Nerlich, France - Bonnet, Alain (dir.): Apprendre à peindre. Les ateliers privés à Paris 1780-1863, 432 pages, illustrations couleur et NB, 21 x 28 cm, ISBN 978-2-86906-297-9, 35 euros
(Presses universitaires François-Rabelais, Tours 2013)
 
Reseña de Gilles Soubigou, Conservation régionale des monuments historiques Rhône-Alpes
 
Número de palabras : 4715 palabras
Publicado en línea el 2016-02-19
Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1977
Enlace para pedir este libro
 
 

 

          En quelques années, l'étude scientifique et universitaire de l'art du XIXe siècle a fait sa métamorphose. Et même si le grand public – international comme il ne l'a jamais été plus - semble réclamer toujours d'une exposition au musée d'Orsay qu'elle comprenne dans son titre les mots « Van Gogh », « Manet » ou « Impressionnisme », on ne compte plus les articles, les monographies, les études ou, ici, les colloques qui ouvrent de nouvelles pistes, mettent au jour des noms oubliés, des œuvres méconnues – même signées des noms les plus célèbres. Le terme de « petit maître » choque aujourd'hui l'oreille, et c'est sans doute une grande victoire que celle-là.

 

          Au sein de ce vaste renouveau, on observe un regain et une diversification des études sur la formation des artistes, d'une part, et sur l'internationalisation de la formation artistique, d'autre part. Loin de la « vie quotidienne » des « rapins » de la « Bohême », ce sont les stratégies de formations, les parcours individuels et collectifs, l'économie du monde de l'art et les débouchés professionnels qui occupent les chercheurs. L’ensemble de l’activité d'Alain Bonnet a profondément renouvelé la question des conditions d'exercice de l'art par ses acteurs mêmes.  En témoignent ses travaux (L'Enseignement des arts au XIXe siècle. La réforme de l’École des beaux-arts de 1863 et la fin du modèle académique, Rennes, PUR, 2006) ; certaines de ses expositions (Savoir-Faire. La formation des artistes au XIXe siècle, 2007 ; Devenir peintre au XIX+ siècle : Baudry, Bouguereau, Lenepveu, 2007 ; L'Artiste en représentation. Images de l'artiste dans l'art du XIXe siècle, 2012) ; des ouvrages collectifs (M.-C. Chaudonneret, dir., Les artistes étrangers à Paris : de la fin du Moyen Âge aux années 1920 : actes des journées d'études organisées par le Centre André Chastel les 15 et 16 décembre 2005, 2007 ; A. Bonnet, D. Poulot et J.-M. Pire, dir., L’Éducation artistique en France : du modèle académique et scolaire aux pratiques actuelles, XVIIe-XXIe siècles, Rennes, PUR, 2010) ; et enfin des recherches sur l'image de l'atelier dans l'art (Artistes en groupe. La représentation de la communauté des artistes dans la peinture du XIXe siècle, Rennes, PUR, 2007)

 

          C'est dans cette perspective et dans cette continuité que se situe le présent volume, publié dans la collection « Perspectives historiques » des Presses Universitaires de l'Université François-Rabelais de Tours. Il se concentre pour sa part sur la première moitié du XIXe siècle et sur le sujet bien spécifique, et encore largement peu traité, des ateliers privés d'artistes.

 

          La préface, par Sébastien Allard, devenu, depuis la publication de cet opus (2013), directeur du département des peintures du musée du Louvre, rappelle le grand tournant que constitua, en 1863, la création de classes de peinture à l’École des beaux-arts de Paris, date qui détermine le terminus ad quem des modalités de formation des artistes abordées dans les essais qui constituent cet ouvrage. Le préfacier y remarque que le sujet même de ce volume – l'étude des ateliers privés parisiens – reste une nouveauté dans le champ historiographique français. Il y note également la plus grande flexibilité avec laquelle s'imposait, au sein de ces structures, la hiérarchie des genres, prégnante dans l'enseignement académique, et les nombreuses passerelles qui s'établissaient d'un atelier à l'autre. Les « perspectives nouvelles fascinantes » offertes par l'attention portée à la présence d'artistes étrangers seraient quant à elle plus à nuancer, compte tenu de l'intérêt que ce sujet a fait naître depuis plusieurs années déjà, intérêt dont, nous l'avons dit, découle en partie cet ouvrage, comme le souligne également plus loin France Nerlich dans son essai introductif.

 

          L'avant-propos et les remerciements, par France Nerlich, rappellent la genèse de ce volume, issu du projet ArtTransForm (Formations artistiques transnationales au XIXe siècle, de 1793 à 1870), mené depuis quelques années par Bénédicte Savoy et France Nerlich dans le cadre du projet de recherche franco-allemand en sciences humaines de l'Agence nationale de la recherche et de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (Technische Universität Berlin et Université François-Rabelais de Tours). Ce projet de recherche qui a nourri des masters et des thèses a également donné lieu au colloque « Apprendre à peindre. Les ateliers privés à Paris de la fin du XVIIIe siècle à 1863 », colloque dont cet ouvrage est issu, tout en le développant dans des proportions qui font prendre au sujet toute son ampleur.

 

          L'essai introductif de France Nerlich, qui suit cet avant-propos, développe et problématise les enjeux de ce sujet d'étude pour l'histoire de l'art du XIXe siècle et, ce faisant, en démontre pleinement le caractère incontournable et enrichissant. L'auteur y démontre le caractère spécifiquement français de cette pratique des ateliers privés. Si le système académique est désormais bien connu – elle en retrace les grandes lignes de force – et s'il structurait solidement le paysage artistique français depuis le XVIIe siècle, la fin de l'Ancien Régime et la Révolution redéfinissent la situation, sans y mettre fin toutefois. De la nouvelle configuration qui émerge au début du XIXe siècle résulte la création des premiers ateliers privés au sens où l'entend cet ouvrage : des ateliers désormais indépendants de l'institution académique, évoluant parallèlement à cette dernière, qui reste toutefois présente dans les espoirs et les aspirations des jeunes artistes, ne serait-ce que par le poids du concours du Prix de Rome. France Nerlich reprécise utilement les termes, et rappelle qu'il ne faut pas confondre l'« atelier personnel » d'un artiste – lieu où le maître réalise ses propres œuvres - et son « atelier privé », espace d'enseignement payant dispensé à de jeunes élèves. Le maître « tient atelier », ce qui le distingue encore des artistes qui « donnent des leçons », lesquelles peuvent avoir lieu à l'extérieur de son atelier. Cette distinction est connue depuis la publication des souvenirs de Delécluze sur l'atelier de David et d'Amaury-Duval sur celui d'Ingres, ouvrage dont Nerlich rappelle la vocation de panégyriques, monuments élevés à la gloire des maîtres qui régnaient sur cette jeunesse studieuse. Mais ces ateliers privés sont longtemps restés, comme elle le rappelle avec raison, un « angle mort de l'histoire de l'art » (p. 25). L'auteur souligne également que le contenu de cet enseignement reflétait largement l'enseignement académique reçu par ces maîtres avant la Révolution – primauté du dessin, pratique de la copie, attention apportée à la maîtrise des techniques... - autant de caractères qui peuvent recueillir à l'étranger des critiques à l'instar de celle formulée par l'allemand Franz Kugler en 1845 (p. 24). Néanmoins, d'autres préoccupations émergent, comme l'étude du nu masculin et, ce qui est plus original, féminin (p. 34-35). Un utile rappel des enjeux historiographiques de ce sujet permet de replacer cet ouvrage dans un ensemble d'études dominés par les travaux d'Albert Boime en 1971, Thomas Crow en 1995 et, plus récemment, par plusieurs thèses monographiques et par les travaux de Marie-Claude Chaudonneret et Sébastien Allard ainsi que d'Alain Bonnet et, dans le champ de la sociologie du monde de l'art, de Séverine Sofio. Ces études ont ouvert la voie à la thèse qui est au cœur de cet ouvrage : le véritable enseignement artistique se fait, au début du XIXe siècle, dans les ateliers privés et non à l’École des beaux-arts, dont ils sont les « classes préparatoires », mais avec des contenus pédagogiques et idéologiques (p. 33) aussi variés que les maîtres qui les dispensent, ce qui renforce l'intérêt des études de cas qui suivent. Toutefois, souligne l'auteur, cette étude des ateliers privés rencontre une difficulté plus grande du fait précisément, du caractère privé de la documentation et des archives générées. Autre point à souligner, le rôle des ateliers privés dans la professionnalisation des artistes - au-delà du cursus honorum qui mène de l'atelier au Prix de Rome, puis à l'Académie de France à Rome et enfin à un poste d'enseignant - les ateliers étant le lieu où se tisse un réseau professionnel qui sera plus tard utile pour décrocher des commandes, exposer, etc. Une fois sorti de l'atelier, l'élève se revendique stratégiquement comme tel, affiche sa filiation, comme en témoignent les livrets de Salon et les articles dans la presse. Ceci va de pair avec une individualisation croissante de la formation qui, paradoxalement, fait que ces élèves ont pu « individualiser et autonomiser [leurs] parcours » (p. 39) au cours de leur formation, tout au moins dans les ateliers dits de « beaux arts », la formation technique restant plus organisée, au point de donner naissance à de véritables écoles. Prendre conscience de tout cela, de ce bouillonnement, de ses réalités par opposition à l'image que les récits et mémoires en donnent, c'est, rappelle l'auteur, ouvrir de nouvelles perspectives pour les chercheurs, et offrir « enfin un terrain passionnant pour une histoire matérielle et sociale de l'art, mais aussi pour une réflexion sur les enjeux esthétiques, idéologiques et culturels de la transmission artistique » (p. 41).

 

          La première partie de l'ouvrage s'intéresse à la structuration de l'enseignement privé à Paris après la Révolution. Alain Bonnet aborde « La formation pratique dans les ateliers d'artistes au XIXe siècle ». En s'appuyant sur nombre de citations de contemporains, il rappelle que les ateliers privés sont, à la différence et en complément du système académique, le lieu d'un apprentissage pratique et technique, où les jeunes gens sont des apprentis sous l'égide d'un maître, et non des élèves à l'écoute d'un professeur. Ces lieux d'apprentissage se transforment toutefois peu à peu en classes préparatoires aux concours de l’École des beaux-arts. De critiques en réformes, le statut de ces ateliers évolue au fil du XIXe siècle. L'exploration de la fortune du mot même d' « atelier », est emblématique de l'évolution des mentalités et de l'imaginaire du temps, qui sépare et confond « l'espace clos » et « l'espace ouvert » (p. 63), le lieu d'apprentissage et la mansarde du bohème.

 

          Séverine Sofio consacre ensuite son étude à la formation des jeunes filles à la peinture dans la première moitié du XIXe siècle. Elle souligne et démontre tout l'intérêt qu'il y a à s'intéresser aux modalités d'apprentissage spécifiques des artistes femmes et aux similitudes et écarts de parcours qui existent avec leurs équivalents masculins. S. Sofio rappelle le rôle de « pépinière » de talents joué par l’École gratuite de dessin et par les maisons d'éducation de la Légion d'honneur, avant de s'intéresser aux conditions d'entrée dans les ateliers susceptibles de les accepter, c'est à dire un de ces « ateliers féminins » dont elle décrit l'organisation et le fonctionnement. Dans ce texte très riche, les motivations des artistes qui ouvrent ces ateliers ne sont pas oubliées, pas plus que l'étude des relations qui se tissent entre maîtres et élèves ou le point d'achoppement que constitua longtemps la question de l'étude d'après le modèle vivant, surtout masculin.

 

          Puis Noémie Étienne étudie le cas particulier des ateliers de restauration d’œuvres d'art, qui opèrent autour de 1800 leur professionnalisation, alors qu'ils relevaient sous l'Ancien Régime d'une transmission parallèle au cursus des peintres. L'auteur rappelle le rôle de figures marquantes, telle celle de Joseph-Ferdinand-François Godefroid, qui faisait partie d'une véritable dynastie de restaurateurs et étudia peut-être auprès de David. Le quartier où il résidait – le cloître de Saint-Germain-l'Auxerrois – était l'épicentre de cette activité à Paris, ce que l'auteure démontre plans à l'appui. La publication de traités de restauration ainsi que les dimensions physiques et pratiques (outillage) de cette activité sont considérés, de même que la persistance d'une pratique amateur parallèle.

 

          Enfin, Cyril Lécosse aborde la formation spécifique des peintres en miniature, une pratique très prisée si l'on s'en réfère aux catalogues de Salon, mais peu étudiée en dehors de quelques figures majeures, à commencer par Jean-Baptiste Isabey. L'auteur rappelle la réputation d'activité « féminine » qui s'attache à cet art, pour des raisons qui sont détaillées de façon fine et approfondie. Il détaille la création de grands ateliers sous la Révolution – ceux d'Isabey et de Jean-Baptiste Augustin – qui forment une nouvelle génération d'artistes, comme Mme de Mirbel, bien connue des lecteurs du Journal de Delacroix. L'étude détaillée de l'évolution de l'atelier d'Isabey montre notamment la façon dont une pratique aujourd'hui bien peu connue et souvent exclue des histoires générales de l'art y a pu prendre, à une époque, une place prépondérante, qui devait disparaître avec l'invention de la photographie.

 

          La seconde partie de l'ouvrage se concentre sur les modalités de partage et de diffusion de l'enseignement artistique, qui contribuent à le réinventer dans les premières années du XIXe siècle. À tout seigneur tout honneur, c'est évidemment l'atelier des élèves de Jacques-Louis David qui ouvre cette section. Nina Struckmeyer rappelle à quel point cet atelier constituait un phare pour tous les jeunes artistes français comme étrangers. La phrase de Pierre-Théodore Suau citée en introduction, tirée d'une lettre écrite en 1810, résume assez bien l'image de cet atelier auprès des jeunes gens du temps et dans un contexte très concurrentiel : celui de l'atelier parisien « où l'on trouvait le plus de ressources et où l'on travaillait le plus ». Si la première génération des élèves de David a été très étudiée, l'histoire de cet atelier dans la durée reste encore à faire et cet article y contribue grandement en puisant dans la correspondance de Suau, inédite, conservée au musée Paul Dupuy de Toulouse.

 

          Personnalité ô combien différente de celle de David, Girodet est étudié par Sidonie Lemeux-Fraitot, excellente spécialiste de l'artiste. Elle analyse la division géographique, physique, entre l'atelier personnel de l'artiste – Girodet en eut plusieurs - et son atelier d'élèves, Girodet ayant été le premier de sa génération à en ouvrir un de ce type. C'est particulièrement dans les aménagements qu'il fait réaliser au sein de l'hôtel particulier qu'il acquiert en 1808 que se montre la tentation très forte chez Girodet d'assimiler l'atelier au sanctuaire, au temple, dédié à un culte sacré. La dimension décorative du lieu n'est pas laissée de côté par l'auteur, voire une certaine tendance de Girodet à la mise en scène de son atelier. Cet article montre bien, également, à quel point la personnalité du maître peut avoir une influence décisive sur la vie de son atelier et la formation des jeunes gens et jeunes femmes qui le fréquentent.

 

          Frauke Josenhans, au sein de « La nature conçue depuis l'atelier. La formation dans les ateliers de peintres de paysages au début du XIXe siècle », s'attache à une étude croisée des principaux ateliers de paysagistes du temps (Pierre-Henri de Valenciennes, Michallon, Jean-Victor Bertin et Eugène Isabey) et de ce qu'y venaient trouver de jeunes artistes à une époque où le travail sur le motif ne primait pas encore mais où, comme l'indiquait Valenciennes dans ses œuvres théorique, l'artiste devait d'abord apprendre, en atelier, à « exercer son œil et assurer sa main », avant de sortir se confronter à la nature.

 

          À la section « Étudier l'art moderne. Les marchands d'art et la location de tableaux dans la pratique de la copie, 1820-1850 », Armelle Jacquinot met en lumière une pratique méconnue et pourtant essentielle, au sein d’un système pédagogique où la prééminence du modèle est constamment rappelée, et où la copie dans les galeries et les musées ne pouvait se suffire à elle-même. Entre les deux dates retenues, ce sont une vingtaine de marchands d'art parisien qui fournissent des modèles d'artistes « contemporains », donc vivants, le premier ayant été Aphonse Gigoux. Le cas de Louis-Auguste Asse est également détaillé, à grand renfort de documents d'archives fort éclairants. Examinant notamment les sujets des œuvres louées, l’auteur démontre que ces derniers représentent l'évolution du goût des publics.

 

          Enfin, Christian Omodeo, avec « Copier, apprendre et vendre dans l'atelier de Vincenzo Camuccini à Rome, 1800-1840 », analyse cet atelier récemment redécouvert et qui, note-t-il, appelle à renouveler l'image traditionnelle des ateliers romains du début du XIXe siècle. Situé Via de' Greci, l'atelier de ce peintre italien – dont il n'existe à ce jour aucune représentation identifiée - a été décrit par Delécluze, Stendhal, Schinkel ou le poète polonais Antoni Odyniec. Il accueille des jeunes artistes de toutes nationalités qui s'adonnent surtout à la copie, spécialité de leur maître, qu'il s'agisse de la copie de peintres anciens ou de répétitions des œuvres de Camuccini lui-même, ce qui ouvre des pistes nouvelles, note Ch. Omodeo, aux attributions des œuvres de Camuccini actuellement localisées. Le tout relevant d'une véritable « stratégie de production et de diffusion » (p. 199) très emblématique des problématiques des autres ateliers romains du temps, en particulier des très grands ateliers de sculpteurs (Canova, Thorvaldsen), bien étudiés quant à eux.

 

          La troisième partie de ce volume se penche sur les notions d' « école » et de « réseaux » au travers de deux études de cas : l'atelier de Paul Delaroche et celui de Léon Cogniet. Clémentine Garcia pose d'abord la question de la « généalogie » de l'atelier de Delaroche - dont on sait que, avant de le laisser lui-même à Gleyre, il l'avait repris du baron Gros, qui en avait lui-même « hérité » de Jacques-Louis David -, tout en plaçant dès l'introduction de son texte cette notion de généalogie sous le signe du « cliché » de la « continuité artistique nationale » (p. 209). Ce qu'elle s'emploie à démontrer en insistant sur les moments de tensions et de ruptures qui émaillèrent cette histoire finalement non linéaire. Elle rappelle par exemple le contrôle à distance que David maintenait sur son atelier parisien, pourtant passé entre les mains de Gros, ou insiste sur les différences flagrantes de styles d'enseignement qui existaient entre ces quatre personnalités irréductibles à une entité commune.

 

          Lisa Sophie Hackmann, pour sa part, à la section « Les élèves allemands dans l'atelier de Paul Delaroche », effectue une étude de cas bienvenue dans cet ouvrage sur un atelier – certes non des moindres, et sur lequel il a beaucoup été écrit ces dernières années – vu comme « lieu de sociabilité et de rencontres transnationales » (p. 221). Elle développe trois exemples nourris de découvertes archivistiques : le Berlinois Friedrich August Bouterwerk, le Munichois Friedrich Pecht et Friedrich Wilhelm Martersteig, de Weimar, en étudiant ce que ces jeunes artistes pouvaient venir chercher en France en général et dans l'atelier de Delaroche en particulier, mais aussi l'intérêt que pouvait avoir le peintre français à accueillir ces élèves d'outre-Rhin, dans une stratégie de développement dont il ne faut pas oublier qu'elle était à double détente.

 

          Le texte suivant, qui complète les deux précédents, est consacré par Cédric Lesec à « Delaroche et ses élèves. L'atelier et ses 'affinités électives' », titre en forme de clin d’œil gœthéen qui fait écho à l'essai précédent. Partant des images subsistantes du dernier atelier de l'artiste, rue de la Tour-des-Dames, l'auteur met en exergue les deux images qui voisinent dans l'opinion publique : celle de l'atelier comme tanière d'un artiste reclus, ou au contraire celle d’un lieu de passage et de confraternité. Le tableau de Louis Roux – aujourd'hui non localisé -, montrant l'atelier comme lieu de vie, contredisant la légende romantique de Delaroche en fin de vie, solitaire et ombrageux, fit l'objet, dit l'auteur, d'un « refoulement » caractérisé, malgré la convergence des sources écrites qui sont ensuite convoquées.

 

          C'est l'atelier de Léon Cogniet qui est à l'honneur juste après ce développement, d'abord dans un essai de Michaël Vottero, « Les ateliers de Léon Cogniet », dans lequel l'auteur rappelle l'importance de cet artiste, qui forma plus d'un millier d'élèves répartis en six ateliers parisiens différents, parfois concomitamment. Cogniet, qui « sema » des rapins jusque dans la littérature et le théâtre du temps (p. 249-250), est pourtant aujourd'hui peu connu du grand public, malgré plusieurs expositions ces dernières années, permise par la grande richesse du fonds Cogniet du musée d'Orléans. Témoignages iconographiques et archivistiques nourrissent le portrait d'ateliers d'élèves qui comptèrent profondément dans la vie artistique parisienne des années 1830-1860. L'auteur développe également les stratégies qui se mettent en place à partir de la nomination de Cogniet en 1851 comme professeur à l’École des beaux-arts, soulignant la réussite « remarquable » des élèves de Cogniet au concours du Prix de Rome (p. 255). Ce professeur se signale également par le fait d'avoir animé simultanément un atelier « classique » pour jeunes gens et un atelier pour jeunes femmes, sis impasse Sainte-Opportune, qui connut, rappelle M. Vottero, « un grand succès » (p. 257).

 

          Dans la continuité, Beata Studzizba Kubalska étudie « Le rôle de l'atelier de Léon Cogniet pour l'histoire de la peinture polonaise ». Elle y apporte un très intéressant coup de projecteur sur les séjours parisiens de plusieurs artistes polonais, élèves de Léon Cogniet – lui même proche en son temps de la cause polonaise -, ainsi que sur les traces de cet enseignement dans leur œuvre et dans la définition de la peinture polonaise dans les années 1830-1870. Notons au passage que l’auteur évite l’écueil de l’étiquette « école polonaise ».

 

          Le focus se resserre encore dans l'article suivant lorsque Kamila Kludkiewicz s'intéresse à un seul artiste polonais, « Henryk Rodakowski dans l'atelier de Léon Cogniet ». Avant de devenir un portraitiste célèbre en Pologne, Rodakowski arrive à Paris en 1846 après un séjour viennois auprès de Josef Danhauser, de Franz Eybl et de Friedrich von Amerling. Il intègre immédiatement l'atelier de Cogniet – où il est surnommé « l'aristo » -, atelier qu'il quittera en 1850. En s'appuyant sur des dessins de Rodakowski comme sur des témoignages écrits, l'auteur restitue ce parcours, des attentes du jeune polonais jusqu'aux souvenirs qu'il garda, de retour dans son pays, de ses années parisiennes.

 

          La quatrième et dernière partie de l'ouvrage, « Mission et subversion : les ateliers privés comme foyers d'une pensée alternative » renoue avec des thématiques plus anciennes, celles des ateliers comme lieux de contestation d'une « Bohême » remuante, et d'une opposition entre les ateliers privés créés après 1840 et les ateliers plus structurés et institutionnels de l’École des beaux-arts, vision ici renouvelée sans tomber jamais dans une vision caricaturale.

 

          Hélène Jagot, quant à elle, au sein de la section « Une académie dissidente : la formation des néo-grecs dans les ateliers de Delaroche et de Gleyre », se concentre sur l'étude de cas des jeunes gens qui, aux côtés de Jean-Léon Gérôme, élève de Delaroche et de Gleyre, constituèrent ce que les contemporains qualifièrent de « néo-grecs » (Champfleury étant plus inventif mais aussi plus méchant dans ses surnoms, rappelle l'auteur, p. 294-297). Ce sont les méthodes d'enseignement de Delaroche et de Gleyre et les valeurs qu'ils véhiculent qui sont pointées par l'auteur comme les facteurs accompagnant cette mue de jeunes artistes qui prirent leurs distances avec la norme académique d’alors. Le tout aboutit à un renversement, les élèves – bientôt regroupés en véritables cénacles fusionnant avec les premiers Parnassiens, cénacles qui ne sont pas sans faire penser aux « Barbus » de l'atelier de David même si l'auteur en pointe les différences – ouvrant à leur tour - Gérôme le premier – des ateliers.

 

          Margot Renard, dans « Une 'école de peinture nationale' : l'atelier privé de Thomas Couture » se penche, pour sa part, sur les circonstances et le programme – éminemment patriotique - de l'ouverture de l'atelier de Thomas Couture en 1847, dont l'annonce manuscrite est conservée au musée du château de Compiègne. Porteur d'une volonté d'un art collectif, « d'intérêt général », contempteur de l'Académie, novateur dans ses techniques (la pratique répétitive de l'ébauche, par exemple), Couture connaît un grand succès à travers une tentative finalement très inscrite dans son époque, succès dont l'histoire de l'art a depuis longtemps retenu les noms : Fantin-Latour, Puvis de Chavannes ou Manet.

 

          Camille Mathieu prolonge la réflexion au sein « Du dessin dans l'enseignement de Thomas Couture », en s'appuyant sur son traité de 1867 (Méthode et Entretiens d'atelier). Le dessin préparatoire, la pratique de l'ébauche – sorte de dessin à la brosse chez l'artiste – caractérisent l'enseignement de Couture, qui aura une incidence importante sur le travail de son élève Manet.

 

          À la section « 'Ne fais pas ce que je fais' : Dans l'atelier de Gustave Courbet », Martin Schieder, en partant de la toile de Courbet, peinte en 1865, Le Réaliste (Amsterdam, Van Gogh Museum), dresse le portrait de cette « chambre obscure du monde » que furent les ateliers de Courbet, ce maître du « jeu de l'autoreprésentation publique et de l'autopromotion » (p. 336). Celui qui, dans une conférence donnée à Anvers, affirmait ne pas vouloir former d'élèves, fonda à l'initiative de Castagnary un atelier libre en décembre 1861, atelier à la fois célèbre et méconnu, que cet essai révèle dans son organisation, son programme et sa réception (à cet égard l'examen des caricatures d’alors est particulièrement éclairant), concluant à la nécessité et à la portée symbolique de cette « initiative éphémère » (p. 347).

 

          Enfin, France Lechleiter, dans « Paris-Rome-Tanger : Formation, itinéraire, parcours des Grands Prix de Rome de peinture 1863-1872 » effectue un ultime retour vers le système académique, présent, on l'aura compris, au moins en filigrane, tout au long de ce volumineux ouvrage. Ce vaste sujet parallèle est ici abordé sous l'angle bien spécifique des modifications du règlement de l’École qui suivent la réforme de 1863 (décret du 13 novembre). Le principe de résidence à l'Académie de France est ainsi remplacé par un « voyage libre ». Le texte rappelle les circonstances et le contenu d'une réforme qui, rappelons-le, n'eut à bien des égards qu'un temps, et se solda par un échec. Les sections suivantes – Rome et Tanger – se structurent autour du cas particulier d'Henri Regnault, Prix de Rome 1866, qui séjourna à Rome avant de partir pour Tanger, au Maroc, en 1870 ; de là, il expédia son dernier envoi à l’École, la très célèbre Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade (paris, musée d'Orsay), aboutissement mais également point final de la réforme avortée de 1863.

 

          Complété d'une bibliographie indicative, d'un index nominum et de courtes biographies de ses auteurs, cet ouvrage est donc, sur tous les plans, une réussite. Toutes les pistes explorables semblent l'avoir été, et si l'on regrette parfois que tel ou tel thème ne soit pas plus longuement étudié, ce n'est pas un reproche sérieux à faire à un ouvrage qui compte déjà près de 400 pages, et qui réussit à croiser des études thématiques à des essais plus monographiques. Le travail des éditeurs scientifiques pour tisser des liens de sens entre ces multiples textes, par un système d'introductions de sections et de renvois en notes, est à cet égard remarquable. Un enjeu essentiel, selon nous, des pistes pour des recherches futures, paraît être l'analyse et la compréhension de l'émulation qui existe au sein de ces ateliers et d'un atelier à l'autre. Les réseaux de sociabilité qui naissent, les lectures partagées, les soirées, les agapes, les spectacles, cette vie parallèle, ce temps des loisirs que les artistes eux-mêmes, dans leurs écrits, conçoivent comme inséparables de leur vie studieuse, méritent à leur tour que les chercheurs s'y penchent, en sortant du joyeux folklore de la « Bohême ». À cet égard, F. Nerlich parle d'ateliers complexes à appréhender, où l'enseignement du maître – qui n'est pas figé, écrit, formalisé – se mêle à « d'autres sources et expériences visuelles et culturelles » (p. 38). Il faut espérer que de futurs programmes de recherches se pencheront sur ces questions, avec la même réussite que ce très bel et très nécessaire ouvrage.

 

 

Sommaire

 

Préface (Sébastien Allard) (9)

 

Avant-propos et remerciements (France Nerlich) (13)

 

Ateliers privés. Enjeux et problématiques (France Nerlich) (17)

 

Partie I – Art et métier (55)

  • La formation pratique dans les ateliers d'artistes au XIXe siècle (Alain Bonnet) (59)

  • Former les jeunes filles à la peinture dans la première moitié du XIXe siècle (Séverine Sofio) (71)

  • De l'atelier privé à l'atelier de restauration (Noémie Étienne) (85)

  • Devenir peintre en miniature (Cyril Lécosse) (101)

 

Parte II – Partage et diffusion (119)

  • Dans l'atelier des élèves de Jacques-Louis David (Nina Struckmeyer) (123)

  • Les ateliers de Girodet (Sidonie Lemeux-Fraitot) (139)

  • La nature conçue depuis l'atelier (Frauke Josenhans) (163)

  • Étudier l'art moderne (Armelle Jacquinot) (177)

  • copier, apprendre et vendre dans l'atelier de Vincenzo Camuccini (Christian Omodeo) (191)

 

Partie III – École et réseaux (205)

  • Une généalogie d'ateliers? (Clémentine Garcia) (209)

  • Les élèves allemands dans l'atelier de Paul Delaroche (Lisa Sophie Hackmann) (221)

  • Delaroche et ses élèves (Cédric Lesec) (237)

  • Les ateliers de Léon Cogniet (Michaël Vottero) (249)

  • Le rôle de l'atelier de Léon Cogniet pour l'histoire de la peinture polonaise (Beata Studzizba Kubalska) (263)

  • Henryk Rodakowski dans l'atelier de Léon Cogniet (Kamila Kludkiewicz) (275)

 

Partie IV – Mission et subversion (287)

  • La formation des néo-grecs dans les ateliers de Delaroche et de Gleyre (Hélène Jagot) (291)

  • Une « école de peinture nationale », l'atelier privé de Thomas Couture (Margot renard) (307)

  • Du dessin dans l'enseignement de Thomas Couture (Camille Mathieu) (319)

  • Dans l'atelier de Gustave Courbet (Martin Schieder) (333)

  • Formation, itinéraire, parcours des Grands Prix de Rome 1863-1872 (France Lechleiter) (353)

 

Bibliographie (367)

 

Index nominum (373)

 

Table des auteurs (387)

 

Table des figures et crédits (391)

 

N.B. : Gilles Soubigou est conservateur du patrimoine et également doctorant en histoire de l’art à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne en art du XIXe siècle (domaines de recherche : relations peinture et littérature / néoclassicisme et romantisme / sphères françaises et britanniques) sous la direction de M. Eric Darragon (eric.darragon@univ-paris1.fr).