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Compte rendu par Philippe Dufieux, Chargé de mission auprès du CAUE du Rhône Nombre de mots : 1576 mots Publié en ligne le 2008-03-25 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=185 Lien pour commander ce livre Voici bientôt près de trente ans qu’Élisabeth Hardouin-Fugier publiait son premier ouvrage consacré au Poème de l’âme par Louis Janmot aux Presses universitaires de Lyon, précédant de peu la parution chez le même éditeur d’une monographie consacrée à l’artiste (1981). Ces derniers ouvrages étant épuisés depuis longtemps, il faut saluer la publication par l’auteur d’une nouvelle édition enrichie d’une abondante iconographie dont l’ambition didactique a, de toute évidence, présidé à la conception même de l’ouvrage, à l’image d’un guide destiné à initier les contemporains aux mystères d’une œuvre à la fois fascinante, immense et complexe : le Poème de l’âme. L’ouvrage s’articule autour des trente-quatre scènes ou séquences qui le composent, précédées d’une biographie, et s’achève par une bibliographie critique. Un format étudié a permis la reproduction intégrale de cet ensemble majeur qui compte pour l’une des entreprises picturales les plus ambitieuses du XIXe siècle en Europe. C’est au chef-d’œuvre de la figure sans doute la plus sibylline de l’école de peinture mystique lyonnaise qu’Élisabeth Hardouin-Fugier consacre ce nouvel opus qui vient s’ajouter aux vastes synthèses qui, depuis plus de vingt ans, ont tracé la voie aux études d’histoire de l’art contemporain à Lyon : Les Peintres de l’âme (1981), Fleurs de Lyon (1982), Paysages lyonnais (1985), Portraitistes lyonnais (1985), sans oublier Voir, revoir Fourvière (1988) et La Peinture lyonnaise au XIXe siècle (1995), pour ne citer que ces seuls jalons, tant et si bien que la curiosité de l’auteur s’est étendue à de nombreux domaines, en particulier à celui des arts liturgiques avec la complicité de Bernard Berthod, conservateur du musée d’art sacré de Fourvière ainsi qu’à l’art et l’histoire de l’animal qui ont bénéficié de traductions en six langues, dont trois asiatiques. Issu d’une famille profondément catholique, Louis Janmot (1814-1892) fait ses études au collège royal de Lyon avant d’intégrer la classe de peinture de l’école des beaux-arts de la même ville alors dirigée par Claude Bonnefond qui, après la révolution de 1830, succède à Pierre Révoil. Le jeune artiste ne tarde pas à se faire remarquer par un talent précoce : en 1832, Janmot remporte le Laurier d’or pour un autoportrait dans lequel il s’affirme comme le proche parent des Nazaréens qui, de Rome, ambitionnent à la même époque de renouer avec l’âge d’or pictural de la Renaissance. Comme le souligne l’auteur, les années 1830-1840 sont tout à fait déterminantes pour les peintres lyonnais. Flandrin remporte le Prix de Rome en 1832 ; l’année suivante, Orsel est consacré au salon parisien pour Le Bien et le Mal (Lyon, musée des beaux-arts) avant de se voir confier les décors de Notre-Dame-de-Lorette, regroupant autour de lui une « confrérie » d’artistes lyonnais, Jean-Louis Lacuria, Michel Dumas, Antoine Sublet ou encore Claudius Lavergne. Janmot arrive à Paris la même année mais ne parvient pas à intégrer l’école des beaux-arts, bientôt préférée pour l’enseignement d’Ingres alors à Rome, Ingres qui devait trouver à Lyon une extraordinaire postérité. C’est à Rome que Janmot élabore son grand œuvre qui devait l’occuper une cinquantaine d’années durant. De même qu’il en fut pour l’architecte Pierre Bossan et la basilique de Fourvière, le Poème de l’âme fut pour Janmot la véritable matrice de son œuvre, une source d’inspiration inépuisable. Dans le climat de foisonnement artistique, esthétique, philosophique et mystique des années 1830, le jeune artiste se plonge avec passion dans des lectures fortement teintées de spiritualisme mêlant illuminisme, franc-maçonnerie, spiritualité de la Contre-réforme, idéaux de Lamennais et romantisme lamartinien. Il est vrai que Ballanche, Blanc de Saint-Bonnet, Ozanam et Ampère ont certes fortement contribué à créer à Lyon au début du XIXe siècle un climat philosophique propice à de telles expériences mystiques. Janmot met en vers et en images bien des motifs tirés de L’Homme de désir, publié à Lyon par le « philosophe inconnu », Claude de Saint-Martin. Les peintres lyonnais se définissent dans ces années-là comme des artistes-apôtres et l’entreprise à laquelle s’attelle Janmot sera profondément imprégnée par l’idéalisme chrétien. Le Poème de l’âme est l’histoire du périple de l’âme humaine sur terre depuis sa création au sein de la Trinité puis celle de l’errance de l’homme resté seul en proie à ses passions jusqu’à sa réintégration au paradis. Élisabeth Hardouin-Fugier revient en détail sur les sources spirituelles et littéraires du Poème de l’âme comme la maturation savante des deux cycles qui le composent, c’est-à-dire les dix-huit peintures (1835-1855) et les seize dessins (1856-1880) qui furent présentés simultanément lors de l’exposition Le Temps de la peinture qui s’est tenue au musée des beaux-arts de Lyon au printemps 2007. Il faut relever combien ce dernier événement était attendu puisque les deux cycles n’avaient jamais été rapprochés depuis le XIXe siècle. À ceux-ci, s’ajoutent pas moins de deux mille huit cent quatorze vers qui accompagnent chaque tableau et dessin. Dix-huit scènes composent le premier cycle : Génération divine, Le Passage des âmes, L’Ange et la mère, Le Printemps, Souvenir du ciel, Le Toit paternel, Le Mauvais sentier, Cauchemar, Le Grain de blé, Première communion, Virginitas, L’Échelle d’or, Rayons de soleil, Sur la montagne, Un Soir, Le Vol de l’âme, L’Idéal et Réalité. Janmot explore successivement les épisodes de cette transmutation de l’âme sur la terre, de sa création (Génération divine), son transport (Le Passage des âmes), son éducation et ses premiers pas, la nostalgie du paradis, accessible désormais uniquement par la réminiscence (Souvenir du ciel), le rêve (L’Échelle d’or) ou la mort (L’Idéal) et l’exaltation de l’innocence (Virginitas). De cette imposante suite, la postérité a principalement retenu Le Mauvais sentier et peut-être plus encore Le Cauchemar, le premier dénonçant le monopole de l’enseignement public, l’autre le rationalisme. Ces scènes fantastiques comptent parmi les morceaux les plus imposants et Le Cauchemar participera activement à la célébrité du peintre. Face à ces menaces, l’âme tend à se réfugier au ciel et Janmot de décliner les « antidotes » face aux mauvaises influences : Le Grain de blé, Première communion, Virginitas. Le thème du vol de l’âme s’illustre en deux séquences (Le Vol de l’âme et L’Idéal) qui achèvent le cycle avec Réalité. Ces dernières scènes se développent dans un environnement tour à tour végétal et minéral et marquent la maturité picturale et symboliste de l’artiste qui s’affirme comme l’égal d’un Burne-Jones. C’est en 1854 que Janmot organise la première exposition privée des dix-huit toiles du Poème de l’âme à Paris et les critiques furent lapidaires, « palais pour les songes » pour les uns, véritable « rébus » pour les autres, il faudra attendre l’exposition universelle qui se tint l’année suivante pour que Delacroix intervienne en sa faveur et que le peintre puisse exposer dans un cadre officiel les dix-huit toiles accompagnées de Fleur des champs (Lyon, musée des beaux-arts) aux côtés des cartons de Chenavard pour le Panthéon. Si l’œuvre souleva l’admiration de Baudelaire et de Théophile Gautier, les critiques restent partagés entre incompréhension et scepticisme. Comme le souligne l’auteur, conçu dans les années 1830, le Poème de l’âme est achevé et exposé dans un climat peu favorable à ce type d’expérience. Cet échec relatif n’entamera pas la foi de son concepteur qui s’emploie à compléter le premier cycle par un ensemble de grands dessins qui deviendront, à partir de 1865, le reflet fidèle d’une âme de plus en plus tourmentée bien que l’artiste soit alors au faîte de sa gloire. À la carrière un temps espérée à Paris avec le soutien de Flandrin et de Delacroix, succède une remise en cause personnelle douloureuse doublée d’un pessimisme croissant. À l’espérance suscitée par la première suite du Poème de l’âme, succède le désenchantement du monde. Solitude, L’Infini, Rêve de feu, Amour, Adieu, Le Doute, L’Esprit du mal, L’Orgie, Sans Dieu, Le Fantôme, Chute fatale, Le Supplice de Mézence, Les Générations du mal, Intercession maternelle, La Délivrance ou Vision de l’avenir, Sursum corda ! Esto vir ! complètent le premier cycle et achèvent ainsi l’entreprise. Élisabeth Hardouin-Fugier relève combien ce second volet montre l’homme en proie aux espoirs comme à ses aspirations vers l’infini mais surtout aux désespoirs de la solitude et des tentations charnelles que lui inspire l’esprit du mal. Dévoré par l’angoisse de la chute, submergé par son inconscient, il envisage un temps de se détourner de son idéalisme avant qu’une intercession ne le remette sur le chemin du salut. De ce parcours initiatique complexe, on retiendra une candeur, un caractère suave, mais également les talents de paysagiste de Janmot, dressant des sites minéraux aux ciels orageux, des forêts inquiétantes et des rivages tout aussi fascinants dans des atmosphères de fin des temps aux effets de lumière vaporeux, presque irréels, qui évoquent inmanquablement le sfumato de Vinci. L’observateur est immergé progressivement dans un univers dans lequel la lumière s’éloigne à mesure de la progression du drame comme pour souligner plus encore une chute apparemment inexorable qui conduit l’homme de la mélancolie (Solitude) à l’épouvante (Le Fantôme) et l’horreur (Le Supplice de Mézence). Dans ce dernier cycle, le fusain se révélera visiblement plus à même de traduire le dessein de Janmot, l’artiste gagnant assurément en liberté. À travers le Poème de l’âme, Janmot apparaît en réalité comme un observateur privilégié de son temps, de ses aspirations idéalistes comme de ses inquiétudes et de ses tourments, et c’est peut-être ce qui frappe le plus à la lecture de l’analyse subtile de l’auteur. Au-delà du mysticisme, de cette recherche d’un « au-delà de l’art » qui rapproche Janmot d’un William Blake, des Préraphaélites ou d’un Odilon Redon, nul doute que l’ambition totalisatrice de l’entreprise, de même que son aspiration à l’Absolu ne suscitent encore longtemps la curiosité et l’admiration des contemporains.
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |