Baudoui, Rémi - Dercelles, Arnaud: Le Corbusier. Correspondance. Lettres à la famille 1926-1946. 1008 p., 16x23 cm, illustrations nb, ISBN : 9782884742597, 50 CHF
(Infolio Editions, Paris 2013)
 
Compte rendu par Annie Verger
 
Nombre de mots : 2510 mots
Publié en ligne le 2013-11-13
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1894
Lien pour commander ce livre
 
 

 

          La connaissance que l’on pouvait avoir de l’œuvre de Le Corbusier passait essentiellement par la lecture de ses ouvrages, notamment « La Ville radieuse » parue en 1933 et une certaine familiarité avec ses réalisations architecturales. Il manquait cependant une approche plus individuelle. Dans l’ouvrage « Qui était Le Corbusier ? »  (publié en 1968 dans la collection Skira), l’auteur du texte, Maurice Besset, insiste sur la répugnance qu’avait l’architecte à parler de lui-même, et même « sur l’obstination avec laquelle, pour se protéger des curiosités investigatrices, il s’est attaché à brouiller les pistes ». Il constate par ailleurs que les documents autobiographiques sont rares et les témoignages extérieurs peu significatifs. 

 

          La publication de la « Correspondance », composée de lettres adressées à sa famille entre 1926 et 1946, vient opportunément combler cette lacune et révèle des aspects inattendus de sa personnalité. Il s’agit du deuxième tome, divisé en plusieurs parties :

 

- 1926-1928, marque la fin de L’esprit Nouveau et de la collaboration avec Amédée Ozenfant. Ses théories sociales sont appliquées pour la première fois à la Cité Frugès de Pessac. Il participe également  au Congrès International d’Architecture Moderne (CIAM) inauguré à La Sarraz en 1928. Le Corbusier a 39 ans. Il est installé définitivement à Paris depuis 9 ans et les commandes affluent : Quant à moi, c’est maintenant la cour du roi. C’est bientôt un client par jour et de partout. Un pour l’Allemagne, un pour Buenos Aires, un pour le Brésil, un qui revient des États-Unis, un pour Bergerac, un Hongrois, etc. Polignac, Stein, Cook, Planeix, Anvers, marchent actuellement (20 juillet 1926, p. 57).

 

- 1929-1934 : la réputation de Le Corbusier dépasse les frontières. Sollicité pour faire des conférences ou pour bâtir, il va en Amérique du Sud (Uruguay, Argentine, Paraguay, Brésil) : Puis ma doctrine d’urbanisme qui fait dans le monde entier le chemin de la raison et de la poésie (novembre 1929, p. 271). Il va également à Moscou en mars 1930, et à Alger l’année suivante, empruntant tous les moyens de locomotion disponibles à l’époque (voiture, train, paquebot, Zeppelin, entre autres). La vie en somme, est passionnante, écrit-il le 10 avril 1929 (p. 203). Il construit beaucoup : la Villa Savoye à Poissy (1931), l’immeuble Clarté à Genève (1932), le Centrosoyouz à Moscou (1933), la Cité de refuge de l’Armée du Salut à Paris (1933). La même année, il s’installe dans l’immeuble qu’il a fait bâtir, 24 rue Nungesser et Coli dans le 16ème arrondissement.  La crise économique de 1929  aux États-Unis marque le début du désenchantement de l’architecte qui voit ses nombreux projets tomber à l’eau. Cette atmosphère de fin d’époque est pleine de malaises et de mélancolie. Rien ne peut être entrepris de ce qui est la construction de demain. Autant avouer que tout ce que j’imagine, invente et crée n’est pas utilisable (novembre 1934).

 

- 1935-1938 : la période n’est pas à la reprise. Le Corbusier se consacre davantage à la peinture. Une exposition intitulée « Les arts dits primitifs » est organisée dans son appartement par le galeriste Louis Carré en 1935.  Deux ans plus tard, le musée des Beaux-arts de Zurich présente la première rétrospective « Le Corbusier. Œuvre plastique 1919-1937. Tableaux et architecture ». Environ 70 toiles. Voilà qui représente dix-sept années de passion. Ça vous rend modeste. Mon trac est passé, j’ai repris confiance. Je pense que les Zurichois en profiteront pour m’engueuler définitivement. Mais ce n’est pas d’eux qu’il s’agit, mais bien de mon jugement propre. C’est là qu’est l’épreuve ! (30 novembre 1937, p. 572-573).

 

- 1939-1946 : quittant Paris au début de la guerre, Le Corbusier séjourne d’abord à Vézelay puis à Ozon dans  les Hautes-Pyrénées avec sa femme, Yvonne et son cousin et collaborateur, Pierre Jeanneret. Cependant l’inactivité ne lui convient pas. Les distances sont néfastes. On ne peut pas traiter de loin. Il faut voir les gens. Tu sais que j’ai passé une semaine à Vichy fin septembre emportant une bonne impression (31 octobre 1940, p. 700). Il souhaite participer à la mise en place d’un nouvel ordre. Il n’est pas facile de mettre ses forces au service du pays. Pour moi, je m’y use depuis le jour même de l’Armistice, avec une ténacité, une patience acharnée. Je sens très bien qu’il est des choses qui priment. Les miennes devraient être mises au travail depuis longtemps (11 novembre 1940, p. 702). Le Corbusier séjourne à Vichy du début janvier 1941 à juillet 1942. Une loi signée le 27 mai 1941 par le Maréchal Pétain, institue le groupe formé par l’architecte, avec notamment le polytechnicien François de Pierrefeu, en « Commission d’étude des problèmes de l’habitation et de la construction immobilière ». Une mission le conduit à Alger mais la désillusion succède à l’enthousiasme. Désespérant qu’on lui confie des responsabilités plus importantes, il rédige « La Charte d’Athènes » et rentre définitivement à Paris le 1er juillet 1942. Cette année écoulée n’a pas été pour moi une année faste : attendre, attendre que toutes choses soient mûres et que chacun ait fait son petit tour de piste. Mes ennemis m’ont éliminé implacablement. Les voici tous en ligne dans les quatre à cinq grands comités (6 octobre 1941, p. 799). Il retrouve son atelier 35 rue de Sèvres. Son désarroi est manifeste : Époque tranchante aujourd’hui, où les douleurs innombrables classent les gens en égoïstes ou en charitables. Je pense souvent que notre papa n’aurait pas eu la résistance pour traverser une période aussi hallucinante que celle qui s’est ouverte depuis cinq ans. Jour après jour, c’est la lenteur implacable d’événements à long développement. Et les cœurs, ou les esprits ne savent exactement vers quel pôle s’orienter (7 février 1944, p. 908).

 

          L’ouvrage se termine par une chronologie 1926-1946, mettant en parallèle les réalisations des architectes contemporains (Mallet Stevens, Mies van der Rohe, Alvar Aalto, etc.) et des faits qui ont marqué la période tels que  la création de la revue « L’Architecture d’Aujourd’hui », en 1930, la publication de « La condition humaine »  d’André Malraux en 1933, « Guernica » de Picasso en 1937, « La nausée » de Sartre en 1938, etc. Les dernières pages sont consacrées à des notices biographiques.

 

          Quelles réflexions inspirent ce volume de correspondance familiale qui comprend plus de 700 lettres ?

 

          L’échange entre Marie-Charlotte-Amélie Jeanneret  (nommée dans la publication « mère, Corseaux à CÉJ ») et Charles-Édouard Jeanneret dit Le Corbusier (« CÉJ à sa mère ») occupe la majeure partie de l’ouvrage : 354 lettres du fils à sa mère et moins de 100 dans l’autre sens. On peut imaginer que Madame Jeanneret, sédentaire, âgée, a collectionné les lettres de son fils qui sont pour elle une distraction (elle se plaint souvent d’être délaissée). Mais, en même temps, elles sont le seul moyen de suivre, jour après jour, les activités de Le Corbusier. Il ne manque pas de lui envoyer des cartes postales des endroits les plus lointains. Il lui fait le récit de ses conférences, lui parle de ses difficultés,  lui confie des impressions sur les hommes avec lesquels il négocie des contrats. Il semble avoir besoin de lui prouver sa réussite professionnelle :  Je t’assure bien que Corbu est un monsieur en Belgique. Je te dis ces choses immodestes pour te rassurer. (Bruxelles, mai 1926,  p.44). Ma gueule dans tous les journaux, portraits dessinés, coups de magnésium, assis entre les deux infants et des senorinas (sic) à couronnes. Duc d’Albe : le grand après le Roi. Tous aigus, fins, amateurs, dégustateurs, fins, fins ! Ça va ! (Madrid, mai 1928, p. 162). Le Corbusier voyage beaucoup et il déménage de la rue Jacob à la rue Nungesser et Coli, ce qui explique certainement la perte du courrier maternel. Cependant, dans ses réponses, l’architecte cite souvent les observations, les réflexions, les conseils de sa mère ou de son frère Albert si bien que le dialogue reste chronologiquement cohérent.

 

          Les autres lettres publiées sont adressées à sa femme Yvonne, souvent délaissée en raison des nombreux déplacements de Le Corbusier. Une partie non négligeable concerne ses relations avec Pierre Jeanneret qui s’occupe de la gestion quotidienne de l’atelier d’architecture. Quelques personnages annexes sont référencés (Tante Pauline, Rudy de Berne, le cousin Louis Soutter).

 

          Ces  échanges épistolaires, qui n’ont pas vocation à être mis sur la place publique, donnent le sentiment au lecteur de la Correspondance (publiée 70 ans plus tard) d’entrer par effraction dans l’intimité d’une famille. Le principal protagoniste, connu pour ses positions tranchées sur l’architecture et l’urbanisme, apparaît, au fil des années, comme remué par des impulsions contradictoires. En lutte contre les académiciens, il appelle de ses vœux la révolution des esprits. Mais cette aspiration s’inscrit dans les débats du moment. Dès 1927, il est approché par l’un des chefs du parti fasciste, Jacques Arthuis, qui lui propose le ministère de l’urbanisme et de l’habitation (mars 1927, p. 87). Il est, en même temps, encouragé par le radical Édouard Herriot, ministre des Beaux-Arts,  qui le présente comme « le flambeau de la jeune France » (décembre 1927, p. 141). Par ailleurs, il est invité à Moscou pour construire le Centrosoyouz et rencontre la sœur de Trotsky. Il en tire les conclusions suivantes : Je vous raconterai tout ce que ces gens entreprennent. Il y a loin du moujik barbu avec couteau dans la bouche ! Cet immense pays s’organise avec une discipline impressionnante et l’idée est aimée, cultivée, respectée. On réalise aujourd’hui et non pas hier (octobre 1928, Moscou, p. 187). Considéré alors par le critique suisse Alexandre de Senger comme « le cheval de Troie du bolchevisme », il refuse néanmoins de se laisser enfermer dans un camp comme dans l’autre. L’autre jour, ai été attiré dans un traquenard de cellule communiste. On a voulu m’arracher des déclarations publiques pour ou contre. N’ai pas marché. Les ai laissé le bec dans l’eau (juillet 1933, p. 439).

 

          La Correspondance, rendant compte des événements politiques au fur et à mesure qu’ils bouleversent le quotidien, conduit le lecteur à mettre à jour ses propres connaissances sur les grandes crises de l’entre-deux-guerres. En arrière plan du flux des lettres (de la mère, du frère Albert, d’Édouard, d’Yvonne, de Pierre) défilent les journées d’émeutes (6 février 1934), de grèves pendant le Front Populaire, (juin 1936), les accords de Munich (29 et 30 septembre 1938), l’imminence de la guerre en 1939, etc.

 

          Durant toutes ces années, Le Corbusier ne peut ignorer la fermeture du Bauhaus et le départ de Gropius et Mies van der Rohe aux États-Unis ni l’exil à Cuba de son ami et collaborateur Josep Lluis Sert de Barcelone qui fuit le franquisme, Sert était un ami fidèle... d’extrême gauche (8 mars 1933, p. 428).  Il parle également de la guerre d’Espagne au moment de Guernica. Il a pour ami Fernand Léger Grand type, fort, sain, subtil, vrai. Paul Éluard côtoie sa femme à Vézelay pendant l’Occupation.  Et cependant, il préfère rejoindre à Vichy les membres de la revue « Plans » créée en 1930 suivie de la revue « Prélude » (1932-1936) : Hubert Lagardelle (homme politique) , Pierre Winter (médecin), François de Pierrefeu (urbaniste) parce qu’il n’a d’autre objectif que celui de voir ses idées novatrices enfin reconnues : Hier la grande entrevue a eu lieu, avec celui qui a pleins pouvoirs pour mettre en œuvre le domaine bâti de la France...si bien que depuis hier, l’horizon est net. Il semble ressortir que mes idées seront inspiratrices. Il s’agit d’un coup de mettre devant ce qui a été refoulé depuis vingt ans et de mettre à la tâche celui qui a été rejeté pendant vingt ans (30 mars 1941, p. 749).

 

          Indépendamment des problèmes posés par les engagements idéologiques de Le Corbusier, mis en lumière par la correspondance familiale qui étale explicitement les penchants, les aversions, les discriminations, en un mot l’ordre moral prôné par la mère, les échanges épistolaires rendent compte de la problématique de Le Corbusier en matière d’architecture et d’urbanisme. Par exemple, l’habitat y est traité d’une manière très terre à terre. La construction de la maison de ses parents à Corseaux, près de Vevey, sur les bords du lac Léman fait l’objet de préoccupations constantes. Sa mère, devenue veuve en 1926, y habitera jusqu’à sa mort (à 101 ans). Elle est la gardienne d’un des premiers manifestes de la « machine à habiter » visitée par des connaisseurs. Elle ne doit pas trahir son idée dans le choix de la couleur des murs, de la forme des meubles et même des fleurs : Pas du tout de clématite s’il te plaît. Elle se plaint néanmoins des failles de la construction (absence de fondations, fissures, terrasse non étanche, humidité, etc.) et exprime parfois crûment sa pensée Combien de fois ai-je envié un petit appartement bien clos, dans une maison normale ! (12 mars 1941, p. 745).

 

          On perçoit également comment naissent les principes les plus novateurs dans l’œuvre de Le Corbusier.  Ses longues traversées sur des transatlantiques le conduisent à penser l’habitat collectif comme un paquebot dans lequel peuvent être réunies toutes les activités quotidiennes (centrale d’achats pour nourrir une population limitée, loisirs, sports, etc.) d’où l’idée de la cité radieuse. Ou encore le séjour au Piquey, sur le Bassin d’Arcachon,  à l’échelle, qui lui révèle l’alliance des trois éléments fondamentaux  pour l’homme : soleil – espace – verdure : Le spectacle du Bassin est reposant, et la finesse des lignes, les couleurs délicates, les maisons de sauvages tassées sur les bords, nous ont éblouis au premier coup et continue à nous ravir. Alors on entreprend la traversée des pinèdes (une demi-heure) pour atteindre l’océan. Site d’une majesté simple, formidable plage s’étendant en ligne droite sur une grande part de la côte du golfe de Gascogne. L’océan est gardé par une dune de sable très large à l’intérieur des terres, de sable exclusivement semée d’immortelles jaunes et mouvementées comme les sables du désert. Alors commencent les pinèdes, tantôt hautes futées, tantôt basses ; une chaude et intense émanation de résine, de térébenthine. Sur le tout, sans relâche, un soleil ardent faisant le sable brûlant et l’ombre fraîche. Un souffle constant rend à toute heure la température légère (4 ou 5 août 1926, p. 60-61).

 

         La présentation des lettres est très documentée : date, lieu, destinataire. Les notes de bas de page accompagnent judicieusement les textes éclairant les positions sociales et les revirements des personnes laconiquement citées. Par exemple, tel co-fondateur du parti fasciste en 1928 s’engage dans la Résistance en 1940, est arrêté par la Gestapo et déporté tandis que tel autre, syndicaliste, rallie Vichy. Cet ouvrage incite à la réflexion parce qu’il replonge dans l’entre-deux-guerres, sans la vision perspective qu’apportent aujourd’hui les recherches scientifiques sur les événements qui ont bouleversé l’Europe. À lire le Corbusier, on perçoit la tension existant entre une société qui reste attachée à ses valeurs nationales et la volonté de certains de transformer le monde. Il n’est question que « d’esprit nouveau », de « révolution », « d’accouchement de la nouvelle civilisation », avec tous les risques que comporte la volonté de régénérer, d’épurer, de purifier, etc. Cet ouvrage qui offre des informations très personnelles devrait intéresser les chercheurs, tant dans le champ de l’architecture et de l’urbanisme que dans ceux de l’histoire, de la sociologie ou de la psychanalyse.