Sers, Philippe: La révolution des Avant-gardes, l’expérience de la Vérité en art. 224 pages, ISBN-13: 978-2754106504, 39 €
(Éditions Hazan, Paris 2012)
 
Recensione di Guillaume Le Bot
 
Numero di parole: 1934 parole
Pubblicato on line il 2013-01-10
Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          Dès la première page du livre, Philippe Sers annonce qu’il considère l’art des cent dernières années comme « une sorte de nouveau miracle grec » (p. 9). Il oppose frontalement son point de vue tant aux détracteurs de l’art contemporain qui l’attaquent sans en connaître la nature réelle, qu’aux spécialistes des avant-gardes qui produisent un discours qui a fini par ne plus s’adresser qu’aux connaisseurs. Pour démontrer la nature réelle de la création du XXe siècle, pour aller au plus près « des fins essentielles » des œuvres, Philippe Sers a décidé de les aborder à travers la notion-clé de vérité. L’auteur a déjà abordé cette idée de vérité dans un texte beaucoup plus court que celui-ci, intitulé simplement « La vérité en art » (éd. de la Villette, Paris, 2008) qui présentait les mêmes arguments que l’ouvrage dont il est ici question. Et quelques années encore avant, cette notion de vérité et plus généralement des valeurs au sein des avant-gardes avait déjà été traitée dans le très précis et très utile L’avant-garde radicale, le renouvellement des valeurs dans l’art du XXe siècle (Belles Lettres, 2004). Cependant, l’objectif de cet ouvrage diffère des autres dans la mesure où P. Sers a décidé à la fois d’amplifier et de simplifier son propos, de le rendre plus clair et plus abordable encore pour le plus grand nombre, en particulier pour les moins connaisseurs des débats actuels sur l’art moderne et contemporain. Le texte pourra décevoir les spécialistes, mais Sers s’adresse ici en priorité à ceux qui souhaitent comprendre les raisons essentielles qui ont fait que l’œuvre d’art a radicalement changé d’aspect et de fonction au sein de la société.

 

          Pourquoi Philippe Sers utilise-t-il cette notion de vérité pour clarifier le renversement des valeurs et des fonctions de l’art au XXe siècle ? L’auteur prend complètement le contrepied du discours dominant qui définit la modernité comme « un renoncement à la valeur absolue » (p. 11). Il estime au contraire que les artistes modernes ont produit des œuvres qui traduisent leur volonté de rencontrer ce qu’il appelle l’Absolu. L’artiste expérimente de façon sensible le vrai (ou « les valeurs absolues ») et l’œuvre d’art est conçue de façon à ce que le spectateur revive avec la même intensité cette rencontre édifiante et formatrice. Cette notion de vérité est donc l’outil utilisé par l’auteur pour renverser le catastrophisme ambiant et montrer que l’œuvre d’art et l’artiste jouent un rôle essentiel au sein de la société, qui consiste à lui faire vivre l’expérience décisive de la présence de l’Absolu au sein la vie d’un homme. Son propos se présente en trois temps : I. les nouvelles sources d’inspiration, II. la révolution du geste créatif et III. la mise en place des modes de vérification.

 

          On regrettera le manque de clarté dans l’articulation de ces trois parties. Trois « moments » organisent cependant le propos et vont permettre de comprendre les raisons qui ont poussé les artistes à abandonner « l’imitation systématique des maîtres » pour se tourner vers de nouvelles sources d’inspiration. L’idée générale est que le renouvellement complet des formes et des attitudes au XXe siècle n’est pas le fait d’un simple désir de changement ou d’une évolution logique de l’art. C’est le résultat de nouvelles exigences éthiques, de croyances en un réel pouvoir de l’œuvre qui peut désormais améliorer l’homme, le mettre en contact avec les valeurs essentielles, fondatrices d’un nouveau rapport entre l’homme et le monde : « la création devient (…) un instrument d’organisation du monde » écrit l’auteur (p. 11). L’artiste rompt avec l’académisme pour se concentrer sur son expérience intérieure, il découvre ainsi les richesses du hasard et l’exploration de l’inconscient qui seront les piliers de l’ensemble de l’art moderne.

 

          L’auteur décrit simplement et dans le détail des notions importantes comme la nécessité intérieure de Kandinsky, à laquelle il assigne un rôle inaugural de la modernité : « L’expérience intérieure conduit naturellement Kandinsky à se libérer des codes de la représentation extérieure. Une telle transgression des codes n’est pas une fin en soi. Elle est justifiée par cette expérience intérieure qui renouvelle le contenu de l’art et lui ouvre de nouveaux domaines » (p. 19). Il cite abondamment les écrits des artistes sur lesquelles il s’appuie beaucoup (en particulier Duchamp et Kandinsky sur lesquels il a déjà beaucoup publié). Les notes (malheureusement placées en fin de chapitre) permettent à ceux qui le souhaitent d’approfondir la question. Chaque page ou presque voit apparaître une nouvelle sous-partie qui rythme la lecture. Ainsi, les grands thèmes en lien avec la notion centrale sont analysés et de nombreuses œuvres viennent illustrer le propos : « la vocation nationale », « le hasard et le rêve » ou « la vision prophétique » sont quelques-unes de ces sous-parties. La connaissance intime des œuvres, des écrits des artistes et des historiens de l’art permet à Philippe Sers de traiter d’œuvres d’horizons et de notoriété très différents. Cette connaissance intime lui permet surtout d’expliquer avec simplicité des notions complexes. Il reprend les bases et ne considère rien comme acquis. Par exemple, il explique que l’art de Van Doesburg, de Mondrian ou de Kandinsky n’est pas stricto sensu « abstrait » (comme souvent les ouvrages de découverte de l’art le disent) mais plutôt « concret » : « Le passage au ‘non-figuratif’ n’est pas une ‘défiguration’ du monde. L’abstraction n’est pas une extraction du réel (…), elle est aussi ‘prospection’ de ce réel (…). [Cet art concret] implique une profondeur de lecture de la réalité et la découverte d’un contenu inapparent » (p. 40).

 

          Cette notion de vérité est centrale pour l’auteur car elle lui permet de faire comprendre la profondeur et la signification réelle des changements survenus dans l’art moderne : « La création artistique reçoit un nouveau statut. D’illustration, elle devient témoignage. De l’esthétique, elle se hausse au niveau de l’éthique. Le créateur ne veut accepter qu’une beauté indice de justice et de vérité. Cela peut le conduire dans certains cas à préférer une apparente laideur à une beauté qui ne serait que séduction » (p. 60).  Dans la seconde partie, Philippe Sers montre que cette nécessité impérieuse de faire apparaitre la vérité de l’essence des choses va amener l’artiste à faire prédominer le procédé sur le résultat.

 

          L’objectif du travail de Philippe Sers, qui traverse l’ensemble de l’ouvrage, mais de façon plus prégnante dans cette partie centrale, est de montrer que « l’abandon de l’académisme n’a pas pour but principal un renouvellement des formes, mais une recherche d’authenticité et de vérité » (p. 60). Cette recherche inconditionnelle d’authenticité unit l’ensemble de la communauté des artistes d’avant-garde qui œuvrent tous dans la même direction : « Leurs tentatives ne se présentent pas comme une mosaïque d’éléments d’invention disparates, mais révèlent une intention de recherche commune et consensuelle, débouchant sur des résultats immédiatement appropriés par une communauté » (p. 89). Et Philippe Sers de comparer la communauté des artistes d’avant-garde organisée à l’image d’une communauté scientifique.

 

          Il cite avec pertinence l’importance considérable et fondatrice des photographies que Hans Namuth a prises dans l’atelier de Jackson Pollock en 1950 et, ensuite, les analyses qu’en a faites Allan Kaprow en 1958 dans ce texte passionnant « l’Héritage de Jackson Pollock » (cf. p. 108 et suiv.) : « Ce texte est intimement lié à l’enregistrement photographique et cinématographique des gestes de Pollock au travail, et définit la ‘performance’ comme une forme de spectacle programmé et accompli par l’artiste. (…) La véritable révolution opérée par Pollock est que la peinture n’est plus qu’une trace d’une expérience vitale impliquant l’être entier de l’artiste ». Il explique l’enchaînement logique des ruptures successives : après Pollock, « la déconstruction du système académique des beaux-arts est accomplie : c’est la fin de la séparation entre l’art et la vie ». Il fait ensuite de nombreux aller-retour entre les arts plastiques, le théâtre (Artaud, Kantor) et le cinéma (Mekas, Marker, Eisenstein). Cette seconde partie analyse donc les étapes successives qui amenèrent à la suprématie de la procédure sur le résultat, ce qui donnera à l’œuvre d’art un nouveau statut. La dernière partie sera elle consacrée à la façon dont les artistes allèrent jusqu’à épuiser les éléments constitutifs de l’œuvre d’art pour valider leurs hypothèses de recherches.

 

          Dans cette partie, Philippe Sers détaille en effet la façon dont l’artiste, une fois dégagé des contraintes d’un art mimétique, va questionner l’essence même d’un objet d’art en réduisant au maximum les éléments purs de l’œuvre et va aller jusqu’à les épuiser : les matériaux, la composition et la résonance des arts entre eux. C’est dans ce contexte que sont analysés l’Harmonielehre de Scriabine, Čiurlionis et Baranoff-Rossiné, le Zaoum de Khlebnikov ou les correspondances entre Kandinsky et Schönberg. Les cours de Kandinsky et de Klee au Bauhaus, les recherches de Viking Eggeling sur la grammaire des formes (cf. Basse continue de la peinture, 1918) ou encore les recherches d’Albers sur le carré sont autant d’exemples qui témoignent « d’une réduction des couleurs, des formes et matériaux destinée à dégager leur force intérieure pour la mettre au service d’une dématérialisation de l’art ou de l’architecture » (p. 124).

 

           Une sous-partie est consacrée à des analyses détaillées des liens entre cinéma, théâtre et photographie sur cette question de la recherche de nouveaux instruments de représentation (p. 131 et suiv.). Plus loin, c’est la notion de hasard qui est ici traitée comme « une sorte d’interpellation du sens, d’un sens que l’on incite à surgir d’un ailleurs que l’on se refuse à définir par la logique. L’artiste provoque le hasard et recueille ses fruits comme une expérience vitale qui peut apporter des réponses à ses interrogations » (p. 158).

 

          Dans la dernière partie, Philippe Sers revient en détail sur une notion que l’auteur avait déjà analysée dans Duchamp confisqué, Marcel retrouvé (Hazan, 2009), le transfert d’évidence, en l’élargissant à d’autres artistes : « Une réalité complexe, paradoxale, insaisissable – puisque de l’ordre de l’expérience vitale – peut être portée à l’évidence par un procédé de transfert, [i.e.], que la réalité du phénomène dont il est question est amenée à se déployer de nouveau, à se présenter de nouveau à l’expérience, mais sous une autre forme, ce qui suppose de la réduire à l’essentiel » (p. 163). Dans son analyse de Coyote, I like America and America likes me (Beuys, 1974), il écrit que « le transfert d’évidence se fait donc aussi par un appel à d’autres cultures dans lesquelles les comportements et les processus de la recherche de la vérité se rendent plus libres [...] ou en tout cas différents. Ainsi s’opère une rencontre d’autrui dans l’espace et dans le temps, aussi bien que dans les marges de la culture » (p. 172). Une place importante est consacrée à des analyses sur le théâtre – avec en fil conducteur la notion d’états transcendants de vie développée par Artaud – en particulier celui de Tadeusz Kantor, Andrzej Sapija et Yakov Protazanov (cf. p. 172 et suiv.). Une place notable et largement justifiée est faite aux artistes qui ont exercé dans les pays d’Europe de l’Est comme Edward Krasinski ou Eustachy Kossakowski dont les travaux (happenings et interventions notamment) sont encore trop méconnus en France (cf. l’exposition du centre Pompidou Les promesses du passé en 2010).

 

          Plusieurs éléments de l’ouvrage gênent la fluidité de la lecture (des illustrations trop présentes et pas toujours choisies à propos, des notes en fin de chapitre et un plan parfois difficile à suivre). Cependant, le texte de Philippe Sers apporte incontestablement un éclairage nouveau sur l’art du XXe siècle, tant pour celui qui en connaît déjà les articulations essentielles que pour celui qui désire les découvrir. Les rapprochements surprenants et riches de sens, la présence d’artistes méconnus et surtout des analyses à la fois simples et pertinentes rendent la lecture stimulante et engageante.