Fiori, Ruth: L’Invention du vieux Paris : naissance d’une conscience patrimoniale dans la capitale, broché, 20.5 x 22.5 cm, 328 pages, 150 illustrations, couleur, ISBN: 9782804700997, 35 euros
(Editions Mardaga, Wavre (Belgique), 2012)
 
Rezension von Thomas Renard, Université de Nantes
 
Anzahl Wörter : 2064 Wörter
Online publiziert am 2017-12-12
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1778
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          Le caractère patrimonial de la ville de Paris est si profondément ancré dans les représentations collectives que personne ne s’était jusque-là chargé d’écrire la façon dont s’est élaboré l’imaginaire artistique attaché à la capitale française. À travers l’histoire de la naissance d’une conscience patrimoniale, Ruth Fiori s’attelle avec succès à cette tâche, suivant deux pistes étroitement liées : d’un côté, l’apparition de l’idée de vieux Paris et de l’autre, l’histoire des groupements de sauvegarde du patrimoine.

 

         L’ouvrage, publié dans la collection architecture des éditions Mardaga, bénéficie d’une belle iconographie (bien que l’ombre entourant certaines images ne soit pas du meilleur effet) et d’une mise en page soignée, servant efficacement le propos. Il constitue une version remaniée de la thèse de doctorat pour laquelle Ruth Fiori s’est vu décerner en 2010 le prix du musée d’Orsay. Précédé d’une préface de Dominique Poulot, qui a dirigé la thèse dont est tirée la publication, le texte est accompagné d’une table des matières détaillée ainsi que d’index des noms des personnages et de lieux permettant au lecteur de s’orienter aisément.

 

         Dans la première partie, R. Fiori s’attache à dresser la généalogie et la diffusion de la notion de vieux Paris. Le premier chapitre est consacré aux groupes et sociétés de défense du patrimoine, présentant d’emblée le principal fil conducteur de son étude, quitte à rompre avec le déroulé chronologique. La Société des Amis des Monuments parisiens (créé entre 1884 et 1885), et l’activité de son fondateur Charles Normand, étayent l’ensemble d’un récit qui est avant tout celui d’une succession de luttes. Celles-ci sont parfois menées conjointement avec les sociétés savantes d’arrondissement et anticipent l’action de la Commission municipale du Vieux Paris (1897). Ces associations apparaissent sous la Troisième République en réaction aux destructions causées par le vaste chantier urbain mené sous le Second Empire. De façon symptomatique, l’action patrimoniale révèle le sentiment de perte. Tout en laissant entendre que l’analyse prosopographique a été nettement réduite dans le passage du manuscrit de thèse à la publication, l’auteur étudie la trajectoire des membres de ces groupements et les motivations plus ou moins politiques de leurs actions. Elle voit dans la diversité des étiquettes politiques des acteurs s’engageant en faveur du patrimoine le signe d’une mobilisation non partisane. Pour autant, l’importance grandissante des motivations identitaires et nationalistes, mise en avant dans les chapitres suivants, semble témoigner d’une certaine droitisation du débat patrimonial qu’incarne avec brio La grande pitié des églises de France de Maurice Barrès (1914).

 

         Dans les deux chapitres suivants, R. Fiori revient en arrière pour chercher l’apparition de la notion de vieux Paris à la fin du XVIIe siècle et dans les écrits des Lumières, alors qu’elle est encore entachée d’une connotation péjorative liée à l’insalubrité du tissu médiéval. C’est avec la génération romantique autour de Victor Hugo — figure incontournable des études patrimoniales — que s’opère un glissement vers une appréciation positive du vieux Paris. À partir des années 1830, cette expression désigne le Paris prérévolutionnaire dont le caractère pittoresque s’oppose à la monotonie de l’alignement de la rue de Rivoli. Dès le tournant des XVIIIe et XIXe siècles, le vieux Paris déborde la catégorie littéraire et s’incarne dans une production graphique attachée à donner les contours de la topographie de la capitale.

 

         Ces différentes traditions prolifèrent et se consolident sous le Second Empire, enracinant profondément l’opposition dichotomique entre les deux Paris : d’un côté, la ville portant les traces de l’histoire, stratifiée et variée, héritée de l’ancien régime et de l’autre côté, la ville uniforme, homogène et monotone que l’on va dès lors attacher au nom du préfet Haussmann. Dans les années 1850 et 1860, le vieux Paris devient tout autant un objet d’études érudites que le cadre privilégié d’un genre de littérature populaire.

 

         Sous la IIIe République (chapitre 3), l’idée de vieux Paris dépasse l’évocation nostalgique pour devenir un véritable objet de combat en faveur du patrimoine. À nouveau, différents types de sources sont mobilisées par l’auteur pour dresser les contours de cette notion et témoigner de sa diffusion durable. On la retrouve tant dans des genres de littératures populaires que dans la photographie, à l’image de celles qu’Eugène Atget regroupe dans l’album qu’il intitule le vieux Paris (1897-98). R. Fiori aborde également dans ce chapitre les débuts du musée Carnavalet, de la Société d’histoire de Paris et de l’île de France, le comité des inscriptions parisiennes, ainsi que la reconstitution en bord de Seine, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, du vieux Paris d’Albert Robida, personnage central de cette histoire.

 

         La deuxième partie du livre est consacrée à l’action des groupements de sauvegarde et à l’impact de celle-ci sur l’appréciation patrimoniale du bâti ancien. Dans le quatrième chapitre, R. Fiori analyse les nouveaux critères mis en avant par les groupements pour élargir le périmètre d’application de la conservation patrimoniale. Leur conception du monument se révèle bien plus large que celle de la Commission des Monuments historiques comme en témoigne l’exemple édifiant des arènes de Lutèce (p. 122-125). En effet, la Commission se borne à défendre des monuments publics, le plus souvent religieux, et dans tous les cas anciens, monumentaux et si possible entiers. Ceux-ci doivent, au sens de la loi 1887, présenter un caractère national, ce qui conduit la Commission à écarter toute intervention pour préserver les arènes de Lutèce, jugées d’intérêt local. À l’inverse, les listes de monuments rédigées par la Société des Amis des Monuments parisiens témoignent d’une extension du champ patrimonial, tant d’un point de vue chronologique vers des édifices des XVIIe et XVIIIe siècles que typologiquement, notamment par les nombreux combats menés en faveur des hôtels particuliers. Surtout à la fin du siècle, s’imposent de plus en plus des arguments historiques et archéologiques, là où la Commission des Monuments historiques reste rigoureusement attachée aux valeurs esthétiques et monumentales.

 

         À travers trois cas d’étude — l’hôtel de Rohan, l’église Saint-Pierre-de-Montmartre et l’ancienne école de médecine —, le chapitre 5 est l’occasion de montrer que les membres des groupements s’imposent peu à peu comme des experts qui parfois s’opposent ouvertement à l’administration des monuments historiques. Cette nouvelle expertise tempère la lourdeur de certaines restaurations stylistiques en mobilisant, à la façon d’un groupe de pression, la presse et leurs appuis politiques.

 

         Les liens existant entre ces groupements et les élus sont analysés plus en détail au sein du chapitre 6, là encore au travers de l’exemple de plusieurs luttes emblématiques telles que l’hôtel des Prévôts, l’hôtel de Sens, l’hôtel Lauzin, la chapelle expiatoire ou encore le pavillon du trône de Ledoux. Si la succession de ces cas d’étude peut parfois paraître un peu systématique, elle offre de multiples points d’entrée pour des lecteurs intéressés par tel ou tel combat patrimonial emblématique. Dans l’ensemble, l’enchaînement de ces luttes complexes démontre indéniablement l’utilité de l’action des groupements, malgré l’échec d’un certain nombre d’entre elles. Celles-ci ont permis la sauvegarde de précieux monuments en mobilisant l’opinion publique face aux intérêts privés, aux édiles et à l’administration.

 

         La troisième et dernière partie cherche à prouver que la mobilisation spécifique attachée à la capitale et à l’idée de vieux Paris anticipe l’extension de la notion de patrimoine non seulement d’un point de vue chronologique et typologique, mais également, au-delà du monument isolé, vers le paysage urbain. Au cours des trois derniers chapitres, R. Fiori montre comment le vieux Paris se décline dans une promotion du caractère esthétique de la ville mis à mal par la modernisation de Paris. À la suite de la bataille contre le métropolitain aérien, les groupements s’attaquent à des projets touchant à des ensembles monumentaux — esplanade des Invalides, places royales — pour la défense desquels semblent se dégager les concepts de perspective monumentale et de paysage urbain. Dans d’autres luttes, comme au parc de la Muette, à la place des Vosges ou à l’hôtel Biron (où la mobilisation débouche sur l’acquisition par les pouvoirs publics du siège du futur musée Rodin), R. Fiori est tentée de voir de façon un peu anachronique, mais non sans fondement, l’anticipation des concepts de site (loi de 1930) des abords (loi de 1943) et du secteur sauvegardé (loi de 1962). Ce qui est certain, c’est que pour les tenants du parti culturaliste, la dimension visuelle conduit à une prise en compte du paysage urbain comme dans le cas de la lutte contre la multiplication de l’affichage.

 

         Les termes du débat évoluent au début du XXe siècle, tandis que les groupements se mobilisent contre le nouveau règlement de voirie adopté en 1902. Les lignes de front semblent alors se déplacer sensiblement. Au-delà de l’opposition classique entre tenants d’une modernisation-hygiéniste et défenseur des richesses culturelles du passé, la notion de « beauté de Paris » rallie de façon plus large face à une supposée américanisation de Paris induite par l’adoption du modèle du gratte-ciel. Les thématiques identitaires deviennent dès lors déterminantes dans le combat national pour la défense de la capitale. La peur d’une perte d’identité par la surélévation des immeubles entraîne l’institution, dès 1909, d’une Commission des perspectives monumentales en même temps qu’est pour la première fois formulée l’idée de zones monumentales à protéger par des servitudes. Ainsi, les notions de contexte et de patrimoine urbain, que Gustavo Giovannoni théorise en Italie à partir de la décennie suivante, sont déjà bien présentes dans les années 1900.

 

         Il est intéressant de noter que l’idée de perspective monumentale entraîne la défense d’alignements tels que celui de la rue de Rivoli, qui font évoluer la valorisation du vieux Paris vers des ensembles postrévolutionnaires contre lesquels la notion avait été fondée au début du XIXe siècle. Mais, entre-temps, ces travaux sont devenus des éléments historiques menacés à leur tour par la modernisation.

 

        Au-delà des discours, la mobilisation en faveur de certains quartiers emblématiques conçus comme des ensembles autonomes — avant tout les places royales, la pointe de l’île de la Cité et la butte Montmartre — entraîne leur valorisation sous la forme de sites pittoresques. Anticipant la protection des sites, ces mobilisations participent également à la construction de l’imaginaire associé à ces quartiers rapidement devenus de hauts lieux touristiques.

 

         Si l’auteur ouvre en conclusion vers la situation d’autres villes (Lyon) et celle d’autres pays, l’on peut néanmoins regretter que l’angle comparatiste ne soit pas plus approfondi dans le présent ouvrage. On est frappé par la similarité et la simultanéité de cette naissance de la conscience patrimoniale diffusées par des sociétés et associations (la Society for the Protection of Ancient Buildings fondée par William Morris en 1877 étant sûrement la plus ancienne) autour de concepts très proches, à l’image du old London ou de l’Antica Firenze. De telles études permettront sans doute de préciser tant les transferts culturels que la spécificité de ces processus dans chaque ville.

 

         Il n’en reste pas moins que cet ouvrage retrace avec efficacité l’origine de cette conscience patrimoniale qui se traduit dans l’imaginaire encore attaché à Paris, « capitale de l’art et de la beauté. » Il s’inscrit en cela dans le courant historiographique bien représenté en France développant une analyse transversale des processus et des acteurs de la sauvegarde patrimoniale. À la lecture de cet ouvrage, l’on ne peut que conclure que même dans un pays à la gestation patrimoniale centralisée comme la France, la sauvegarde des monuments dépend largement de l’action des associations et des militants. Ceux-ci sont capables de mobiliser l’imaginaire de l’opinion publique. L’invention d’une idée nostalgique de vieux Paris, qui par essence évoque ce qui n’est plus — et qui peut-être n’a jamais été —, était certainement nécessaire pour sauver ce qu’il restait.

 

 

Sommaire :

 

Partie I. Le vieux Paris : une invention du xixe siècle


1. La préservation du vieux Paris : une cause patrimoniale nouvelle
2. Du Paris moderne au vieux Paris : les origines d’une perception de la ville
3. L’apogée du vieux Paris sous la Troisième République

 

Partie II. Une approche nouvelle du bâti ancien


4. À l’encontre de la Commission des Monuments historiques
5. « De l’avis des hommes de l’art… », vers une autre expertise
6. Le patrimoine et les élus

 

Partie III. Le statut de la capitale en question


7. Le vieux Paris, support d’une esthétisation de la ville
8. Le tournant des années 1900 : les débats sur « la beauté de Paris »
9. La constitution de paysages d’exception : les premiers sites parisiens