Bonnet, Alain (dir.): L’artiste en représentation : Images des artistes dans l’art du XIXe siècle. Catalogue d’exposition, 271 p., ISBN : 9782849752807, 35 €
(Fage Editions, Lyon 2012)
 
Compte rendu par Claire Maingon, Université de Rouen
 
Nombre de mots : 2584 mots
Publié en ligne le 2015-02-03
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          Rarement, image fut mieux choisie. Van Dyck peignant son premier tableau, amusante saynète troubadour de 1819, tendre vision romancée d’un grand maître du passé peinte par Louis Ducis, est particulièrement à propos pour illustrer la couverture de L’artiste en représentation. Images de l’artiste dans l’art du XIXe siècle. Cet ouvrage, comme son titre l’indique, répond à une double problématique : la représentation de l’artiste dans la société du XIXe siècle (son image sociale, littéraire) et l’artiste comme sujet iconographique (le portrait d’artiste, la vision des maîtres du passé). L’étude de l’académisme au XIXe siècle s’est aujourd’hui démocratisée. Elle n’est plus une préoccupation inavouable pour les historiens de l’art. Sans jamais le réduire à un art pompier, cet ouvrage le rend accessible au plus grand nombre. Grâce à des synthèses utiles, L’artiste en représentation vient compléter habilement une bibliographie abondante sur la trajectoire de l’artiste au XIXe siècle (Marie-Claude Chaudonneret, Anne Martin-Fugier, Pierre Vaisse, Harrison C. White …).

           

         Ce livre tient lieu de catalogue d’une exposition organisée au musée de la Roche-sur-Yon, puis au musée de Laval, en 2013. Le commissariat de l’exposition et la direction de l’ouvrage reviennent à deux universitaires : Alain Bonnet, professeur d’Histoire de l’art à l’université de Grenoble, spécialiste de l’histoire de l’École des Beaux-arts et des courants académiques du XIXe siècle, et Hélène Jagot, directrice du musée de la Roche-sur-Yon. Ils poursuivent depuis plusieurs années une collaboration féconde, au travers d’expositions et de colloques. Ensemble, Alain Bonnet et Hélène Jagot avaient déjà dirigé un ouvrage consacré à l’étude des trajectoires de trois artistes académiques du XIXe siècle : Devenir peintre au XIXe siècle : Baudry, Bouguereau, Lenepveu (Lyon, éd. Fage, 2007), publiée à la suite d’une précédente exposition et d’un colloque consacré à cette même thématique.

           

         L’artiste en représentation, ouvrage illustré, fait intervenir une vingtaine de  spécialistes et d’auteurs, français et canadiens. Il se découpe en cinq chapitres. Les essais sont nombreux et relativement courts. L’ouvrage comporte une bibliographie générale et, chose inhabituelle, une filmographie non exhaustive et plusieurs appendices présentant des inventaires. L’un des points forts du volume est sa capacité à traiter la diversité des artistes du XIXe siècle, en évoquant autant les grands que les petits maîtres, mais aussi celle des types de représentations (peinture, sculpture, gravure) et des modes de diffusion. Quelques figures, cependant, sont privilégiées. C’est le cas de David d’Angers, auquel est consacré trois essais. Certaines contributions n’offrent pas un caractère parfaitement inédit mais l’ensemble du volume qui se destine à un lectorat large n’en souffre pas. Il développe toute une diversité de points de vue et d’approches : les figures sociales de l’artiste, les typologies (chapitres 1 et 3), les mythologies et les iconographies de l’artiste (chapitre 2), le besoin de commémorer et de raconter l’artiste contemporain (chapitre 4 et 5) au cœur d’un siècle caractérisé par les bouleversements politiques et les évolutions institutionnelles.

 

L’image de l’artiste au XIXe siècle

 

         L’homme est souvent caché par l’artiste, l’artiste est parfois négligé au profit de son mythe, comme le souligne Alain Bonnet dans son introduction à l’ouvrage. Résumé à son (in)utilité sociale, ou à une figure mondaine, l’artiste est bien souvent cantonné à un archétype voire à une caricature. Il devient « une image », pour reprendre le terme de l’historien de l’art, ayant force de symbole et de légende, à la fois réaliste et imaginaire. Un bon exemple est celui d’Auguste Rodin, dont traite Michael Kausch, résumé à l’image du génie artistique, et dont l’auteur reconnaît un autoportrait symbolique dans L’homme au nez cassé. Le Penseur, figure méditative qui trouve à l’origine sa place sur la Porte de l’Enfer, pourrait illustrer lui aussi une pluralité de portraits-types : celui de l’ouvrier, celui de Dieu ou une image symbolique de l’artiste. L’auteur insiste sur la caractéristique psychologique du portrait de l’artiste, contenu dans le mythe de Pygmalion. Au XIXe siècle, comme le souligne l’éminent Pierre Vaisse, l’artiste ne peut plus se cacher derrière le paravent de l’Académie Royale. Plus que jamais, dans un monde en mutation, il est seul face à lui-même. Cette indépendance nouvelle serait à l’origine du succès que connaît le genre de l’autoportrait chez les peintres académiques comme d’avant-garde. Emmanuelle Delapierre développe tout particulièrement le cas des autoportraits peints du sculpteur Jean-Baptiste Carpeaux. Ils ont la force et l’originalité de l’intime, et révèlent la psychologie sombre et douloureuse du personnage, notamment au moment de sa maladie. Le genre du portrait de l’artiste contemporain connaît aussi un important succès (Pierre Guérin ou Girodet vu par ses contemporains, Marcellin Desboutin regardant ses contemporains). Pénétrer dans le cerveau de l’artiste est un vieux rêve que l’on a cru pouvoir accomplir au XIXe siècle grâce au recours à la phrénologie (technique initiée par Franz Joseph Gall), approche qui consiste à chercher des causes physiologique au talent et aux aptitudes et dont parle Thierry Laugée dans l’un de ses essais.

           

         La vie des artistes est un sujet qui intéresse au XIXe siècle. Certes, il n’est pas nouveau. Le genre de la biographie d’artiste est apparu au XVe siècle, c’est-à-dire à la Renaissance, période durant laquelle l’artiste accède à un statut élevé. L’ouvrage de Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1550) en représente la forme canonique. Au XIXe siècle, chose nouvelle, l’artiste devient un héros romanesque, le protagoniste de fictions. La figure de l’artiste contemporain inspire les romanciers, à l’exemple de Balzac (Le Chef d’œuvre inconnu) ou de Zola (L’œuvre). Dans son article, Sidonie Lemeux-Praitot rappelle que Stendhal s’est à plusieurs reprises inspiré de la figure de Girodet, fascinant personnage qui intrigue par son mode de vie original, et serait mort d’épuisement au travail. Girodet incarne un idéal : celui de l’abnégation pour l’art. Eleonora Vratskidou présente quant à elle la fortune critique du personnage de l’artiste dans la presse artistique au cours de la période romantique. La revue L’Artiste a mis à la mode la nouvelle d’artiste, et l’auteur en dénombre une trentaine publiées dans cette revue entre 1831 et 1840 (elle publie en appendice de son article un utile inventaire de l’ensemble de ces nouvelles parues dans la dite revue). L’essai est complété par l’apport de Frédéric Pruvost sur la place des biographies d’artistes dans les dictionnaires Larousse du XIXe siècle (et en particulier dans Le Larousse mensuel illustré), signe d’une démocratisation de l’image de l’artiste.

           

         Les éditeurs ont cédé à cet engouement, à l’exemple de la fameuse Maison Goupil et Cie, dont l’exemple est étudié dans ce livre par Régine Bigorne, responsable du musée Goupil et auteur d’une thèse de doctorat sur le sujet. L’éditeur avait constitué un corpus de représentation de figures d’artistes, une forme de musée imaginaire des peintres et artistes dramatiques qui en popularise l’image, et met aussi en scène la vision stéréotypée des maîtres anciens. Il s’agissait principalement de gravures inspirées par des tableaux académiques exposés aux Salons et achetés par Goupil. Ces images ont été abondamment diffusées. L’éditeur a su créer une véritable mode, répondant à une demande caractéristique du XIXe siècle et de la naissance de la presse illustrée, mais à laquelle la Grande Guerre met un terme.

     

         Par le biais de nombreuses contributions, l’ouvrage nous offre d’entrer dans l’atelier de l’artiste, espace de sociabilité mais aussi caverne de Platon, lieu de la révélation d’une autre vérité. L’image de l’atelier fonctionne comme image métonymique de l’artiste. Dans son article, Rachel Esner embrasse une vision large de l’artiste et son atelier, entre 1850 et 1890, pour en étudier la médiatisation. L’auteur insiste sur l’évolution de la perception de l’artiste dans la société, vision qui va s’élargissant au fil du siècle, parallèlement au développement du marché de l’art et à l’accroissement de la catégorie socioprofessionnelle des artistes. Rachel Esner insiste sur l’importance que prend la représentation des ateliers (atelier d’apparat, dans lequel l’artiste de notoriété reçoit), des intérieurs d’artistes académiques ou célèbres, de Cabanel à Corot, dans la presse illustrée (L’illustration, La Revue illustrée, mais aussi dans des titres spécialisés comme L’Artiste).

           

         Une approche originale est celle de Mayken Jonkman, qui étudie l’accessibilité de l’atelier au XIXe siècle, et le pouvoir mystique dont serait investie la figure de l’artiste. Selon ce point de vue, l’atelier conduit au sublime. Y accéder relève du parcours initiatique, d’un « pèlerinage artistique vers les hautes sphères ». Lois Oliver nous fait quant à lui entrer dans l’atelier de Courbet, au travers d’une analyse de sa toile de nature autobiographique, L’Atelier du peintre. Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique et morale, que l’auteur rapproche d’une scène d’atelier de Biard.

 

L’artiste et son imaginaire : la référence au passé

 

         Comme le souligne Alain Bonnet, l’artiste est sans cesse comparé à ses prédécesseurs. Il doit trouver sa place dans une double lignée et dans une double culture : celle de l’histoire de l’art et celle l’histoire nationale. La représentation figurée de l’histoire de l’art au travers des portraits d’artistes en groupe est un procédé iconographique  mis au point par Delaroche pour l’hémicycle de l’École des Beaux-arts, et qui se déclina dans l’Europe entière. Dans l’article qu’elle consacre à Maurice Denis, Isabelle Collet étudie le décor que le peintre – au sommet de sa carrière – réalise pour l’une des coupoles intérieures du Petit Palais au lendemain de la Grande Guerre. Cette grande fresque réunit, à la manière d’un panorama, 37 figures d’artistes depuis Fouquet (le père du réalisme français) jusqu’aux impressionnistes. Denis dresse dans ce décor un panthéon artistique représentatif de sa vision de l’histoire de l’art français. Il associe des artistes du passé à certains de ses contemporains, comme Monet et Cézanne. La définition du génie français n’est pas une obsession nouvelle chez Denis qui défendait déjà avant la guerre une vision linéaire de la tradition française (Théories classicisantes en 1912). Les maîtres du passé représentent des exemples, des modèles, des sources de méditation ou d’inspiration.

      

         Dans l’article particulièrement intéressant qu’il donne dans ce livre, Thierry Laugée dévoile le point de vue de David d’Angers sur l’histoire de l’art, sur la vie des sculpteurs en particulier. David d’Angers nommait « système de compensation » l’existence de contradictions entre le talent de l’artiste et son mode de vie. Plus important était le décalage, plus noble lui semblait l’artiste. L’exemple retenu est celui de Pierre Puget, grand et magnifique sculpteur du XVIIe siècle, dont le lieu de vie était modeste en comparaison de son talent. L’ostentatoire n’a pas de place chez le véritable artiste, qui se dévoue à une cause plus noble que sa propre reconnaissance. À l’inverse, David d’Angers jugeait le sculpteur Canova exécrable car obnubilé par son propre succès. S’il formula des jugements de valeurs sur la vie des artistes du passé, David d’Angers eut plus de difficultés à portraiturer ses contemporains (voir l’article de Patrick Le Nouëne). Il préconisait de ne réaliser que des portraits d’artistes de talent secondaire (inférieur au sien ?), afin que le génie de la personnalité n’entre pas en concurrence avec la qualité du portrait. David d’Angers est célèbre pour les nombreux médaillons qu’il réalise dans les années 1830-40 représentant des artistes du passé (comme Poussin, Pierre Puget, Germain Pilon) ou contemporains (Sixdeniers ou Rauch). Du reste, l’Angevin n’a pas laissé à d’autres que lui-même le soin de gérer sa postérité. Il fit le nécessaire pour que son œuvre soit bien représenté dans les collections du musée de sa ville natale qui lui consacre, de son vivant, une galerie.

           

         L’artiste est un patrimoine, comme le prouve les nombreux décors sculptés représentant des peintres et sculpteurs célèbres du passé. C’est l’objet de l’article d’Arnaud Bertinet, qui s’intéresse ici à quelques figures d’artistes représentés dans le décor sculpté des musées français. L’auteur évoque différents exemples, dont celui du Musée des beaux-arts de Rouen qui mériterait à lui seul une étude approfondie. Arnaud Bertinet souligne la dimension régionaliste du décor d’un musée d’importance nationale géré par la municipalité, au travers de statues et de bustes représentant des artistes originaires de Normandie : Poussin, Michel Anguier ou Géricault (on notera qu’aujourd’hui, l’esplanade du musée porte le nom de Marcel Duchamp, preuve que cette tradition n’est pas éteinte).  L’auteur traite un peu plus longuement l’exemple du musée de Marseille, dont Jules Cavelier réalise les plus importants décors sculptés : des représentations d’artistes et d’architectes majeurs depuis l’Antiquité, selon une lecture toute vasarienne de l’histoire de l’art. L’auteur insiste sur le caractère normé de ces décors dans l’ère post-napoléonienne des musées.

           

         La référence aux maîtres anciens est une préoccupation constante des peintres d’histoire. François de Vergnette consacre son essai aux œuvres mettant en scène des artistes anciens qui furent exposées au Salon au milieu du XIXe siècle. L’auteur démontre que de nombreux artistes – jusqu’aux plus célèbres comme Ingres – se sont illustrés dans ce genre à mi-chemin entre sujet d’histoire et scène de genre. La véracité historique n’est pas un but en soit, il s’agit plutôt d’exploiter la légende des maîtres d‘une manière livresque, pittoresque, romanesque, dramatique. C’est notamment le cas du tableau d’Alexandre Hesse, Les Honneurs funèbres rendus au Titien qu’étudie Stéphane Paccoud, et de celui de Max Leenhardt, Les Adieux de Michel-Ange à Vittoria Colonna que commente Isabelle Laborie, explorant la fortune de mythes apparemment féconds chez les artistes européens au cours du siècle. Lois Oliver traite plus spécifiquement du thème pictural de la vie dans les ateliers des artistes célèbres, en développant l’exemple de Pierre-Nolasque Bergeret, auteur de Charles Quint ramassant le pinceau du Titien, un épisode imaginaire dans la vie du maître italien bien qu’il ait souvent été présenté comme véritable. Les artistes font preuve d’une inventivité qui rejoint, et égale, la fable. Ils y insufflent d’ailleurs une part non négligeable d’autobiographie, et d’espoir, en se comparant à l’exemple des grands maîtres.

 

 

Sommaire

 

L’artiste en représentation, une exposition : Hélène Jagot, p. 5

La transfiguration de l’artiste : Alain Bonnet, p. 7

 

Chapitre 1 : l’artiste en majesté

L’artiste face à lui-même : Pierre Vaisse, p. 25

Maurice Denis et l’histoire de l’art français au Petit Palais : Isabelle Collet, p. 41

Portraits de Pierre Guérin : Mehdi Korchane, p. 51

« Je suis comme ça » : Emmanuelle Delapierre, p. 61

Desboutins à la pointe du portrait : Maud Leyoudec, p. 71

Pour une lecture médicale du talent : l’anatomie de l’artiste théorisée par la phrénologie : Thierry Laugée, p. 81

 

Chapitre 2 : L’artiste illustré

Débats critiques autour des représentations des artistes anciens exposées au Salon de la restauration au Second Empire : François de Vergnette, p. 93

Quel style pour représenter les maîtres anciens : l’exemple des Honneurs funèbres rendus au Titien d’Alexandre Hesse : Stéphane Paccoud, p. 100

Les Adieux de Michel-Ange à Vittoria Colonna de Max Leenhardt : Isabelle Laborie, p. 121

Les images de la vie d’artiste de la Maison Goupil et Cie : Régine Bigorne, p. 125

 

Chapitre 3 : L’artiste dans l’atelier

Nos artistes chez eux. L’image des artistes dans la presse illustrée : Rachel Esner, p. 139

Le chemin vers la rédemption. Un parcours des ténèbres à la lumière de l’atelier du peintre : Mayken Jonkman, p. 151

Les visiteurs dans l’atelier de l’artiste : variation sur un thème pictural au XIXe siècle : Lois Oliver, p. 157

 

Chapitre 4 : l’artiste statufié

Le décor sculpté des musées français : quelques figures d’artistes : Arnaud Bertinet, p. 173

Auguste Rodin, l’image du tailleur d’images : Michael Kausch, p. 179

Dresser un monument aux sculpteurs : David d’Angers et l’histoire de la statuaire : Patrick Nouëne, p. 191

Médaillons de Pierre-Jean David d’Angers : Patrick Le Nouëne, Véronique Boidard, p. 200

David d’Angers et les artisans de la mémoire : Thierry Laugée, p. 205

 

Chapitre 5 : Le roman de l’artiste

Girodet, une figure romanesque : Sidonie Lemeux-Fraitot, p. 215

L’artiste, héros romanesque de la presse littéraire. De L’artiste au Musée des familles (1831-1840) : Eleonora Vratskidou, p. 225

Les artistes contemporains au miroir du Larousse mensuel illustré (1907-1922° : Frédéric Pruvost, p. 245

 

Bibliographie générale, p. 260

 

Filmographie non exhaustive, p. 265

 

Biographie des auteurs, p. 267