Volait, Mercedes (dir.): Le Caire dessiné et photographié au XIXe siècle. 17 x 24 cm, 400 pages, 254 illustrations en couleurs, relié, 978-2-7084-0941-5, 38 €
(Editions Picard, Paris 2012)
 
Reviewed by Ludovic Lefebvre
 
Number of words : 2666 words
Published online 2014-04-23
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1912
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          Cet ouvrage regroupe dix-sept contributions (rédigées en français et en anglais) divisées en trois parties, consacrées aux monuments du Caire et à sa perception par les artistes, chercheurs et connaisseurs du XIXe et du début du XXe siècles.

 

          L’art islamique connaît actuellement un regain (ou plutôt une reconnaissance) de la part d’un assez large public. Le Caire, « ville sacrée "capitale par excellence de l’art arabe" en 1881 », comme le rappelle l’introduction, constitue donc un morceau de choix puisque plus de 800 monuments furent identifiés en 1880 et que de nos jours, 500 ont survécu. L’objectif de cet ouvrage est donc bien de faire découvrir la diversité et la richesse de ces monuments qui ont tant captivé leurs visiteurs du XIXe siècle en s’attachant à leurs biographies et à leurs buts.

 

          La première partie, intitulée « Les monuments par le dessin », commence par l’article « "Mein Fritz geht nach Aegypten" Friedrich Maximilian Hessemer sur les traces de l’arc brisé au Caire » de Maryse Bideault (p. 17-40). Allemand né à Darmstadt en 1800, architecte de formation, Hessemer entreprit un voyage au Caire en 1829-1830, en précédant celui-ci d’un long séjour en Italie. La décision d’un départ vers l’Orient fut le résultat de sa rencontre avec Lord Henry Gally Knight, à la fois antiquaire, écrivain voyageur, mécène, architecte et admirateur des Normands de Sicile, qui cherchait l’origine de l’arc brisé (élément important du débat de l’influence orientale sur la naissance de l’art gothique). C’est pourquoi il se résolut à s’attacher les talents de dessinateur du jeune Hessemer. Le Caire, pour ce dernier (il y résida jusqu’au 31 mars 1830), fut une véritable révolution architecturale. Nous connaissons particulièrement bien ses impressions car Hessemer a rédigé un journal de voyage et il correspondit de manière assidue avec son père. Ses travaux toutefois ne satisfirent pas Lord Knight qui lui en fit grief. Après son périple, Hessemer devint professeur à Francfort-sur-le-Main jusqu’à sa mort en 1860.

 

          La deuxième contribution, en anglais, signée par Abraham Thomas, est titrée : « James Wild, Cairo and the South Kensington Museum » (p. 41-68). Wild intégra une équipe qui partit en Egypte en 1842 et qui avait pour but de compléter les connaissances d’alors en termes de monuments égyptiens. Admiratif également de la ville du Caire, où ses compétences architecturales furent sollicitées (cimetière, église anglicane en 1844), il y resta plusieurs années, puis retourna en Angleterre. Il vendit une partie de sa collection au South Kensington Museum et entreprit la création d’une pièce égyptienne au Sir John Soane’s Museum en 1889, trois ans avant sa mort.

 

          Autre grande figure de dessinateur retracée par Jan de Hond, celle de Willem de Famars Testas (« "Ceci aura néanmoins probablement son utilité." Willem de Famars Testas au Caire, 1858-1860 », p. 69-94). Ce peintre hollandais fit en effet partie de l’expédition menée par l’égyptologue Émile Prisse d’Avennes qui permit de récolter une quantité impressionnante de dessins, d’estampages, de croquis et diverses notes qui enrichissent encore de nos jours la Bibliothèque nationale de France. La part revenant à l’artiste néerlandais a pu en partie être identifiée par comparaison avec d’autres collections auxquelles œuvra celui-ci, le consacrant comme grand orientaliste.

 

          Personnalité effacée et obscure, Jean Bourgoin (1838-1908) est le sujet de l’article suivant, par Maryse Bideault (« D’une exactitude scrupuleuse et artistiquement accomplie : Le Caire dans l’œuvre graphique de Jules Bourgoin », p. 95-116). Cet architecte, dessinateur, publiciste, fut notamment attaché, à partir de 1881, à Eugène Lefébure, successeur de Gustave Maspéro à l’École française du Caire. Jules Bourgoin a laissé une grande quantité de témoignages du Caire, très divers et allant du profane (quartiers populaires) au plus sacré. Malheureusement, l’inconvénient de sa postérité est l’absence d’indications chronologiques et toponymiques. Après son départ du Caire en 1884, le Comité fit de plus en plus appel à la photographie « pour garder la mémoire des édifices qui disparaissaient ou qui appelaient à la restauration » (p. 112).

 

          Dernière figure de dessinateur retracée dans cette première partie : « František Schmoranz le Jeune (1845-1892) » (p. 117-138) par Milan Němeček, qui fut directeur de l’École des arts décoratifs de Prague. C’est en 1868 que Schmoranz partit pour Le Caire afin de se vouer à l’architecture islamique mais aussi à la décoration du palais de Gazîra. Il remporta ensuite le concours (devant deux Français) destiné à la construction du palais éphémère pour la réception de l’inauguration du canal de Suez sous le khédive Ismaïl, et fut même chargé de l’organisation de ladite inauguration. Après plusieurs relevés, il revint dans son pays, l’Autriche-Hongrie, pour se consacrer (entre autres !) à l’Exposition universelle de Vienne en 1873, qui lui valut de hautes distinctions. Durant la dernière partie de son existence, il tenta avec son collègue et ami Jan Machytka de faire connaître l’art islamique auprès de leurs compatriotes.

 

          La deuxième partie intitulée « De l’estampage à la photographie » s’intéresse, dans un premier temps, à « Victorien Pierre Lottin de Laval et la Lottinoplastie » par Nicolas Zapata-Aubé (p. 139-156). Véritable touche-à-tout, Lottin de Laval effectua un premier voyage en Orient entre 1843 et 1846 « sur les pas des croisés du XIIe siècle » puis un second, en mission officielle, en Égypte moyenne et dans le Sinaï, en 1850-1851. Effrayé par le pillage et le saccage opérés par les Occidentaux sur les monuments orientaux, il mit au point une technique permettant de reproduire les œuvres grandeur nature (grâce à des feuilles préencollées et humidifiées visant à garder le relief). Celle-ci fut publiée dans un manuel en 1857, qui révèle ses avantages pour les frises ou les stèles (avec quelques carences toutefois pour les ensembles). L’un des premiers utilisateurs de cette technique, appelée Lottinoplastie, fut son ami Léon Eugène Méhédin, qui effectua un moulage de l’obélisque oriental de Louxor (en 1440 heures), exposé au Salon en 1861. Lottin fut par ailleurs l’un des découvreurs de Ninive en 1844 en y relevant des inscriptions. L’apogée de sa carrière se situe au milieu du XIXe siècle puisque ses collections entrèrent au Louvre en 1850 et 1851. Il mourut en 1903 après avoir consacré la seconde partie de son existence à peindre et à s’intéresser à l’histoire normande, sans oublier de transformer sa maison en palais oriental…

 

          L’article signé Hélène Bocard est consacré aux passionnés de l’Egypte autour du milieu du XIXe siècle (« L’époque des amateurs : 1839-1860 », p.157-182). Plusieurs notices biographiques de photographes plus ou moins connus (près d’une vingtaine) – tels Maxime du Camp, Auguste Bartholdi ou encore Francis Frith – retracent donc le parcours d’hommes venus d’horizons divers mais qui vouaient une passion intense à l’Egypte.

 

          L’un des premiers à s’intéresser à ce pays fut Girault de Prangey (« La redécouverte d’un précurseur : Joseph-Philibert Girault de Prangey (1804-1892) » par Sylvie Aubenas, p. 183-194). Après des recueils de lithographies et de dessins, dédiés notamment à l’Espagne musulmane, il se voua à la technique du daguerréotype dès 1841, et après un long voyage oriental, parurent respectivement, en 1846 et 1851, Monuments arabes d’Égypte, de Syrie et d’Asie Mineure dessinés et mesurés de 1842 à 1845 et Monuments et paysages de l’Orient.

 

          La contribution suivante s’intéresse à des aspects atypiques et inconnus du Caire à travers l’œuvre de Facchinelli par Olaf Seif (« Topographical Photography in Cairo : The Lens of Biniamino Facchinelli », p. 195-214), qui travaillait beaucoup sur commande et notamment pour le Comité de conservation des monuments de l’art arabe. Il a su restituer alors les phases d’expansion de la ville et notamment ses aspects modernes. Trait intéressant, l’artiste a également photographié des graffiti notamment sur des portes d’entrée (Bayt al-Razzaz). Il s’est également distingué des autres Orientalistes par son intérêt pour les demeures abandonnées ou en partie détruites.

 

          Autre parcours atypique, celui de Jules Gervais-Courtellemont (1863-1931) retracé par Emmanuelle Devos (« À travers Le Caire, l’œuvre de Gervais-Courtellemont en Égypte de 1894 à 1911 », p. 215-226). Celui-ci, converti à l’Islam en 1894, était un grand explorateur-voyageur qui participa à la rédaction de nombreux journaux et fit plusieurs séjours en Orient. Il commença par photographier en noir et blanc Le Caire, en privilégiant des paysages atypiques. Cependant à partir de 1907, il put prendre des clichés en couleurs, suite au procédé mis au point par les frères Lumière, qu’il projeta ensuite notamment lors des Visions d’Orient puis lors de différents spectacles présentés aux Parisiens, qui firent beaucoup pour sa notoriété.

 

          Le dernier article de cette partie écrit par Thomas Cazentre est consacré aux ateliers commerciaux (« Photographes du Caire dans le dernier tiers du XIXe siècle : les ateliers commerciaux, p. 227-244). Les origines de ceux-ci (essentiellement Français, Italiens, Grecs ou encore Arméniens), profils et motivations divers sont relatés à travers plusieurs figures telles que, à titre d’exemple, l’atelier stambouliote des frères Abdullah, Emile et Hippolyte Béchard ou encore la Maison Bonfils, installée à Beyrouth.

 

          La dernière partie intitulée « Théories et histoires de l’art islamique » commence par un article titré « Astrées polygonales, galérites pyramidales, sycomores "arrondis comme des dômes", palmiers "élancés comme des minarets" : Le Caire d’Adalbert de Beaumont (p. 245-274). Neveu du côté maternel du Maréchal Davout, il put accéder à une excellente éducation, (mû lui-même par une curiosité certaine) qui le poussa à effectuer des voyages. Peut-être un peu inspiré par cet oncle glorieux, qui fit la grande expédition de Bonaparte en Égypte, Adalbert entreprit un voyage au Caire en 1843 et il fit, à cette occasion, de nombreux dessins. Il s’intéressa en particulier au domaine végétal de la ville et élabora « différentes théories sur la vie des formes, théories qu’aurait désavouées tout architecte ou historien de l’architecture » (point de vue partagé notamment par Jules Quicherat). Il fut considéré en tout cas par ses contemporains comme un vulgarisateur de la connaissance et du renouveau esthétique lié à l’ornement.

 

          Hélène Morlier, dans sa contribution, s’intéresse à la figure d’un auteur de guide, Émile Isambert (« Visiter Le Caire en compagnie d’Émile Isambert, auteur de l’Itinéraire descriptif de l’Orient », p. 275-295). Concernant l’Orient, une quinzaine de guides était parue depuis 1830, essentiellement à destination des voyageurs qui partaient pour l’Inde et l’Extrême-Orient. Il n’existait en effet alors qu’un guide en français (de Richard et Quétin). Isambert, qui avait déjà fait un périple égyptien en 1856, décida d’en écrire un en collaboration avec Adolphe Joanne (qui resta à Paris pour rassembler la documentation) et ils signèrent ensemble un contrat avec les éditions Hachette. Isambert partit donc seul en Égypte en 1858, où il rassembla une grande quantité de documents graphiques hétérogènes. Pour la rédaction de son guide, il s’inspira, avec son acolyte, d’ouvrages de ses prédécesseurs, notamment anglophones, tels que ceux de John Gardner Wilkinson. Au final, son Guide, paru en 1861, connut un succès immense et fut réédité avec des mises à jour, ce qui lui valut d’être publié en plusieurs volumes. Il faut noter qu’Isambert, mort en 1876, constitua une œuvre destinée à sensibiliser son public à l’art islamique, sans exagérer le rêve oriental, et en stigmatisant les constructions modernes qui défiguraient la ville.

 

          Dans la même optique, est retracée la figure de Julius Franz-Pacha par Elke Pflugradt-Abdel Aziz (« Julius Franz-Pacha’s Die Baukunst des Islam (Islamic architecture) of 1887 as part of the Manual of Architecture », p. 297-310). À travers sa personne, c’est en effet l’histoire d’un ouvrage de référence qui est narré, Manual of Architecture (Handbuch der Architektur), dont la parution des volumes s’étira sur plus d’un demi-siècle (1880-1943). Julius Franz-Pacha (né en 1831) œuvra dès 1859, en tant qu’ingénieur et architecte, pour Ismaïl Pacha. Puis comme conservateur, il aida à la fondation du Musée islamique du Caire et s’attela à la promotion du manuel. Il mourut en 1915.

 

          Autre « Pacha », Max Herz par István Ormos (« Max Herz Pasha on Arab-Islamic Art in Egypt », p. 311-342). Celui-ci fut architecte en chef du Comité de conservation des monuments de l’art arabe, en 1890, et fit preuve d’un travail inlassable dans la rédaction des rapports annuels (les « Bulletins »). Admirateur donc de l’art islamique, il publia également en 1899 une monographie sur le Madrasa du Sultan Hasan, considéré comme un monument phare de l’art mamelouk. En 1907, il rédigea, en hongrois, une synthèse de l’art islamique dans un esprit de vulgarisation. La totalité de son engagement marqua les contemporains mais il dut malheureusement quitter l’Égypte à l’approche de la Première Guerre mondiale, en raison de sa nationalité autrichienne.

 

          Avec l’article « "Mudéjar" et identité nationale en Espagne au XIXe siècle » d’Antonio Urquízar Herrera (p. 343-360), le thème cairote du livre est un peu délaissé au profit principalement du sens du terme « mudéjar » et de ses connotations idéologiques notamment pour ce qui touche à l’identité espagnole et à l’influence de l’art arabe dans les monuments espagnols.

 

          Enfin, l’ouvrage se termine par un article de Silvio Armando intitulé « Ugo Monneret de Villard et la découverte de l’Oriente entre Croce et Strzygowski » (p. 361-393), pour se pencher plus particulièrement sur la figure de ce savant italien, reflet d’une nation qui s’intéressa plus tardivement que d’autres pays de l’Europe, aux arts islamiques. Monneret de Villard fit un premier voyage au Caire en 1921, il obtint la direction des fouilles de Saint-Siméon près d’Assouan, puis il entreprit une étude du Qasr-al-Cham’. Un peu plus tard, en 1927, il reçut la direction des fouilles des monuments chrétiens d’Égypte, avant d’étendre ses recherches vers l’Afrique nord-orientale et la Nubie. Son implication et la reconnaissance croissante de ses pairs, eu égard à son action mais aussi ses liens intellectuels troubles à l’égard du savant Strzygowsky et du fascisme sont analysés dans cette contribution.

    

          Ce livre, à la grande richesse iconographique, constitue donc un témoignage important pour la connaissance de la ville du Caire au XIXet au début du XXe siècles, portant un éclairage sur l’attrait qu’a pu exercer celle-ci sur de nombreux artistes et savants, plus ou moins connus, de cette époque. L’ouvrage permet par ailleurs de constater, à travers leurs témoignages, des bouleversements que connaissait la capitale égyptienne en proie alors à une frénésie de constructions modernes qui modifièrent son paysage architectural, en faisant notamment disparaître des pans entiers de son passé.

 

 

Sommaire

 

Un art architectural et ornemental découvert dans les monuments du Caire, par Mercedes Volait, 7

 

Les monuments par le dessin

Mein Fritz geht nach Aegypten!" : Friedrich Maximilian Hessemer sur les traces de l’arc brisé au Caire, par Maryse Bideault, 17

 James Wild, Cairo and the South Kensington Museum , par Abraham Thomas, 41

 "Ceci aura néanmoins probablement son utilité." : Willem de Famars Testas au Caire, 1858-1860, parJan de Hond, 69

 D’une exactitude scrupuleuse et artistiquement accomplie : Le Caire dans l’oeuvre graphique de Jules Bourgoin, par Maryse Bideault, 95

Frantisek Schmoranz le Jeune (1845-1892), par Milan Nemecek, 117

 

De l’estampage à la photographie

Victorien Pierre Lottin de Laval et la Lottinoplastie, par Nicole Zapata-Aubé, 139

L’époque des amateurs : 1839-1860, par Hélène Bocard, 157

La redécouverte d’un précurseur : Joseph-Philibert Girault de Prangey (1804-1892), par Sylvie Aubenas, 183

Topographical Photography in Cairo: The Lens of Biniamino Facchinelli, par Ola Seif, 195

À travers Le Caire, l’oeuvre de Gervais-Courtellemont en Égypte de 1894 à 1911, par Emmanuelle Devos, 215

Photographes du Caire dans le dernier tiers du XIXe siècle : les ateliers commerciaux, par Thomas Cazentre, 227

 

Théories et histoires de l’art islamique

Astrées polygonales, galérites pyramidales, sycomores "arrondis comme des dômes", palmiers "élancés comme des minarets" : Le Caire d’Adalbert de Beaumont, par Chantal Bouchon, 245

Visiter Le Caire en compagnie d’Émile Isambert, auteur de l’Itinéraire descriptif de l’Orient, par Hélène Morlier, 275

Julius Franz-Pasha’s Die Baukunst des Islam (Islamic architecture) of 1887 as part of the Manual of Architecture, par Elke Pflugradt-Abdel Aziz, 297

Max Herz Pasha on Arab-Islamic Art in Egypt, Istvan Ormos, 311

"Mudéjar" et identité nationale en Espagne au XIXe siècle, par Antonio Urquizar Herrera

Ugo Monneret de Villard et la découverte de l’Oriente entre Croce et Strzygowski, Silvia Armando, 361

 

Index des noms d’édifices du Caire, 393