Etienne, Noémie: La restauration des peintures à Paris (1750-1815). Pratiques et discours sur la matérialité des œuvres d’art. Format : 17,5 x 25 cm, 354 p., 70 illustrations : Couleurs et N & B, ISBN : 978-2-7535-2059-2, 22,00 €
(Presses Universitaires de Rennes, Rennes 2012)
 
Compte rendu par Delphine Burlot, INHA
 
Nombre de mots : 2555 mots
Publié en ligne le 2013-05-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1822
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          Le livre de Noémie Étienne, issu de son travail de thèse, se penche sur un aspect de l’histoire de l’art encore peu étudié, celui de la matérialité des œuvres d’art et des changements opérés lors d’interventions de restauration. L’ouvrage, qui étudie les pratiques et les discours sur la restauration depuis « l’invention » de la transposition des peintures par Robert Picault en 1750 à la chute de l’Empire napoléonien, présente une analyse intéressante et novatrice de l’activité de restaurateur de tableaux en France au XVIIIe siècle. Les restaurateurs d’aujourd’hui seront particulièrement frappés d’apprendre que plusieurs éléments de l’organisation de leur activité ont une origine bien plus ancienne que celle généralement admise.

 

          À l’appui de documents d’archives inédits, cet ouvrage rend compte du développement d’une réflexion sur les interventions et le statut de l’œuvre d’art, et témoigne également de la visibilité de la restauration et de son utilisation dans une pratique politique. Le livre de Noémie Étienne apporte des éléments nouveaux sur les origines de cette discipline et l’évolution des pratiques suivant le contexte historique, social et politique entre 1750 et 1815, et sa publication réjouira les historiens d’art et restaurateurs contemporains.

 

          L’ouvrage est divisé en trois parties. Dans la première partie, l’auteur montre comment l’activité de restaurateur s’est définie peu à peu au cours du XVIIIe siècle. En effet, dans les années 1750, les restaurateurs sont des personnalités polyvalentes et peuvent exercer plusieurs activités en parallèle, celle de marchand, d’expert, de peintre et de copiste. Cette polyvalence rend compte de l’absence d’une catégorie spécifique de ce métier en devenir. D’un point de vue géographique, les restaurateurs sont implantés autour du Louvre et de la rue Saint-Honoré, et ceux qui travaillent au Louvre opèrent aussi bien en milieu institutionnel que privé. Exercer au Louvre ne signifie pas toujours être titularisé, ce qui ne veut pas non plus dire que les restaurateurs institutionnels bénéficient d’une indépendance vis-à-vis de l’administration : ils doivent lui rendre des comptes et ils sont notamment tenus de ne pas lui cacher les procédés qu’ils emploient, ce qu’ils ne font pas toujours de plein gré. En réalité, le traitement des restaurateurs, même au sein du Louvre, est très variable selon les intervenants, la différence entre les rémunérations étant très grande (la veuve Godefroid reçoit une pension annuelle dix fois inférieure à celle de Picault).  Après 1775, le musée ne souhaite plus titulariser les restaurateurs et seul Hacquin est pensionné par le roi. La diversité des activités exercées par les restaurateurs, « profils complexes » décrits par l’auteur dans ce premier chapitre, et la variété de leurs statuts, montrent à quel point la restauration est alors une discipline qui cherche à se définir.

 

          Au XVIIIe siècle, les publications jouent un rôle important dans la diffusion des savoirs et l’on voit apparaître de nombreux ouvrages divulguant les recettes et procédés des restaurateurs. Cela permet également aux praticiens de faire de la publicité pour leur atelier, dans un environnement où la concurrence se fait de plus en plus sentir. Or, ce dévoilement des secrets, si apprécié du public, n’est pas du goût de tous les restaurateurs. Ainsi, Robert Picault, inventeur de la transposition, refuse de donner le secret de cette opération spectaculaire et il est alors accusé de freiner la sauvegarde des tableaux précieux. Cependant la révélation du procédé par la veuve Godefroid, qui selon elle, ne consiste qu’en l’utilisation « d’eau chaude et de patience », a des conséquences notables sur la rémunération des praticiens et sur la représentation de l’activité, qui perd ainsi en mystère et en prestige. La question du secret a donc des conséquences directes sur la rétribution des restaurateurs, c’est pourquoi des règles concrètes à ce sujet sont établies en 1775. Elles stipulent que, une fois inventés, les procédés des restaurateurs doivent bénéficier à tous. On voit bien là les prémices d’une polémique qui agite encore aujourd’hui l’opinion, selon laquelle les restaurateurs opèreraient dans le secret de leur atelier, cachant au public des méthodes non avouables car préjudiciables pour les œuvres. Cela témoigne de la difficulté de transmettre au public les choix et les enjeux des opérations de restauration, alors que celui-ci a tendance à ne voir que la magie de « l’avant – après ». Noémie Etienne montre dans la troisième partie de son livre comment à la période étudiée, les restaurateurs et l’institution ont tenté de pallier ces critiques en présentant au public des œuvres à demi restaurées.

 

          Le dernier chapitre de cette première partie concerne l’expertise des restaurateurs. La nécessité de définir institutionnellement l’activité du restaurateur est perceptible après la Révolution dans l’apparition de deux projets, celui de l’établissement d’un concours pour l’admission des restaurateurs au musée central des arts et celui de la création d’une école de restauration. La lecture du projet d’école révèle la hiérarchie qui prévaut au sein de la discipline, puisque les élèves s’occupant de la couche picturale auraient été rémunérés deux fois plus que leurs collègues s’occupant du support, selon une pratique que l’on observait déjà au sein du musée.

 

          L’administration cherche donc à former et recruter des spécialistes, et les restaurateurs eux-mêmes tentent de faire valoir leur capacité d’expertise et leur érudition historique, en prenant la plume pour publier de véritables traités ou de simples mémoires. Afin de valoriser leurs compétences, ils vont tenter, à la fin du XVIIIe siècle, de se distinguer des peintres, même si certains d’entre eux conservent une pratique artistique. Ils se définissent alors comme « artistes connaisseurs », en opposition avec les peintres qu’ils considèrent être « seulement artistes ». Notons qu’au même moment, le projet d’école souhaitait écarter de la formation tout jeune peintre qui potentiellement pouvait devenir un véritable artiste, et dont le talent aurait été gâché s’il épousait le métier de restaurateur ! Un poste de commissaire expert, qui supervise les restaurations, est créé à la fin du XVIIIe siècle. Il reprend à son compte ce rôle d’expert, ce qui montre la volonté de l’administration de faire du restaurateur un exécutant docile. La volonté de dissocier les compétences techniques et théoriques des restaurateurs n’est pas vue d’un bon œil par les intéressés.

 

          La seconde partie de l’ouvrage se penche sur la transformation matérielle de l’œuvre réalisée lors de la restauration. Ainsi, suivant les périodes et les contextes, les tableaux sont préférés nettoyés ou au contraire assombris, certains marchands n’hésitant pas à vieillir les peintures, de façon à se conformer au goût du public, qui préfère voir le passage du temps sur les œuvres plutôt que de les voir « comme neuves ». En ce qui concerne les retouches, on ne peut s’appuyer aujourd’hui que sur les témoignages littéraires car les tableaux ont depuis lors été restaurés à nouveau, et ces retouches du XVIIIe siècle ont été éliminées. D’après ces témoignages, on sait qu’elles sont souvent extensives. Elles ne résultent cependant pas d’un procédé systématique, puisqu’une réflexion sur le type de liant (vernis ou huile) et la technique à adopter (couvrir la seule lacune ou déborder) est développée. Cette opération est loin d’être anodine, car elle influe sur l’aspect du tableau. Lors de son intervention, le restaurateur doit faire jouer sa lecture stylistique et iconographique de la peinture, il est donc influencé par l’attribution de l’œuvre ou l’identification du sujet. En conséquence, une composition interprétée de manière erronée sera modifiée (involontairement) lors de la retouche.

 

          Parmi les autres opérations qui modifient l’aspect de l’œuvre, la « purification », soit l’élimination des repeints assombris qui perturbent la lecture du tableau, devient une opération courante. Enfin, un défaut de mise en œuvre lors d’un rentoilage peut provoquer l’écrasement de la couche picturale, soit une modification sensible de la touche, ce qui, à la fin du XVIIIe siècle, est considéré comme une perte d’authenticité du tableau. De ce fait, certains marchands préfèreront les tableaux non restaurés, considérés plus authentiques.

 

          Les recherches sur les matériaux employés par les peintres et les restaurateurs concernent les liants mais également les vernis : le XVIIIe siècle voit l’émergence de recherches et de publications sur les vernis pour artistes qui se multiplient au début du XIXe siècle. Ces travaux critiquent les vernis traditionnels pour leur fragilité et leur propension à jaunir et à s’obscurcir. D’autres procédés sont contestés, ainsi Hackert, auteur de l’une de ces publications, déconseille l’application traditionnelle de blanc d’œuf avant vernissage et propose l’utilisation de vernis mastic préférentiellement aux vernis gras. Certains auteurs vont plaider en faveur d’un vernis mat et proposer l’emploi de la cire, arguant que la brillance des vernis résineux gêne la vision du tableau. Hackert réfute cet argument, en déclarant que le spectateur doit se placer à un angle donné pour observer l’œuvre afin d’éviter ce désagrément.

 

          Autour de 1814 naît une polémique européenne sur la transposition : en effet, cette opération, très appréciée des restaurateurs français, l’est moins à l’étranger, notamment en Italie et en Espagne, où elle est regardée comme une intervention destructrice. En réalité, ce goût pour la transposition témoigne d’un désintérêt pour le support des œuvres, considéré comme secondaire. Il reflète la dichotomie qui est faite entre couche picturale et support du tableau, dichotomie qui se prolonge jusqu’au XXe siècle, comme en témoignent les théories de Cesare Brandi.

 

          Une autre opération résultant de cette dichotomie, et que l’on peut de ce fait assimiler à la transposition, est la dépose des peintures murales de leur support d’origine. Inventé en Italie, ce procédé est mis en œuvre en France à partir du milieu du XVIIIe siècle. Il permet de transformer des œuvres faisant partie d’une architecture, donc immeubles, en œuvres mobiles, et donc susceptibles d’entrer dans des collections. À partir de 1775, plusieurs déposes sont réalisées en prévision de l’ouverture du musée projeté par d’Angiviller, car elles permettront de l’enrichir en œuvres de l’École française. Après 1793, des déposes sont effectuées en Italie pour enrichir les collections nationales françaises en peinture italienne. En 1812, Denon, directeur du musée Napoléon, s’insurge alors contre les déposes systématiques et s’oppose à celle des décors du Vatican.

 

          Enfin, les changements de format des peintures de chevalet, coupées ou agrandies, permettent de les adapter au goût ou à un nouvel emplacement. Ce type de modifications est particulièrement sensible lors de l’accrochage de peintures de plafond sur les murs du Louvre, puisque l’œuvre n’est plus exposée comme cela avait été prévu à l’origine. Il faudra attendre la fin du siècle pour que l’œuvre d’art soit conçue comme un tout et que les changements de format ne semblent plus justifiés. Ce chapitre est particulièrement intéressant car il montre comment cette notion d’unicité de l’œuvre, développée par Brandi dans ses théories, est née à la fin du XVIIIe siècle. Ces changements irréversibles, réalisés au cours du XVIIIe siècle, peuvent paraître barbares aujourd’hui, or ils sont la conséquence d’une approche des œuvres différente de la nôtre, où les exigences du goût priment sur la matérialité de la peinture. Dans le cas des peintures murales, on peut regretter qu’un grand nombre de déposes ait été effectué aux XVIIIe et XIXe siècle, notamment en Italie, or ces interventions ont parfois permis de conserver des décors voués à la disparition.

 

          La troisième partie s’interroge sur l’exposition des peintures restaurées. En milieu marchand, les inventions et les innovations techniques sont données à voir pour favoriser leur commercialisation et le tableau transposé est ainsi présenté à côté de son ancien support. Le public peut également juger par lui même lorsque les restaurateurs lui ouvrent leurs ateliers ou lorsque les amateurs mettent à sa disposition des tableaux récemment restaurés dans leurs cabinets. La presse se fait l’écho de la réception des œuvres restaurées et en appelle au jugement de « l’opinion publique » qui se met en place dans les trois dernières décennies du XVIIIe siècle. En conséquence, les restaurations ne peuvent plus être cachées ou tues, et elles sont signalées dans les catalogues de vente : l’absence de retouche est un argument commercial et une intervention sur le support garantit la qualité du tableau. La restauration a en effet une réelle influence sur le prix des œuvres.

 

         En contexte muséal, l’exposition des tableaux devient une véritable pratique politique. En 1750, une centaine d’œuvres de la collection royale sont exposées au palais du Luxembourg et une vaste campagne de restauration est alors engagée. La Charité d’Andrea del Sarto, transposée pour l’occasion, est placée dans la toute première salle et les Rubens dont le vernis est altéré sont nettoyés. Toutes ces restaurations bénéficient au commanditaire des opérations, Tournehem, qui est loué pour son initiative. Après la Révolution, de nombreuses restaurations sont effectuées en vue de l’ouverture du musée central en particulier sur les œuvres annexées qui ont subi des dommages lors de leur transport. Ces interventions peuvent être interprétées comme un « rituel d’appropriation », qui opère sur deux registres, symbolique et économique. Les modifications sont remarquées par les spectateurs qui avaient pu voir les peintures avant restauration et ils jugent leur vernissage inopportun et les restaurations dégradantes. La France est alors accusée de saccager les œuvres soustraites aux pays conquis. On voit ainsi que l’exposition des restaurations, si elle peut bénéficier à leur commanditaire, peut être à double tranchant.

 

          Au début du XIXe siècle, les visiteurs du Louvre sont impressionnés par la vivacité des couleurs des tableaux exposés : les œuvres nettoyées font l’impression d’avoir été dévoilées. Or, si elles sont plus favorablement reçues, c’est sans doute parce qu’elles sont plus accessibles aux visiteurs au sein du musée qu’elles ne l’étaient auparavant. Cependant les critiques énoncées à la fin du siècle précédent ne pouvaient rester sans réponse de l’administration du musée qui décida alors de réaliser plusieurs actions : la présentation d’un tableau partiellement nettoyé, l’exposition d’œuvres non restaurées à côté de peintures nettoyées et la publication de plusieurs textes destinés à influencer de manière positive le jugement de l’opinion publique sur les restaurations. C’est un succès, car ces écrits ont un réel impact sur le public et sont repris dans les articles de journaux. Si néanmoins les critiques réapparaissent autour de 1815, au moment du retour des œuvres annexées, elles sont motivées par la volonté de défaire la légitimité du musée royal dans la possession des objets. L’œuvre d’art, ainsi mise en scène, influence le jugement du public sur la politique d’annexion menée par la France.

 

          L’ouvrage est agréable à lire, bien que parfois un peu dense, chaque chapitre contenant plusieurs points clés permettant de comprendre l’évolution des restaurateurs et de leur pratique en France tout au long de la période étudiée. La multiplication de références aux différents acteurs de la discipline perd parfois le lecteur, qui peut cependant se repérer grâce au dictionnaire des restaurateurs présent à la fin de l’ouvrage. En historienne, Noémie Etienne replace l’activité dans son contexte historique et anthropologique, et les aspects pratiques du métier sont parfois négligés (on ne connaît pas toujours la raison matérielle qui a poussé les restaurateurs à pratiquer une transposition) au profit d’une analyse sociale et culturelle indispensable et très bien menée. Le texte est bien construit et les parties bien thématisées, la division entre expertise du restaurateur, modifications de la matérialité des œuvres et exposition des œuvres restaurées permettant de bien comprendre toutes les facettes de l’élaboration d’une discipline complexe, évoluant au gré des exigences du goût et de la politique.