Torre, Jose R. (éd.): The Enlightenment in America, 1720-1825, 4 volumes, 1360 p., 23,4 x 15,6 cm, ISBN 978-1-85196-936-4, $ 625
(Pickering & Chatto Publishers, Londres 2008)

 
Compte rendu par Jan Blanc, Université de Lausanne
 
Nombre de mots : 1838 mots
Publié en ligne le 2009-01-26
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=201
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    Si les « Lumières » françaises, allemandes, voire britanniques, représentent une période et une notion familières, qui ont fait l’objet d’innombrables études et publications, ce constat ne peut être fait pour ce qu’il est convenu d’appeler, depuis les années soixante, les « Lumières américaines » (American Enlightenment). La notion s’est pourtant définie, codifiée et installée dans les débats de part et d’autre de l’océan Atlantique – les termes d’éclairé, d’aufgeklärt, de verlichte, mais aussi d’enlightenment, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, se répandent assez vite chez les écrivains, les philosophes et les savants pour désigner le mouvement intellectuel auquel certains d’entre eux ont conscience de participer par leurs travaux.

    En réalité, l’histoire de la production, de la diffusion et de la réception des idées dans les États-Unis d’Amérique du XVIIIe siècle est relativement récente. Les premiers travaux sérieux, publiés sur la question au XIXe siècle, dénient de façon générale l’idée qu’il y aurait eu un véritable mouvement intellectuel américain, indépendant des idées et des débats européens. C’est encore le point de vue défendu dans un célèbre article de Daniel Boorstin (« The Myth of the American Enlightenment », America and the Image of Europe, New York, Meridian Books, 1960).
    Il faut attendre la fin des années septante, et la publication successive de trois études majeures, pour voir cette position remise en cause. Dans The Democratic Enlightenment (New York, Capricorn Books, 1976), Donald H. Meyer est sans doute, avec Henry May, le premier historien à reconnaître l’existence d’un mouvement indépendant, de « Lumières » spécifiquement « américaines ». Son analyse est d’ordre spécifiquement fonctionnaliste. Selon lui, les auteurs et les politiques américains se sont servis des idées européennes les plus utiles et les plus adaptables à leur situation locale afin de modeler un nouveau modèle de société et d’économie.
    C’est un point de vue voisin que présente Henry May, dans son ouvrage pionnier, The Enlightenment in America (New York, Oxford University Press, 1976), nuançant toutefois le discours en soulignant l’existence de « phases » ou de « moments » dans cette histoire des idées américaines. Cette périodisation, qui demeure aujourd’hui encore une référence dans bon nombre des études consacrées à la civilisation américaine du XVIIIe siècle, comporte quatre « phases ». La première, dite des « Lumières modérées » (Moderate Enlightenment), de 1690 à 1750, est dominée par les idées d’équilibre et d’harmonie et la recherche du compromis social, intellectuel et politique. Ce sont là les noms de la philosophie et de la science empiriste (Newton, Locke), mais aussi de Shaftesbury, Bolingbroke, ainsi que de Pope et Addison qui reviennent le plus souvent dans les ouvrages. Le deuxième moment, celui des « Lumières sceptiques » (Skeptical Enlightenment), des années 1740 aux années 1770, met au premier plan les figures de Hume, de Gibbon, d’Ethan Allen et de Thomas Paine, et il est sans doute le plus proche des Lumières françaises que nous connaissons. La troisième période, les « Lumières révolutionnaires » (Revolutionary Enlightenment), à la fin du XVIIIe siècle, voit, pour la première fois, l’émergence des pères de la Nation comme principales références des ouvrages et des articles publiés dans les journaux américains, avant que la dernière période, celle des « Lumières didactiques » (Didactic Enlightenment), de 1800 à 1815, ne vienne marquer le grand retour, sur la scène intellectuelle états-unienne, des philosophes et des moralistes écossais.
    Alors que Meyer et May défendent le principe d’un mouvement intellectuel autonome mais dépendant des Lumières continentales, Henry Steele Commager propose, quelques années plus tard, dans The Empire of Reason (New York, Anchor Press, 1978), un point de vue sensiblement différent. Tout en reconnaissant l’existence de « Lumières américaines », l’historien les résume à une production ou au résultat déterritorialisé de la pensée européenne, ne décelant que peu de spécificités locales.
    Si d’autres études ont cherché à renouveler ou à nuancer ces acquis (N. C. Landsman, From Colonials to Provincials : American Thoughts and Culture 1680-1760, Ithaca, Cornell University Press, 1997 ; C. Hazen, The Village Enlightenment : Popular Religion and Science in Nineteenth-Century America, Chicago, University of Illinois Press, 2000 ; L. E. Schmidt, Hearing Things : Religion, Illusion and the American Enlightenment, Cambridge, Harvard University Press, 2002 ; L. Dupré, The Enlightenment and the Intellectual Foundations of Modern Culture, Hartford, Yale University Press, 2004), il faut reconnaître que les recherches sur les « Lumières américaines » n’ont fait que des progrès minimes ces dernières années, ne renouvelant qu’assez partiellement la documentation déjà existante. Il a fallu attendre une récente synthèse de Gertrude Himmelfarb (The Roads to Modernity : The British, French and American Enlightenments, New York, Vintage Books, 2004), pour voir ces thèmes sérieusement remis en question. Pour Himmelfarb, la spécificité des Lumières américaines est moins historique ou diachronique que géographique et idéologique. Elle propose de distinguer trois courants nationaux des Lumières. Les Lumières françaises, de nature foncièrement sceptique, sont fondées, selon elle, sur une remise en cause de principes jugés ineptes (le fonctionnement traditionnel de la société ou de l’État, Dieu, etc.). À l’inverse, les Lumières britanniques, dominées par des philosophes et des penseurs plus ou moins proches des Français (Hume, Burke, Hutcheson, Beattie), prônent moins la rupture radicale qu’une pensée nouvelle des données actuelles. Pour Himmelfarb, les Lumières américaines sont, pour l’essentiel, une dérivation locale de la pensée britannique. La force et la légitimité de la raison y est contrebalancée par le sentiment (feeling), dont on connaît la présence forte dans les théories de la société et de la civilisation, mais aussi dans la pensée esthétique des belles-lettres (Richardson) ou des arts visuels (Reynolds), ainsi que par les vertus sociales, qu’elles soient considérées comme le produit d’une société sachant s’arracher aux contingences du marché et du commerce (Shaftesbury) ou, au contraire, qu’elles soient définies comme le résultat de ces mêmes contingences (Mandeville).

    C’est donc un défi – réussi – que Jose R. Torre a décidé de relever en publiant les quatre volumes de cette importante série, de près de 1600 pages, consacrée aux « Lumières américaines », en choisissant de consacrer son attention aux textes, de toute nature (articles, traités, discours, pamphlets), publiés par des auteurs connus ou anonymes aux États-Unis, de 1720 à 1825. Cette petite encyclopédie intellectuelle des Lumières américaines, qui regroupe un grand nombre de textes inédits, soigneusement introduits, annotés et commentés, est organisée en huit sections différentes, regroupant différents documents autour des idées économiques et politiques (vol. I), de l’éducation, de la littérature, des beaux-arts (vol. II), de la religion, de la philosophie morale (vol. III), ainsi que de la science et de la technologie, et des science sociales (vol. IV).
    La lecture de ces textes tend à confirmer les thèses avancées, dans les années septante, par Meyer, May ou Commager, en soulignant la persistance de nombreuses notions structurant littéralement les discours, comme l’usage de la raison, la poursuite du progrès – dans le domaine moral et religieux, mais aussi social et économique –, l’omniprésence des principes de liberté, de justice et d’égalité, et l’affirmation des droits – naturels ou acquis – des hommes. Mais cette lecture confirme aussi que ce phénomène culturel n’a pas été exempt d’idiosyncrasies et de spécificités locales, ponctuelles ou nationales, tout en restant attaché, comme l’a montré Commager, aux traditions et aux innovations continentales.
    La question théologique, notamment, y apparaît curieusement absente, ou limitée à des lieux communs sur la nécessité d’équilibrer les pouvoirs ou sur le refus de la théocratie. Dans le contexte américain, il ne s’agit pas tant de nier Dieu ou de détrôner le Roi – des enjeux évidemment plus présents en Angleterre à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle, après la décapitation de Charles Ier et le Bill of Rights (t. I, p. xv), et dans la France des Encyclopédistes – que de fonder un nouvel « ordre social » (social order), comme l’a également suggéré R. Porter, dans un ouvrage plus récent (The Creation of the Modern World : The Untold Story of the British Enlightenment, New York, Norton, 2000). Certains textes publiés dans notre anthologie semblent néanmoins relativiser cette idée, comme c’est le cas du discours de l’anglican William Smith sur l’éducation (« Some Thoughts on Education », 1752, t. II, pp. 13-39), qui replace au centre la question de la foi et de la légitimation religieuse des modèles sociaux et pédagogiques, tandis que les débats autour de l’esclavagisme, combattu ou admis en fonction de l’idée que l’on se fait de l’état du monde, donné par la Providence, ou produit par l’action civilisatrice de l’homme, remettent également en jeu ces questions (t. I, p. 221-232).

    D’autres thèmes, en revanche, sont très présents. La nature, sa découverte, la fascination qu’elle suscite auprès des colons, des savants et des artistes, mais aussi la nécessité de son exploration et de sa maîtrise, constituent évidemment un enjeu prégnant. Il semble très tôt que les groupes nouvellement installés sur le territoire américain aient pris progressivement conscience de l’idée qu’ils représentaient – ou devaient représenter – une Nation, au sens propre du terme, ce qui a jeté les germes des idées préfigurant et justifiant la Guerre d’Indépendance. Ce lien entre un nouveau territoire, conquis, et une Nation à (re)construire, a également suscité l’idéologie d’une mission civilisatrice, comme le suggère la fable anonyme écrite, sur le mode épistolaire, New News from Robinson Cruso’s Island, in a Letter to a Gentleman at Portsmouth (1720) (t. I, p. 3-7), autour d’une réactualisation du mythe du bon sauvage, mais aussi d’une réception très favorable des idées de Shaftesbury et des philosophes écossais sur l’initiative et la liberté individuelle.
    Ces nouvelles questions américaines expliquent l’écho important qu’ont pu y trouver les thèses, très présentes dans l’Angleterre du milieu du XVIIIe siècle, qui présentent la nature – et plus spécifiquement la campagne et l’espace rural – comme un lieu idyllique qui échappe à la corruption et à l’immoralité de la ville (Oliver Goldsmith), comme en témoigne un beau texte de William Livingston, Philosophic Solitude : The Choice of a Rural Lige, A Poeme (1762) (t. II, p. 149-169).

    L’étude des textes présentés dans cette compilation permet également de montrer le retard pris par les Lumières américaines dans une grande partie des champs du savoir. Sans doute est-ce dans le domaine de la philosophie morale et de l’esthétique que ce retard est à la fois le plus surprenant et le plus notable. Les théories morales de David Hume et d’Adam Smith semblent n’avoir véritablement une prise explicite sur les textes et les auteurs américains qu’à partir des années 1800 (t. III, p. 37-62), alors que les textes consacrés à la religion populaire et à la superstition (t. III, p. 121-154) ou à la science (t. IV, p. 5-42) sont très nombreux dès les années 1720. Et il faut attendre le début du XIXe siècle pour voir les idées de Mark Akenside, Samuel Johnson ou Joshua Reynolds pénétrer les discours états-uniens (t. II, p. 223-258). Sans doute ce retard est-il le signe ou le symptôme d’une société encore très rurale, et tournée prioritairement vers des valeurs pragmatiques et empiriques. Les textes publiés attestent sans doute une imprégnation, plus forte qu’on ne l’a imaginé, des thèses mécanistes des suiveurs de Locke et de Newton, décrites par Charles Taylor (Sources of the Self : The Making of the Modern Identity, Cambridge, Harvard University Press, 1989, p. 122) comme un « déisme lockien » (Lockean Deism), mâtiné de prédestination protestante. Mais il traduit aussi, on l’oublie encore trop souvent, une situation déséquilibrée où l’Europe (Rome) et la Grande-Bretagne, et plus particulièrement la scène londonienne, constituent les lieux d’attraction et d’expatriation privilégiés pour la plupart des grands artistes américains d’origine (Benjamin West, John Singleton Copley).

    Dotée d’une bibliographie complète et mise à jour (t. I, p. xxi-xliii), ainsi que d’un index onomastique et thématique (t. IV, p. 285-304), cette riche et étonnante compilation constitue une tentative intéressante et originale, qu’il faut saluer, de renouveler les termes des débats autour de l’existence de « Lumières » spécifiquement « américaines » en faisant jouer les textes les uns avec et contre les autres, marquant leurs accords et leurs convergences, mais aussi leurs frictions et leurs contradictions, au-delà des lieux communs ou des idées reçues trop souvent présents dans les études sur l’American Enlightenment.