une appréhension rationnelle, les figures affichent leur unité, voire leur confusion, tout en suggérant subtilement leurs différences » (p. 61). L’emploi très subtil du coloris - au sens d’accord majeur entre les couleurs - est pareillement analysé comme le moyen « de susciter une perception de l’inscription des figures dans les lieux, sensiblement différente du positionnement géométrique de celles-ci dans l’espace » (p. 62). Compréhensible par le spécialiste de peinture et de théorie de l’art, la démonstration reste trop rapide et peu didactique, ce qui n’enlève rien à sa pertinence - on craint que le texte du manuscrit ait été ici trop allégé. C’est dommage, dans la mesure où la démonstration d’un parti délibéré de « perturbation du spectateur », à laquelle contribue l’iconographie hermétique de la partie inférieure du tableau (p. 62-63), est plus que convaincante. Mais à la traiter trop prestement on risque tout simplement de laisser croire qu’elle est anecdotique. Ce serait regrettable, tant est subtile l’articulation de la « convergence des effets » (p. 63-69), qui organise cette perturbation en jeux multiples de désorientation et d’incohérence volontaires, avec l’induction sensible qui permet à Poussin de pondérer la charge volontiers intellectuelle de ses compositions : « Par le temps d’appréhension que suppose sa double perception, la première qui y repère unité et équilibre, la seconde, où l’unité et l’équilibre se révèlent simples apparences, le Ravissement de saint Paul apparaît plus que jamais comme une toile livrée à un œil critique, que Poussin s’employait, selon ses dires, à solliciter » (p. 65).
Nous l’affirmons : malgré tous les efforts que nous pourrons faire ici, il sera difficile d’indiquer au lecteur tous les paragraphes de cette étude qui méritent consultation. Parmi les plus remarquables, soulignons le premier chapitre de la deuxième partie (Dans la besace du peintre p. 71-131), intitulé Le vieil homme et la grâce. Le sujet, ses significations et les qualités du tableau (p. 73-93). De prime abord, on saluera la position courageuse qui consiste à considérer que l’historien de l’art n’est en aucun cas exempt d’une connaissance approfondie de la culture théologique du siècle dans lequel s’inscrit l’œuvre qu’il étudie, de même qu’il ne saurait œuvrer en ignorant le détail du contexte social et économique. A fortiori dans le cas de Nicolas Poussin qui, « par sa conception savante de l’art de peindre, par sa connaissance des sources textuelles, enfin par son choix d’un type de production artistique singulier » (p. 73), met particulièrement ses historiens à l’épreuve de ce principe élémentaire. L’approche des sources théologiques du tableau s’entame donc avec une étude approfondie des versets de saint Paul sur le ravissement et de leur glose au XVIIe siècle (p. 75-79), la Seconde épître aux Corinthiens (12, 1-6) étant reproduite selon le texte qu’en donne Isaac Le Maistre de Sacy en 1708. On regrette sans doute que les versions qui avaient donné lieu à édition avant 1708, et notamment celles de la première moitié du XVIIe siècle, ne fasse pas l’objet d’une note. Reste la précision remarquable de l’étude lexicale qui permet de distinguer le fondement autographe de l’iconograhie (« Je connois un homme en Jésus-Christ qui fut ravi... jusqu’au troisième ciel ») des éléments associés par la glose : le thème angélique, le lieu céleste par analogie avec la vision d’Ezéchiel, la « vue » sur le temple de Jérusalem. En mettant en évidence le caractère essentiellement elliptique de l’épître, M. Cojannot-Le Blanc attire bien sûr l’attention de son lecteur sur le rôle éminent des sources théologiques secondaires, ainsi que sur la part d’invention (et le défi à l’invention) qu’impliquait un pareil sujet au XVIIe siècle.
L’analyse mérite pourtant d’être encore approfondie, car les « modalités [en sont] plus complexes qu’à l’accoutumée » (p. 79). En effet, « en raison de l’ampleur des débats sur la grâce, où la pensée paulinienne en général et les enjeux du ravissement de saint Paul en particulier occupaient une place essentielle, les théologiens du Grand Siècle produisirent une abondante littérature sur le saint et ses épîtres. » (p. 79-80). Celle-ci fait l’objet du second alinéa (Saint Paul et la connaissance des hiérarchies célestes, p. 79-82). Celui-ci convoque à point nommé les célèbres Hiérarchies célestes du Pseudo-Denys, à dessein d’éclairer le problème figuratif que posent incontestablement, en regard de leur absence dans la Seconde épître aux Corinthiens, les anges dans le tableau de Poussin. Si le bénéfice de cette consultation semble un peu maigre (les trois figures angéliques globalement semblables que représente Poussin contreviennent au principe hiérarchique du Pseudo-Denys), l’auteur l’exploite avec une pénétration digne du XVIIe siècle : le parti de Poussin « est donc susceptible d’être expliqué comme une prise de distance par rapport aux hiérarchies célestes traditionnelles. » Belle démonstration du fait que la documentation d’une œuvre ancienne procède aussi par l’absence de concordance avec la norme postulée par les sources, cette interprétation permet non seulement d’envisager que le tableau ait été conçu comme « une figure picturale de l’intensité du combat spirituel, inhérent à la glorification de saint Paul » (Ascension, suspension. Le combat spirituel et l’expérience de la grâce, p. 82-86), mais aussi comme une représentation de « ce que Paul prit soin de nous cacher, mais que la Tradition de l’Église lui attribue, à savoir la connaissance de la distinction des hiérarchies célestes » (p. 84).
L’analyse corollaire qui suit concerne la position de la main gauche de l’Apôtre, avec sa paume ouverte que désigne l’ange placé au sommet du groupe. M. Cojannot-Le Blanc interroge la motivation théologique de cette disposition : est-ce ainsi que Poussin évoque sans la représenter, en raison de sa valeur symbolique, l’écharde mentionnée par Paul dans les Epîtres et naturellement rapportée aux stigmates du Christ par la Tradition ? L’hypothèse qui soutient cette question bénéficie d’une argumentation serrée, reposant - il faut le souligner encore une fois - sur une culture théologique rare doublée d’un bon sens parfois stupéfiant : « l’ange situé le plus haut, dont nous avons commenté le double geste, l’un indiquant la pesanteur de la chair (la paume de l’Apôtre) et l’autre, l’œuvre de la grâce (l’index pointé vers le ciel) est significativement dans une position de commentateur, puisqu’il ne participe pas strictement à l’action du ravissement, à la différence des deux autres anges qui partagent un même niveau avec la figure de saint Paul » (p. 86). L’illustration d’un sujet religieux - façon habituelle et décidemment bien fausse de parler du travail du peintre sacré au XVIIe siècle - s’associerait ainsi une méta-représentation théologique, un « discours sur la grâce, esquissé avec pertinence à l’occasion d’une représentation du ravissement de saint Paul. » (Gauche ou droite ? La carrière du Salut, p. 86-93). Au sein de celle-ci, les logiques les plus élémentaires - mais qui sont aussi bien souvent les plus négligées - comme la dialectique du haut et du bas ou celle de la droite et de la gauche sont mobilisées, en attente d’une exploration des significations croisées de la part du spectateur. Cette formidable agitation des significations morales et sacrées aurait-elle séduit le commanditaire Scarron ? La nature énigmatique du livre et de l’épée, à significations non moins multiples, abondait-elle dans le sens de la reconstitution picturale d’un puissant mystère propre à susciter l’intérêt d’un libertin notoire, que ne devait pas moins fasciner la suprême contradiction qu’entretenait son prénom avec son mode de vie, sans parler d’éventuels et bien légitimes relents de rédemption ?
Bien consciente du fait que la problématisation qu’instruisent certaines de ces questions documente l’œuvre tout autant que certaines de ses meilleures « sources positives », M. Cojannot-Le Blanc prend garde de ne pas négliger un horizon de documentation moins céleste mais non moins riche chez Poussin, celui de la tradition artistique (Rome, 1649. La tradition artistique et le langage du peintre, p. 95-131). Fort méthodiquement, l’auteur rappelle que « la question de la tradition picturale et de son intrusion dans l’analyse d’un tableau est en soi un problème » (p. 96). Ce problème, c’est celui de la confusion sémantique qui naît de toute analogie opérée par l’historien d’art entre l’œuvre étudiée et ses possibles sources visuelles, sans considération des attendus spécifiquement artistiques du transfert formel qui a pu être opéré. Parmi ceux-ci, la décontextualisation d’une forme empruntée peut avoir une finalité tout autre que celle d’une citation, hommage volontaire et consient à un peintre admiré. Certes, mais cela ne permet pas non plus de nier la charge sémantique induite par ces transferts, dont on est bien d’accord qu’ils doivent s’inscrire dans une chaîne documentable d’intentions, qui inclut de fait certains rapprochements qu’une forte homologie rendrait inutile de nier. Ainsi, les doutes qu’émet M. Cojannot-Le Blanc quant à la relation formelle que l’Annonciation de Nicolas Poussin de la National Gallery de Londres est susceptible d’entretenir avec la célèbre Transverbération de sainte Thérèse de Gian Lorenzo Bernini nous paraissent excessifs, même si nous avons montré par ailleurs que le peintre a partiellement renoncé à la citation d’œuvres contemporaines dès la fin des années 1630 pour privilégier les hommages rendus à Raphaël et à l’antique (Voir le collectif Poussin et l’antique, ss dir. E. Fumagalli et M. Bayard, collection d’histoire de l’art de l’Académie de France à Rome, 2011).
L’Annonciation de la National Gallery, dans son rapport à la Transverbération, nous paraît illustrer précisément la logique d’analogie formelle extra-iconographique qu’invoque Michael Baxandall dans l’extrait des Patterns of intention que cite M. Cojannot-Le Blanc (éd. J. Chambon, 1991, p. 213). Ce processus de transfert, bien souvent démontré par une bibliographie qui aurait eu quelque droit à être citée ici, justifie l’analogie formelle par l’identité d’action, de situation ou d’animation spirituelle, dans une logique d’origine evhémériste au final bien naturelle pour des artistes habitués à la circulation entre histoire sacrée et fable païenne. Dans le cas de l’Annonciation, rapporter le type sainte Thérèse transverbérée à l’antétype que constitue pour lui la Vierge annoncée relève d’une triple analogie d’action, de situation et d’animation spirituelle qui légitimerait pleinement l’intention poussinienne d’analogie, même distanciée. Sur un plan théorique, la proposition du peintre ressortit à la volonté bien compréhensible de donner du chef-d’œuvre alors unanimement admiré du Bernin un paragone pictural qui, se refusant à plagier son référent par l’homologie, vise plus subtilement à le traduire dans la plastique de la peinture, où le chromatisme et le clair-obscur cherchent la reformulation bidimensionnelle parfaite du creusement animé de la ronde-bosse. Cet exemple, qui constitue l’un des rapprochements les plus exemplaires du langage de l’analogie formelle des artistes du XVIIe siècle, est présenté ici trop rapidement. Justifiée qu’elle est par deux siècles de théorie du Paragone ainsi que par l’estime bien documentée du Bernin pour Poussin, qui trouvèrent en Fréart de Chantelou un commun confident (nous renvoyons au Voyage du cavalier Bernin rédigé par ce dernier), cette remarquable analogie aurait pu être constituée en source positive par M. Cojannot-Le Blanc bien mieux encore que par nous, et au bénéfice évident de son argumentation.
L’étude de la place que tient la tradition artistique dans la composition et l’exécution du Ravissement de saint Paul - en tout premier lieu celui peint pour Chantelou en 1643 (Souvenirs du Ravissement pour Chantelou, p. 95-100) -, n’en est pas moins riche en rapprochements instructifs. Pourtant, si le Ravissement de saint Paul de G. Van Honthorst nous renseigne sur la présence à Rome du sujet lui-même sous le pontificat de Paul V Borghèse (p. 106-11), et si la Vision de sainte Thérèse d’Avila de Giovanni Lanfranco documente bien la culture scénographique de la vision sacrée, ces deux peintures d’autel ne sont pas directement convocables dans la genèse formelle du tableau de Poussin. Bien sûr, la Vision d’Ezéchiel de Raphaël (Florence, Palazzo Pitti), dont Poussin redoutait la comparaison lorsqu’il concevait la première version du Ravissement pour Chantelou, se présente a contrario comme une source picturale exemplaire dont l’étude par Poussin est bien documentée. M. Cojannot-Le Blanc rappelle d’ailleurs que le rapprochement opéré traditionnellement par la critique avec le petit Ravissement de saint Paul sur cuivre de Dominiquin (musée du Louvre) n’est en aucun cas soutenu par une preuve du fait que Poussin était familier de ce tableau. « Possible, probable » (p. 100), cette relation analogique ne repose que sur l’hypothèse d’une supposée connaissance par Poussin de la composition du Bolonais, qu’il admirait par ailleurs. Mais comme le laisse entendre l’auteur, l’antécédent en question, qui doit sa force picturale à sa simplicité chromatique et compositionnelle, n’est guère susceptible d’avoir déterminé la complexité du tableau peint pour Scarron ; celui-ci semble en revanche beaucoup plus tributaire de « la réponse raphaélesque à la question picturale du ravissement » (p. 103).
Le maître consulté sans relâche que fut Raphaël pour Poussin, ce sont aussi les élèves d’Annibal Carrache qui l’aidèrent incontestablement à le comprendre, et notamment les appropriations qu’ils en avaient proposé durant les trois premières décennies du siècle. L’agrandissement de la manière poussinienne, à l’appui de l’émulation avec Raphaël et l’école bolonaise (p. 111-113) est ainsi apparue à l’historiographie comme la propédeutique sûre que choisit l’artiste pour réussir dans l’ordre des tableaux d’autel. Ceci vaut aussi pour les dimensions plus réduites du tableau d’amateur qui, comme c’est le cas avec le Ravissement destiné à Scarron, se propose de transférer dans le cadre de dimensions modestes les effets et la culture visuelle du langage scénographique stupéfiant de la propaganda fidei. Du point de vue de l’analyse des sources artistiques du Ravissement, cette optique est à l’origine du passionnant alinéa consacré à Poussin et la culture visuelle du bel composto (113-122), lequel révèle plusieurs belles surprises. En tout premier lieu, il faut dire la joie du lecteur qui prend acte de la bénéfique disparition du vocable baroque et de toute l’indéfinition conceptuelle qu’il implique. Son remplacement par la périphrase de « culture visuelle du bel composto » n’est sans doute ni définitif ni exactement adéquat pour qualifier l’ensemble de la tradition artistique initiée à Rome dans le premier tiers du XVIIe siècle, mais il a du moins le mérite d’identifier clairement le processus artistique qui la fonde dans la pensée catholique : une volonté délibérée de rapporter la forme artistique à la fonction sacrée de propagation et d’illustration de la foi catholique. Dans cette optique, c’est au retable (par exemple celui reproduit ici de la Santissima Trinità dei Pellegrini présentant la Trinité de Guido Reni) qu’est attribué le rôle majeur d’instructeur visuel et sensible. Référence incontournable pour le peintre ou le sculpteur du XVIIe siècle, il prescrit une conception de l’œuvre sacrée (format vertical, centrement des figures, interrelations plastiques entre le bidimensionnel chromatique et le tridimensionnel sculpté) à laquelle ne sauraient échapper les autres dispositifs artistiques, jusqu’au tableau de collectionneur.
Que le Ravissement de saint Paul de Poussin constitue une sorte de retable miniature doit être ainsi remarqué ; mais sans en rester aux généralités, M. Cojannot-Le Blanc produit une œuvre de comparaison tout à fait inattendue. Il s’agit du haut-relief sur le thème de l’extase de saint François exécuté par Francesco Baratta pour la chapelle Raimondi de San Pietro in Montorio (p. 114-115), dont elle interroge ainsi la relation au Ravissement de saint Paul : « L’effet plastique et visuel de ce ravissement, à la fois fusionné et partiellement affranchi du retable qui lui sert de cadre, le positionnement centré des figures au sein du relief, le sentiment enfin que les figures sortent du plan du relief, n’ont-ils pu susciter le désir d’invention de Poussin ? ». Au-delà des analogies partielles qui justifient la comparaison des deux œuvres, celle-ci nous rappelle la nécessité d’explorer les lieux-mêmes de l’invention artistique et d’envisager ce faisant que certaines références négligées par l’inévitable téléologie de l’histoire de l’art peuvent avoir joué un rôle déterminant dans la genèse de ce que nous tenons pour chefs-d’œuvre. Mieux encore : ce rapprochement inédit renforce l’idée selon laquelle Poussin travaille avec cet impératif du bel composto, habituellement associé à Gian Lorenzo Bernini et à son entourage, et qui soumet la conception de la forme artistique à l’impératif de « composition des arts entre eux (peinture, sculpture, architecture) » (p. 113). Il s’agit de cet idéal d’intégration symphonique de ces trois arts qu’avait bien identifié Irving Lavin dès 1980, lequel présentait incontestablement l’avantage de réattribuer à chacun d’entre eux une fonction précise dans le décor sacré (église du Gésu) ou profane (gran’ salone du palazzo Barberini par P. da Cortona). C’est cette culture du bel composto qui peut ainsi être identifiée comme le cadre idiomatique du dialogue entre l’Extase de saint François de Baratta et le Ravissement de saint Paul de Poussin, mais c’est elle aussi qui permet à M. Cojannot-Le Blanc d’envisager que la position et le détail de la tête de Paul - notamment les « épaisses boucles puissament volumétriques, jamais portées à un tel point dans l’art de Poussin [qui] évoquent ainsi les boucles dégagées par le ciseau dans le marbre » - sont particulièrement redevables au Saint Longin exécuté par le Bernin pour la monumentale croisée du transept de Saint-Pierre de Rome.
C’est dans le cadre de la même « réunion des arts » qu’il faudrait envisager « la présence monumentale de l’architecture dans le tableau du Louvre » (p. 117), que l’auteur met en relation avec un tombeau de la via Appia reproduit dans le Parallèle de l’architecture antique et de la moderne de Paul Fréart de Chambray (1650) ainsi qu’avec un Paysage avec un petit temple à colonnes carrées, dessin de Poussin conservé à l’Ermitage. Vu de côté, l’édifice qui est présenté de face à un petit groupe de figures bucoliques, ne laisse pas d’entretenir notre méditation sur la manipulation par le peintre de notre regard au sein d’un répertoire visuel restreint démultipliant les jeux d’analogies. M. Cojannot-Le Blanc n’élude pas la question et lui consacre d’ailleurs un entier alinéa, Le Ravissement de saint Paul et la manière poussinienne (p. 122-129), dont la seconde utilité est de cerner « l’ampleur et la nature de la singularité du tableau peint pour Scarron » (p. 127). Cette petite enquête, qui flirte volontiers avec le connoisseurship, ne conduit à aucune révélation : « Si l’on s’appuie sur ces enseignements donnés par la connaissance de la manière singulière de Poussin de traiter les corps flottants, les nuées du tableau pour Scarron, positionnées derrière la figure de saint Paul et non dessous, sont conformes à la pratique générale du peintre. » (p. 128). Pourtant, elle permet à l’auteur de replacer solidement le Ravissement dans le cadre du dialogue que Poussin entretenait depuis son arrivée à Rome avec Raphaël, à l’appui d’une méditation spécifique sur le statut du tableau comme vision (p. 129-131). Notons à cet égard cette remarque d’une finesse rare : « La tableau de Poussin répondrait en cela, au plus haut degré, à l’ambition partagée par les peintres du Grand Siècle, celle d’exprimer un sujet plutôt que de le raconter, prioritairement dans la nature très incertaine de l’image qu’il présente et dérobe à la vue » (p. 130). Chaque terme mérite ici d’être médité.
La troisième partie de l’étude se consacre à ce qu’il est désormais convenu d’appeler la réception du tableau (Une machine herméneutique expédiée à Paris 1650-1670, p. 135-194) ; il faudrait plutôt parler d’une étude de son interprétation immédiate, dans la mesure où la théorie contemporaine de la réception se focalise précisément sur les écarts de réception dans une optique diachronique. Or ici, ce sont bien les deux décennies suivant immédiatement la livraison de l’œuvre à son commanditaire qui sont étudiées, laissant de côté, ce que l’on peut regretter, les deux siècles et demi qui nous séparent de cette livraison. Peut-on étudier la réception du Ravissement de saint Paul de Poussin comme celle de l’Iphigénie de Gœthe ? C’est indéniablement plus complexe, dans la mesure où le tableau n’acquit une véritable existence publique qu’avec le renouveau des études sur Poussin à partir des années 1960. On espère toutefois que la recherche saura bientôt se consacrer pleinement à ce fil documentaire ténu qui permet d’articuler la postérité d’une œuvre majeure et la transformation de la perception esthétique à l’époque contemporaine. Loin de ces vœux pieux, l’étude articule dans l’immédiat deux horizons de réception documentables avec précision : le Paris des années 1650 (Hypothèse sur une réception parisienne vers 1650, p. 135-169) et l’Académie royale de peinture et sculpture, où le Ravissement fait l’objet en 1670-1671 d’une sémillante querelle d’interprétation.
Eu égard à l’imagination que requiert toute écriture de l’histoire, M. Cojannot-Le Blanc ne manque pas d’appétence. Postulant une rigueur qui devrait la conduire à sérier des faits et témoignages et à en proposer une interprétation a minima, elle s’émancipe volontiers de ce cadre trop étriqué pour proposer des points de vue aussi surprennants que roboratifs. De fait, c’est un véritable effort d’herméneutique critique qui gouverne la troisième partie, dont il faut souligner qu’il ne procède jamais sans le renfort d’une documentation conséquente. Tout le mérite de l’interprétation est de stimuler l’argumentation et la recherche de preuves. Ainsi, revenant sur le rôle de Scarron dans l’invention du Ravissement, la question de l’induction de sa personnalité est franchement posée : la question du sujet « pourrait presque être regardée comme annexe, l’enjeu essentiel ayant été plutôt de proposer au poète un dispositif pictural susceptible de lui convenir, de le séduire en le stimulant » (p. 138). Stimulés, nous le sommes par cette façon habile de rappeler qu’un sujet en peinture n’est finalement que très peu de chose à côté du potentiel d’animation intellectuel et cognitif que recèle la composition d’un maître. En l’occurrence, c’est l’hypothèse d’une consommation burlesque du tableau (p. 139-142) qui est considérée, non sans un rappel précis de ce qu’il faut entendre par burlesque dans le contexte parisien des années 1650, soit une poétique du monde renversé. On trouverait ici le cadre de réception pressenti du tableau ainsi qu’une possible explication du « jeu complexe sur les effets de réel très inégaux des différentes composantes du tableau » mis en évidence dans la première partie.
Au bénéfice du déséquilibre philosophiquement fécond des cadres fondamentaux de l’expérience sensible (haut et bas, droite et gauche, épaisseur et profondeur, réalité et vision), des glissements donnés a priori comme périlleux pour le statut de la peinture sont envisagés. En effet, « si l’on y regarde de près, le tableau de Poussin n’est toutefois pas sans prêter le flanc, de manière purement potentielle, à une lecture comique : un grandiose ravissement qui culmine à quelques dizaines de centimètres du sol ou un élan ascensionnel qui semble destiné à rencontrer l’inévitable plafond ou voûte masquée par la nuée... » (p. 140). Rapportée à la culture burlesque de l’oxymoron, qui, selon Scarron, découvre dans « ce qu’il y a de bas et d’absurde [...] des pensées exquises, des connaissances profondes et des raisonnements d’une haute philosophie », cette possibilité de lecture du Ravissement présente à tout le moins le grand mérite de ne pas refuser d’articuler la peinture avec l’un des courants esthétiques majeurs du premier XVIIe siècle, que le trop court alinéa intitulé La figuration sublime d’une stase (p. 142-147) complète habilement sur un mode plus sensible. Au sein de la troisième partie, l’étude consacrée au goût mondain pour la quête des sens cachés (p. 143-147) apporte elle aussi de précieux arguments sociologiques mais aussi théologiques pour fonder en droit l’hypothèse des appropriations du Ravissement par les milieux lettrés. Convoquant par exemple la culture et la piété du père homonyme de Scarron qui « citait son saint patron à longueur de temps », M. Cojannot-Le Blanc se propose ainsi d’établir que la « profondeur insondable du tableau de Poussin, où les figures sont à la fois devant et derrière, où la colonne carrée est à la fois derrière l’emmarchement et comme face à la niche, pourrait donner à voir, avec des outils propres à la peinture, mais directement inspirés de la langue de saint Paul, la prétention de certains hommes à maîtriser le monde » (p. 146).
La réception du tableau n’est donc pas conçue sur le mode fluent de sa fortune mais bien comme une reconstitution serrée des interprétations possibles, envisagées si et seulement si un mode documenté d’appréhension ou d’appropriation les justifie. De fait, le paragraphe dense que consacre l’auteur à la conception de la peinture d’histoire dans l’optique du langage hiéroglyphique (p. 147-152) permet d’envisager « le tableau du Louvre comme le support de déchiffrements variés », ce qui invite « à l’inscrire plus précisément dans la conception de la peinture d’histoire au XVIIe siècle » (p. 147). C’est en positionnant ainsi l’analyse que l’on peut régler, au moins dans le cadre de l’approche synchronique, la question des différents niveaux de lecture du tableau, dont sont tributaires, pour l’historien, la question corollaire de ses éventuelles clés et plus généralement celle de son interpétation symbolique. Ainsi sont ré-arpentées ces stations diverses de l’iconologie picturale, qui conduisent - chaque praticien de l’histoire de l’art ne le sait que trop bien - à la double question, aussi fascinante qu’insoluble, du mystère et de l’énigme (Le sujet « mystérieux » du Ravissement : du hiéroglyphe au tableau énigmatique, p. 152-155). Comment documenter et même identifier historiquement une énigme picturale ? Par définition, si un tableau a été conçu ainsi, il sera toujours impossible de le rapporter assurément à la présomption d’un sujet, à moins de postuler qu’en peinture l’énigme n’existe pas, ce que fut peu ou prou le cas du célèbre Songe du chevalier de Raphaël qu’Erwin Panofsky a proposé d’identifier comme un Hercule à la croisée des chemins.
La position de M. Cojannot-Le Blanc est plus pragmatique : « Le déchiffrement énigmatique était une pratique sociale, un jeu de l’esprit, un divertissement, dont on a peine à évaluer aujourd’hui l’ampleur, mais dont on peut affirmer qu’il était considérable et qu’il n’était probablement pas étranger à Scarron » (p. 155). Et d’invoquer les livraisons un peu plus tardives du Mercure galant, qui posait les énigmes et publiait les explications le mois suivant. Au demeurant, on ne doute pas du potentiel de divertissement des énigmes (picturales ou non) au XVIIe siècle, surtout lorsque l’on pratique la bibliographie consacrée à la peinture ancienne, qui sait rivaliser d’imagination pour trouver la clé d’énigmes que les peintres n’ont pas forcément conçues. Dans le cas présent, saluons encore une fois la sagacité de l’auteur qui, plutôt que de se présenter comme découvreur d’une clé inédite, déploie, dans le dernier alinéa du chapitre (Une clé de l’énigme ?, p. 155-159), l’éventail des propositions envisageables, des plus induites par l’iconographie (l’idée de grâce) aux plus économiques, notamment celle qui passe par l’herméneutique du chiffre 3 (p. 156-157).
Le dernier chapitre de l’ouvrage, consacré aux nouvelles appropriations dont fait l’objet le tableau, en 1670-1671, dans le cadre de l’Académie royale de peinture et sculpture (p.161-194) pourrait laisser penser que les efforts déployés pour « ouvrir » l’œuvre, selon l’expression très juste de Georges Didi-Hubermann, confinent à une ordinaire réinscription du tableau dans son contexte académique. Il n’en est rien. Ce que M. Cojannot-Le Blanc nous propose ici d’envisager, c’est bien un cas spécifique de réception synchronique, que rend exceptionnel l’abondance des témoignages disponibles. Après avoir renseigné le passage du Ravissement des mains de Scarron au Cabinet du roi, par l’entremise toujours déterminante du collectionneur Jabach (p. 161-162), l’auteur identifie cette entrée dans les collections de Louis XIV pour ce qu’elle est, c’est-à-dire le moment le plus intense de sa postérité : « il fut étudié et copié, d’autant qu’il se prêtait particulièrement à une étude des figures » et fit immédiatement l’objet « de deux conférences coup sur coup à l’Académie royale de peinture et scupture, en décembre 1670 par Jean Nocret et janvier 1671 par Charles Le Brun » (p. 162). Prenant le contre-pied des avis émis jusqu’ici sur la banalité consensuelle de la conférence de Nocret, M. Cojannot-Le Blanc lui consacre une analyse (p. 163-169) qui souligne sa contribution à la célébration de Poussin coloriste, rompant ainsi avec les pratiques des académiciens alors plus enclins à rapporter l’œuvre du peintre à la maîtrise de la qualité suprême de l’invention et du grand art du dessin, dans la lignée de Raphaël.
La « contre-attaque » lancée moins d’un mois plus tard par Charles Le Brun aura à cœur de faire valoir cette maîtrise de l’invention picturale sur un mode indirect mais particulièrement efficace, en faisant peu ou prou de Poussin un théologien par l’image (p. 169-173). C’était renvoyer habilement la question du coloris et celle conjointe de l’harmonie à la besace technique du peintre et rappeler subsidiairement à la compagnie que le rôle du peintre n’était pas simplement d’exécuter de belles images : « Le Brun annonce ainsi un renversement essentiel, en n’entendant plus discourir sur les connaissances dont les peintres ont besoin - la peinture est affaire de connaissance et non de savoir-faire, aspect bien connu - mais en affirmant, à l’inverse, qu’avec un tel tableau démonstration est faite que les peintres "font connaître" par leurs figures » (p. 170). La réévaluation de la conférence de Nocret permet ainsi de reconsidérer les origines de l’ouverture des débats sur le coloris à l’Académie (p. 173-176), dont la célèbre thèse de Bernard Teyssèdre avait peut-être négligé certaines des implications idéologiques : le coloris ne pose un problème aux académiciens français que tant qu’il détourne l’attention des élèves de la vocation idiomatique et même cognitive de la peinture. Ce qui est en jeu ici n’est pas le problème des moyens de la peinture mais bien celui de ses fins, auquel un colloque déterminant organisé par René Démoris a su rendre, il y a près de vingt ans, toute sa densité problématique.
Dans l’immédiat, l’analyse approfrondie de la contre-attaque de Le Brun que mène l’auteur dans l’alinéa intitulé Langage hiéroglyphique et lecture énigmatique selon Le Brun (p. 176-185) n’est pas une des moindres surprises de l’ouvrage. Revenant sur les « principes de l’allégorie [qu’induit] l’interprétation de Le Brun et sa conception de la "peinture "mystérieuse"», M. Cojannot-Le Blanc met en évidence que sa conférence se « revendique des principes généraux du langage hiéroglyphique [et] se rapproche en pratique de l’exercice du déchiffrement énigmatique, tel que l’enseignaient alors les Jésuites dans leurs collèges » (p. 180-182). C’est un tour de force rhétorique, doublé d’un acte d’autorité peu respectueux des usages académiques (voir p. 184-185) qui est ici diagnostiqué - tour de force qui, mis à l’épreuve de la théologie de la grâce (p. 185-189), termine de révéler son hétérodoxie. Fin connaisseur de ce débat théologique complexe, l’auteur peut à bon droit s’interroger sur le « degré de maîtrise [de Le Brun] dans ses adaptations personnelles des débats théologiques ». Si ces adaptations renvoient bien à « la culture théologique d’un homme lettré du XVIIe siècle, reposant sur une certaine connaissance des débats doctrinaux », elles témoignent d’une « maîtrise insuffisante des notions et [d’]un usage imprécis de qualificatifs, dont les définitions diffèrent, il est vrai, d’une école à l’autre » (p. 188).
Au demeurant, cette imprécision doit être replacée dans le cadre d’une histoire plus longue, celle de l’instrumentalisation (le terme est de nous) dont Poussin et son œuvre firent l’objet au sein d’une académie qui fut, dès sa fondation en 1648, le théâtre d’un combat pour la prééminence, « dont Le Brun, à l’examen de la chronologie, est aussi bien l’initiateur que le maître » (p. 189-192). En dernière analyse, M. Cojannot-Le Blanc se garde pourtant bien de réduire l’histoire académique de la réception du Ravissement de saint Paul à une simple quête réussie de pouvoir, qui redonnerait du vif à l’absurde lieu commun de la tyrannie de Le Brun. Bien au contraire, au terme du dernier alinéa du chapitre consacré à la relation que Le Brun entretient avec Poussin (p. 192-194), l’auteur synthétise ainsi la position bien légitime du Premier peintre de Louis XIV : « En conférant sur le Ravissement de saint Paul de Poussin, Le Brun non seulement retient de Poussin ce qui renvoie à sa propre pratique de la peinture, à sa quête d’une excellence de la peinture d’histoire, mais son discours, lieu d’une appropriation totale de Poussin, revêt une dimension de révélation à soi-même » (p. 194). Parlerions-nous autrement de la majorité des spécialistes d’un artiste qui consacrent une grande partie de leur vie à établir le catalogue de ses œuvres ?
La conclusion, dans sa fonction de rassembler et d’ouvrir le propos tout en le conditionnant par les apories méthodiques qu’il a contribué à révéler, est un art qui se perd. Celle que propose M. Cojannot-Le Blanc (p. 195-204) est exemplaire, dans la mesure où, loin de réduire le sujet de l’ouvrage à un protocole artificiel de réponses articulées, elle revient de façon fort efficace sur le bénéfice de l’étude : cette démontration du fait que l’importance historique du tableau peint par Poussin pour Paul Sacrron réside avant tout dans « l’éventail extrêmement riche et séduisant d’appropriations possibles. » (Nicolas Poussin et l’invention du Ravissement de saint Paul, p. 195-198). « Déployer autant de lectures que possible » de l’œuvre reste ainsi la première finalité de l’étude de cas, principe ad hoc mais bien fondé de la nécessité et de la difficulté de l’interprétation d’un tableau (p. 198-199). Dans le cadre spécifique de l’étude d’une œuvre singulière, la force de problématisation et la documentation historique disponible permettront ensemble de distinguer entre les « questions bien et mal posées » (p. 199-202). « Se demander par exemple ce que Poussin a voulu faire ou en quelle mesure l’individualité de Scarron transparaît dans le tableau du Louvre paraît insuffisamment élaboré ou problématisé : il n’est pas loisible à l’historien de connaître les intentions d’un peintre, tandis que tenter d’articuler une invention formelle sur la personne singulière d’un destinataire est une approche non seulement restrictive, mais en partie faussée, de la réception » (p. 200).
Plus que jamais, en regard notamment de l’usage ambivalent dont fait l’objet l’histoire de l’art dans l’enseignement secondaire, il paraît essentiel de pratiquer l’étude de cas (p. 202-204) comme une démonstration rigoureuse et éprouvante, mais aussi fascinante, de la nature de l’œuvre d’art, « lieu de condensation, qu’il faut saisir dans la durée » (p. 203). On pourra objecter à ce point de vue certains de ses postulats, mais il restera toutefois bien difficile de nier qu’en menant ainsi son étude, Marianne Cojannot-Le Blanc a su rendre à ce qui n’était auparavant qu’un tableau de Poussin parmi d’autres une densité problématique qui permet justement de parler de chef-d’œuvre, sans sourciller. Pour tous ceux qui pratiquent l’histoire de l’art comme un champ d’exploration où presque tout reste à faire, mais aussi pour ceux qui voudraient prendre acte de l’actualisation scientifique de sa méthode, cet ouvrage est indispensable.
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