Cordez, Philippe (dir.): Charlemagne et les objets. Des thésaurisations carolingiennes aux constructions mémorielles, 237 p., nombr. ill. n/b, 21 x 15cm, ISBN 978-3-0343-1190-8 br, 67,70 €
(Peter Lang, Berne, Berlin, Bruxelles... 2012)
 
Compte rendu par Laïna Berclaz
 
Nombre de mots : 2392 mots
Publié en ligne le 2013-05-28
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1795
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          En abordant la notion de l’“objet”, ce colloque dirigé par Philippe Cordez accorde un regard nouveau à certaines pièces de trésors, jusqu’alors souvent étudiées et pourtant mal comprises, ainsi qu’à divers documents administratifs comme les inventaires. En effet, les manuscrits des écoles carolingiennes, le Flabellum de Tournus, l’ivoire de Tuotilo, les trésors de Charlemagne et de Conques, les reliquaires liés à la mémoire de Charlemagne et ses sceaux ont déjà fait l’objet de plusieurs contributions. Ces dernières, comme le rappelle Herbert Kessler, n’ont souvent abordé que des questions de datation et d’origine des objets, sans se demander quelle en était la fonction. Depuis quelques décennies, la fonction des “objets” est étudiée de manière plus systématique. C’est notamment le cas des reliquaires ; souvent étudiés pour leur datation et leur origine[1], la recherche de ces dernières années a mis en évidence leur fonction et leur utilisation dans la liturgie[2]. Au-delà de leur fonction liturgique, ces objets ont également une fonction pour la postérité ou pour la construction mémorielle d’un lieu ou d’un personnage. Cette question de la memoria a été abordée par divers chercheurs[3]. Ce colloque sur les objets de Charlemagne s’insère donc dans cette lignée entre mémoire et trésor, entre mémoire et légende, grâce aux choix des objets étudiés. Chaque œuvre d’art et chaque document abordé dans cette publication est lié, à un moment donné de son histoire, à la figure de Charlemagne ; et ceci de manière plus ou moins légendaire contribuant de la sorte à forger l’image de cet empereur carolingien.

 

          Dans son introduction, Philippe Cordez précise les enjeux des articles réunis autour de la notion d’objet. En effet, la notion elle-même est anachronique par rapport aux objets concernés ; lorsque la notion d’objectum apparaît, c’est avec le sens de “posé devant soi” et non avec le sens que nous lui connaissons aujourd’hui. Comment faut-il, dès lors, étudier les “objets d’art” se demande-t-il ? Le choix de la figure de Charlemagne paraît s’imposer de soi. Il est à l’origine d’une réforme qui continue après sa mort et son aura pousse à lui attribuer un grand nombre d’objets. Les huit articles étudient différentes manières de percevoir ces objets et de reconstruire une mémoire autour du trésor qu’ils constituent.

 

          Daniel Russo s’interroge – à travers les textes d’Alois Riegl et d’Erwin Panofsky – sur la notion “d’objet de trésor” au IXe siècle à partir de trois manuscrits enluminés, destinés à la cour de Charlemagne ou à son entourage. Avant d’aborder la question de cette image de la fontaine, il rappelle que l’“image” n’a pas le même sens en Orient et en Occident. En Orient, elle est représentative du saint, alors qu’en Occident elle n’est qu’un art “mondain” destiné à enseigner, à rappeler. Il analyse dans la seconde partie l’image de la fontaine de la vie dans l’Évangéliaire de Godescalc, dans les Évangiles de Saint-Médard de Soissons ainsi que dans certains feuillets du Psautier d’Utrecht et de la Bible d’Alcuin. Selon Russo, bien que ces fontaines soient représentées de face, elles renvoient à des structures existantes, notamment le baptistère de la basilique Saint-Jean du Latran. La dernière partie de l’article aborde la relation entre objet et pouvoir souverain. L’objet, le livre, sert de support à la conception d’une idéologie.

 

          L’article de Claire Sonnefraud étudie les inventaires produits durant la période carolingienne. Instruments hérités de l’empire romain, les inventaires sont avant tout un moyen pour le pouvoir politique de contrôler et, par le biais des institutions ecclésiastiques, d’uniformiser le territoire. Ces brevium exempla contiennent une liste des biens appartenant à l’institution ecclésiastique (autels, croix, reliques, vases, livres, ainsi que les terrains et les animaux) auxquels l’empereur peut, selon un pourcentage établi, prétendre. Entre 806 et 818, l’empereur prend l’initiative de ces inventaires, dont plusieurs exemples sont conservés. Dès l’année 843, les rôles sont inversés et les évêques demandent à l’empereur d’envoyer des missi pour dresser ces listes de possessions ; et dès 881, les évêques s’arrogent le droit d’inventorier leurs biens. Les événements historiques sont la cause de cette évolution. Dans la deuxième partie de son article, Claire Sonnefraud s’intéresse à deux prélats : Angilbert de Centula et Hincmar de Reims. Dans le cercle d’influence directe de la cour, les inventaires qu’ils ont dressés sont d’un grand intérêt. Le premier présente les différents objets dans l’espace physique et politique. Quant à l’inventaire d’Hincmar, il s’agit d’un texte plus pratique destiné à la gestion quotidienne du diocèse.

 

          Herbert Kessler propose une étude du flabellum de Tournus, un éventail liturgique formé d’un parchemin et d’un manche en ivoire. Fermé, l’éventail est conservé dans une petite boite en ivoire où sont représentées des scènes tirées des Églogues de Virgile. Le parchemin de l’éventail est orné de rinceaux et d’une série de saints. Lorsque les moines de Tournus se voient forcés de quitter leur ville à cause des attaques de Vikings à la fin du IXe siècle, ils emportent avec eux l’ensemble de leur trésor, auquel appartient cet éventail, et donc la mémoire de leur lieu d’origine. Alors que le flabellum est toujours étudié dans la perspective de déterminer sa provenance, Kessler propose une étude de la fonction de cet objet – donnée par deux inscriptions sur le parchemin. Le flabellum était utilisé de manière active durant la liturgie et il est donc ouvert. Présenté de la sorte, les images païennes de la boite en ivoire disparaissent, alors que les images chrétiennes du parchemin apparaissent. Ainsi, le flabellum se présente comme une allégorie du bien triomphant du mal et du christianisme supplantant le paganisme. Le flabellum était utilisé durant la liturgie pour éloigner les mouches, représentant le diable. Le diacre qui agite l’éventail est de la sorte comparé aux anges, et en particulier à saint Michel, qui chassent les démons au Ciel.

 

          Dans le cas du diptyque en ivoire sculpté par Tuotilo, nous sommes face à un objet que l’histoire relie à la memoria de Charlemagne, comme le note David Ganz. Il est constitué de deux plaques dont l’une représente la Maiestas Domimini et l’autre l’Assomption ainsi que saint Gall combattant l’ours. Dans le Casus Sancti Galli rédigé par Ekkehart IV au milieu du XIe siècle, le diptyque est présenté comme celui que l’empereur gardait auprès de lui, sur sa table de nuit. Une paire de diptyque serait parvenue à Saint-Gall, l’une sculptée, l’autre non. Toutefois, le récit d’Ekkehart ne reflète pas la réalité. Les ornements du diptyque de Saint-Gall (Sang.60) correspondent à la production du Nord de l’Italie à cette même période. Ce diptyque devait être l’une des pièces maîtresse du trésor saint-gallois, c’est pourquoi Tuotilo l’aurait cité dans son propre travail, dans les rinceaux qui entourent les scènes du plat inférieur de l’Evangelium longum – l’Assomption et saint Gall rencontrant l’ours. Cette scène relie également le diptyque à la cour de Charlemagne qui avait entrepris plusieurs battues contre les ours, l’animal le plus dangereux, considéré par les païens comme une divinité.

 

           Tout comme la reliure du manuscrit Sang.60, un grand nombre d’objets, ainsi que des personnes, sont liés tardivement à la mémoire de Charlemagne. Les historiens présentent souvent Charles-le-Chauve comme un “imitateur” de son grand-père, non seulement en ce qui concerne sa propre figure mais également ses commandes artistiques. Pourtant une grande partie des objets attribués à Charlemagne lui sont postérieurs – et auraient, en réalité, appartenu à Charles-le-Chauve avant d’être attribué ultérieurement au premier empereur carolingien. De plus, ni à l’époque de Louis le Pieux, ni durant le règne de son fils, Charlemagne n’est décrit comme un modèle et aucun des conseillers de Charles-le-Chauve ne le pousse à prendre Charlemagne pour modèle. Nathania Girardin montre que la figure de Charlemagne ne devient un modèle qu’au XIe siècle, lorsque les nouveaux souverains et les institutions ecclésiastiques cherchent à légitimer leur pouvoir ou à attirer des pèlerins en liant leur mémoire à celle de Charlemagne en faisant de l’empereur un donateur ou un fondateur selon les besoins. L’idée que Charles-le-Chauve ait imité son illustre prédécesseur est une construction a posteriori pour faire de Charlemagne le grand modèle.

 

          L’article de Philippe Cordez poursuit et complète la réflexion de Nathania Girardin en reprenant l’idée du “trésor légendaire” de Charlemagne à Conques notamment. L’abbaye conserve des objets ou le souvenir d’objets ayant “appartenu” à Charlemagne : une châsse en or, des étriers ayant appartenu à Charlemagne, des reliques du Christ et la lettre ‘A’, cette dernière représenterait la première lettre de l’alphabet que Charlemagne aurait offert aux plus grands monastères. Pourtant, ces objets eux-mêmes sont plus tardifs et répondent à des besoins et à des situations spécifiques de l’abbaye, alors en conflit avec ses voisines au moment du développement du chemin de Saint-Jacques de Compostelle. Le Livre des miracles de Sainte-Foy, rédigé par Bernard d’Angers entre 1016 et 1020, et la Chronique, rédigée au XIIe siècle, mettent en scène une partie de l’histoire de Conques, notamment sa fondation par Charlemagne – fondation qui revient en réalité à Louis le Pieux. La châsse du XIe siècle n’est liée qu’au nom de Charlemagne afin de montrer l’autorité de l’abbaye sur ses voisins. Les étriers, attestés au XIe siècle à Conques, représentent les qualités militaires de Charlemagne. Les reliques du Christ, selon la Chronique du XIIe siècle, auraient été offertes par Charlemagne ; mais le texte fait écho aux événements contemporains. L’attribution de ces objets à Charlemagne a déterminé leur statut durant plusieurs siècles.

 

          Viola Belghaus étudie la mémoire de Charlemagne et les deux reliquaires du XIVe siècle d’Aix-la-Chapelle qui y sont liés. Le premier, le Karlsreliquiar, est une construction architectonique dont la forme rappelle celle d’une basilique. Le deuxième est un buste représentant l’empereur carolingien – un reliquaire anthropomorphe. Les deux formes offrent une forme différente du saint et de ses reliques, la première renvoie à la participation à la communauté céleste alors que l’autre montre la présence terrestre. Ces deux reliquaires ont des fonctions différentes renvoyant à la figure idéale du souverain et à la figure du commanditaire ; deux aspects de Charlemagne qui se sont développés avec son culte. De la biographie d’Eginhard à la canonisation de 1165, la figure de Charlemagne est mythifiée. La tombe de l’empereur est ouverte pour la première fois en l’an mil, à l’instigation d’Otton III, et donne lieu à une véritable inventio qui permet de légitimer le nouveau souverain. En 1165, Frédéric Ier se trouve dans la même situation et use également de l’inventio pour légitimer son pouvoir. À cela s’ajoute le bras reliquaire de Charlemagne, créé pour l’occasion, un reliquaire rectangulaire, contenant le bras de Charlemagne dont la portée significative est certaine. Le reliquaire est décoré par les images des successeurs de Charlemagne, formant une lignée ininterrompue entre Carolingiens, Ottoniens, Staufer et Salier. Entre le XIIe et le XIVe siècle, d’autres reliquaires sont fabriqués pour honorer la mémoire de l’empereur carolingien.

 

          La dernière intervention d’Andrea Stieldorf étudie les sceaux “de Charlemagne”, qui scellaient les lettres officielles de l’empereur. Pour ses propres sceaux, Charlemagne utilisait des gemmes ou des camées antiques avec le profil d’un empereur romain, auquel il ajoutait une prière pour sa protection. Pour ses successeurs, ces gemmes ne font plus office de sceau. Un grand nombre de faux sceaux sont créés portant l’image de Charlemagne, représenté en trône et avec la couronne, les insignes du pouvoir. Il n’est alors pas question de représenter les traits de Charlemagne, mais de montrer l’image du souverain. Une nouvelle image de l’empereur se construit à travers ces faux sceaux.

 

          Les actes sont organisés de manière chronologique et les articles se suivent de manière à former un tout unitaire. Le choix d’un agencement chronologique des textes répond à une nécessité de montrer “l’évolution” du regard porté sur un trésor ou un objet particulier ou sur la mémoire d’une figure – Charlemagne en l’occurrence – liée à certains objets. En effet, et cela ressort bien des interventions, l’Histoire modifie l’attention portée aux objets et aux figures et leur signification-même, apportant un besoin de légitimation plus fort lorsque le pèlerinage se développe ou lors d’un changement de dynastie par exemple. Bien que le colloque soit unitaire et lié par les thématiques de la “thésaurisation” et de la “construction mémorielle”, les notes de bas de page auraient pu être uniformisées pour donner davantage de cohérence à l’ensemble. Les sujets abordés ne sont pas inexplorés par la recherche, mais les auteurs ont su les aborder sous un angle nouveau et l’ensemble produit une vision plus complète de la figure de Charlemagne – et de son utilisation – à travers les siècles.

 

 

[1] Joseph Braun, Die Reliquiare des christlichen Kultes und ihre Entwicklung, Freiburg im Brisgau : Herder & Co Verlag, 1940. Helmut Buschhausen, Die Spaetroemischen Metallscrinia und fruehchristlichen Reliquiare, Wien ; Köln, 1971.

 

[2] Voir notamment Bruno Reudenbach, Gia Toussaint (éd.), Reliquiare im Mittelalter, Berlin, 2005 et Nicolas Bock, « Reliques et reliquaires, entre matérialité et culture matérielle », in Perspective, 2011, pp. 361-368 qui propose une bonne synthèse ainsi qu’une bibliographie des études de ces dernières années.

 

[3] Otto Gerhardt Oexle, « Memoria und Memorialüberlieferung im früheren Mittelalter », in Frühmittelalterliche Studien, 10 (1976), pp. 70-95 ; Éric Palazzo, « Le livre dans les trésors du Moyen-Âge. Contribution à l’histoire de la Memoria médiévale », in Jean-Pierre Caillet (éd.), Les trésors de sanctuaires, de l’Antiquité à l’époque romane, Paris, 1996, pp. 137-160 ; Amy Remensnyder, Remembering Kings Past. Monastic Foundation Legends in Medieval Southern France, Ithaca/Londres, 1995 ; Gerd Althoff, Johnnes Fried, Patrick Geary (dir.), Medieval Concepts of the Past : Ritual, Memory, Historiography, Cambridge, 2002.

 

 

Sommaire

 

Philippe Cordez, « Introduction. Charlemagne et les “objets” », pp. 1-4.

Daniel Russo, « Plans, fonds, surfaces : présence visuelle et politique de l’“objet” à l’époque carolingienne », pp. 5-28.

Claire Sonnefraud, « Inventaires de “trésors” et la réforme carolingienne », pp. 29-56.

Herbert L. Kessler, « Images Borne on a Breeze : the Function of the Flabellum of Tournus as Meaning », pp. 57-86.

David Ganz, « Im Revier des Bären. Die Schreibtafels Karls des Grossen und die Buchhülle Tuotilos », pp. 87-114.

Nathania Girardin, « Charles le Chauve et les objets “de Charlemagne” », pp. 115-134.

Philippe Cordez, « Vers un catalogue raisonné des “objets légendaires” de Charlemagne. Le cas de Conques (XIe – XIIe siècles), pp. 135-168.

Viola Belghaus, « Intravimus ergo ad Karolum – Grab, Reliquien und Reliquiare Karls des Grossen », pp. 169-208.

Andrea Stieldorf, « Karl der Grosse om Siegelbild », pp. 209-231.