Viollet-le-Duc, Eugène: Histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale, 320 pages, relié, 12 x 17.5 cm, ill. n.b., ISBN 9782884746489, prix 15,00 CHF
(Gollion (Suisse), Infolio éditions 2012)
 
Reseña de Gilles Soubigou, Conservation régionale des monuments historiques de Lorraine
 
Número de palabras : 1893 palabras
Publicado en línea el 2013-02-26
Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1827
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Ce compte rendu porte également sur l’ouvrage :

 

Viollet-le-Duc, Eugène: L’art russe. Ses origines, ses éléments constitutifs, son apogée, son avenir, 12 x 17.5 cm, 320 pages (reproduction de l’ouvrage édité en 1877) ISBN 9782884746496, prix 15,00 CHF
(Gollion (Suisse), Infolio éditions 2012)

 

 

          L’éditeur suisse Infolio, basé à Gollion (Canton de Vaud), continue avec une constance remarquable sa politique de réédition des introuvables de l’architecte Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc (1814-1879). Après l’Histoire d’une maison (2008) et les Entretiens sur l’architecture (2 vol., 2011), qui avaient fait l’objet d’une précédente recension sur ce site (http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=673), deux ouvrages sont parus simultanément en octobre 2012 : Histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale et L’Art russe.

 

           En 1870, l’effondrement du Second Empire affecte profondément la pratique de l’un de ses plus influents architectes. Viollet-le-Duc perd ses principaux protecteurs, partis pour l’exil ; l’architecte favori de l’Impératrice, qui aurait voulu lui voir confier le chantier du nouvel opéra de Paris lors du concours de 1861, est contraint de diminuer son activité. Il démissionne finalement de ses fonctions d’architecte diocésain en 1874. Seuls deux chantiers de restauration importants l’occupent encore pendant les cinq dernières années de sa vie : le château d’Eu, qui appartient au Comte de Paris, et la cathédrale de Lausanne, chantier que termina l’architecte suisse Henri Assinare de 1879 à 1899. La Suisse, où il se rend régulièrement pour suivre cette restauration, est accueillante à Viollet-le-Duc, qui écrit à sa femme, le 10 mars 1874 : « s’il me plaît de devenir suisse dans mes vieux jours, je suis tranquille, j’ai mon pain assuré ». Il achète un terrain à Lausanne en 1874 et y construit une petite villa, « La Violette », où il meurt le 17 septembre 1879.

 

          À cette époque, c’est l’écriture qui lui prend désormais l’essentiel de son énergie. Parallèlement à une importante production journalistique – il collabore au Centre Gauche puis au XIXe Siècle, au Bien public, à L’Artiste, etc. –, il prononce des conférences et surtout publie plusieurs ouvrages à destination d’un public élargi. Cette activité d’auteur avait commencé dès le début du Second Empire, mais Viollet-le-Duc avait exprimé dans une lettre à l’éditeur Desfossés, le 6 février 1870, le souhait de s’y consacrer exclusivement. Cela ne doit pas étonner de la part d’un homme dont le premier mentor avait été son oncle Étienne-Jean Delécluze (1781-1863), peintre qui délaissa ses pinceaux pour la critique d’art et quelques essais de fictions et de traductions.

 

          En novembre 1872, Viollet-le-Duc signe un contrat avec l’éditeur Pierre-Jules Hetzel (1814-1886) pour le premier volume d’une série d’ouvrages de vulgarisation pour la jeunesse, dans le style de la célèbre collection de la « Bibliothèque d’éducation et de récréation » où sont présents aussi bien des écrivains (Jules Verne) que des scientifiques faisant œuvre de vulgarisateurs (Camille Flammarion). Il est convenu qu’il touchera la somme de 3500 francs pour son manuscrit. À peine un an plus tard, en décembre 1873, paraît Histoire d’une maison et, en octobre 1874, est disponible chez les libraires l’Histoire d’une forteresse, inspirée du chantier, resté inachevé, de la restauration de Pierrefonds. Hetzel, admiratif, lui écrit à cette occasion : « Quelle puissance de travail avez-vous pour faire si bien et si vite? » La même année 1874 paraît, toujours chez Hetzel, Histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale qui, de l’aveu même de Viollet-le-Duc, complète et prolonge le précédent. Cet ouvrage reprend une formule originale mise en place dans ces deux premiers textes : la relation, quasi romanesque, en tous les cas plaisamment fictionnelle, d’un chantier, avec tous ses acteurs et ses péripéties. Histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale met en scène les habitants d’une petite ville dérivée de Cluny, baptisée « Clusy », exposés aux guerres, au jeu des alliances politiques, aux révoltes et aux crises de toutes sortes. Commencé avec la chute de l’Empire romain, le récit traverse les époques pour s’arrêter – un peu abruptement – à la Révolution, lorsque le maire de Clusy empêche les habitants de marteler les statues des portails. Sans faire artificiellement de Viollet-le-Duc un précurseur des Piliers de la Terre de Ken Follett (1989), le lecteur d’aujourd’hui est frappé de la vivacité de cette narration historique, dans laquelle la fable se veut universelle puisque, écrit-il : « L’histoire de la ville de Clusy est l’histoire de la plupart de nos grandes communes » (p. 309). Et cette destinée croisée d’une forteresse, d’un hôtel de ville et d’une cathédrale, c’est, finalement, une leçon d’histoire de France. Pour trouver le ton juste, à la fois vivant et érudit, Viollet-le-Duc regarde du côté d’Augustin Thierry et de Guizot ; ce livre a pu d’ailleurs être qualifié de « plagiat » des Lettres sur l’histoire de France de Thierry, parues en 1827 (L. Baridon et F. Loyer, Viollet-le-Duc, source d’une pensée architecturale, genèse d’un imaginaire, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 147).

 

          L’intérêt essentiel de ce texte réside dans ce qu’il est nourri de l’expérience de Viollet-le-Duc acquise sur des chantiers de restauration. C’est la vision d’un technicien de l’architecture médiévale, d’un bâtisseur. Il y diffuse également, à l’intention du jeune public, les fondements de ses théories rationalistes. Loin des récits hagiographiques sur l’architecture médiévale comme matérialisation d’une vision purement religieuse, Viollet-le-Duc aborde les aspects pratiques d’un chantier et distille le message selon lequel la forme découle de la fonction et du programme. La « Conclusion » (p. 309-314) résume les intentions positivistes de l’auteur. Sa leçon est architecturale, mais elle est – ou se veut – surtout civique. Vivre en communauté et construire, c’est « se constituer civilement » (p. 311). Pour l’exprimer, il ne sort pas d’une lecture évolutionniste et progressiste – origines, épanouissement et décadence – bien de son temps. Pour Hetzel, Viollet-le-Duc donnera encore une Histoire de l’habitation humaine, depuis les temps préhistoriques jusqu’à nos jours (1875) et Comment on devient un dessinateur (1878). Ce dernier texte, qui n’était originellement pas prévu dans la série, reprend la matière de conférences antérieures (telle une Conférence sur l’enseignement du dessin prononcée en novembre 1876).

 

          En 1877 est publié L’Art russe, ses origines, ses éléments constitutifs, son apogée, son avenir, chez la maison Morel, avec laquelle Viollet-le-Duc avait déjà collaboré pour publier son Dictionnaire raisonné de l’architecture française (1854-1868), le Dictionnaire raisonné du mobilier français de l’époque carolingienne à la Renaissance (1858-1873) et quelques essais plus courts. Si l’architecte français ne s’est jamais rendu en Russie, il était en contact suivi depuis 1872 avec des personnalités françaises qui travaillaient, à cette époque, à faire découvrir la Russie au grand public français, au premier rang desquels l’économiste Natalis Rondot (1821-1902). Rondot lui demande un article sur l’art russe pour l’Encyclopédie d’architecture et le met en contact avec le fondateur et directeur du musée d’art et d’industrie de Moscou, Victor Ivanovitch Boutovski. Dans le droit fil de ces premiers échanges, l’entreprise naît de la volonté active des Russes de voir paraître un tel travail sous la signature éminente du célèbre architecte français. Le Tsar Alexandre II lui fait d’ailleurs remettre, à la parution du volume, l’ordre de Saint-Stanislas, et une traduction russe, par l’architecte Soultanov, est publiée dès 1879 à Moscou.

 

          Cet ouvrage est très différent du précédent dans la forme et l’esprit. Il s’agit cette fois d’un essai savant, érudit, qu’il faut replacer dans un plus vaste projet, resté inachevé, de tracer une histoire universelle de l’architecture sous un angle positiviste et rationaliste. Viollet-le-Duc avait voyagé en Grande-Bretagne avec Mérimée en 1850, et au moins à quatre reprises en Italie. Il écrivit également sur des contrées où il ne mit jamais le pied, comme le Mexique, sur lequel il rédigea un article intitulé « Antiquités mexicaines », publié dans le Moniteur universel du 11 septembre 1861 ; il cosigna également, deux ans plus tard,  l’ouvrage de Désiré Charnay Cités et ruines américaines (Paris, Gide et Morel, 1863).

 

          Dans L’Art russe, la création artistique est déterminée par le climat, la race et les matériaux. Son évolution est, encore une fois, circonscrite dans un schéma ternaire (origines, apogée et déclin), ce qui doit inciter, parvenu au terme du cycle, au renouvellement et au ressourcement. Viollet-le-Duc souhaite, contre l’opinion de beaucoup d’auteurs de son temps, que l’on reconnaisse à la Russie un génie national qui s’est inscrit dans ses arts et particulièrement dans ses manifestations antérieures au siècle de Pierre le Grand, caractérisé selon l’architecte par des « pastiches empruntés à l’Italie, à la France, à l’Allemagne » (p. 10), « imitations stériles » (id.) dont il enjoint finalement les Russes à se détourner pour se ressourcer à leurs traditions (p. 279), au travers d’un plaidoyer vibrant pour les mérites de l’ethnographie (p. 282). Au-delà, c’est bien à une lecture racialiste que se livre Viollet-le-Duc ; l’art russe émane du peuple slave, ce peuple est « aryen » (Viollet-le-Duc parle des « Aryas », qu’il oppose aux « races sémitiques », par exemple p. 79) et c’est vers la redécouverte de ses origines qu’il doit tendre.

 

          Viollet-le-Duc bénéficie, il le reconnaît lui-même, de la mise à disposition « d’une masse énorme de documents » (p. 11) par les Russes eux-mêmes. Il ne détaille cependant pas cette manne, tout au plus signale-t-il l’utilité des « notes prises sur place par M. Maurice Ouradou » (p. 278), c’est-à-dire par son gendre qu’il envoie en 1875 visiter Cracovie, Moscou et Saint-Pétersbourg. Il n’y a cette fois pas de bibliographie, même si l’on reconnaît aisément ses sources, assez limitées : Victor Boutovsky – qui a fourni l’essentiel de la documentation et relu et corrigé les épreuves de l’ouvrage – et Natalis Rondot, mais aussi l’Histoire de l’État russe de Nicolas Mikhaïlovitch Karamzine (1766-1826), un ouvrage déjà ancien. Il a également mis à profit la collection Cernuschi, que lui ouvre le collectionneur, et le Tsar lui-même a tenu à lui faire présent d’ouvrages nécessaires à ses recherches. Ce livre demeurera incontournable en France jusqu’à la parution de L’Art russe de Louis Réau (1921-1922, 2 vol.). Ce dernier, qui séjourna, lui, en Russie, dont il possédait la langue, y qualifie le livre de son prédécesseur de « travail de seconde main » et de « plaidoyer tendancieux », œuvre de commande imprégnée de panslavisme.

 

          Les deux ouvrages présentés par Infolio Éditions en 2012 font montre des mêmes qualités que nous avions tenu à souligner pour les précédents : praticité d’un petit volume compact, qualité de l’impression, de la mise en page et des reproductions en noir et blanc des gravures abondantes, prix très abordable... Dans le cas de L’Art russe s’ajoute l’effort significatif et appréciable de la reproduction en couleur des planches chromotypographiques de l’édition originale, sous forme de cahier en milieu de volume (ce qui n’avait pas été le cas lors de la réédition de l’Histoire d’une maison en 2008). Mais, comme dans le cas des Entretiens sur l’architecture, il faut regretter l’absence - cette fois totale - de préfaces et d’appareil critique, qui enrichirait pourtant sensiblement l’entreprise. On se reportera utilement à la « Préface » de Martin Bressani pour l’Histoire d’une maison, qui citait d’abondants extraits de la correspondance entre Viollet-le-Duc et Hetzel relative aux cinq volumes des Histoires. Ces livres restent donc toujours à conseiller chaudement à tous les étudiants en architecture ou en histoire de l’art, comme à tous les amoureux des grands textes fondateurs de ces deux disciplines, quasiment inabordables désormais dans leurs éditions originales. Et nous reprenons avec Viollet-le-Duc cette belle phrase tirée de sa « Conclusion » à l’Histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale, « À quoi servirait l’histoire, si elle n’était un enseignement? » (p.  309).