Watt, Pierre (dir.): Henri Focillon (collection Regards), 226 p., ill., 24 cm, ISBN 978-2-84174-391-9, 23 euros
(Institut national d’histoire de l’art - Éditions Kimé, Paris 2007)
 
Reviewed by Pascale Cugy, Université Paris IV
 
Number of words : 5192 words
Published online 2008-04-23
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=202
 
 

Ce compte rendu porte aussi sur :

Ducci, Annamaria & Thomine, Alice & Varese, Ranieri (dir.): Focillon et l’Italia - Focillon et l’Italie. Quaderni degli Annali dell’Università di Ferrara, Sezione Storia 5. 345 p., ill., 24 cm, ISBN 978-886087048-8, 38 euros

(Florence, Le Lettere 2007)

Il ne se trouve guère d’œuvre, pour l’histoire de l’art française, qui aura fait l’objet d’autant d’attention que celle d’Henri Focillon. Aux rééditions en France et à l’étranger de ses livres les plus célèbres, comme la Vie des formes, ou de textes que l’on pouvait trouver plus soumis encore à l’emprise de leur époque – ainsi le Hokousaï et l’essai sur Rembrandt – s’est ajoutée la publication de textes plus intimes (Lettres d’Italie. Correspondance familiale 1906-1908, éd. Lucie Marignac, Paris, Le Cabinet des lettrés, 1999). Mais c’est surtout l’œuvre dans sa totalité, jusqu’alors transmis par ses héritiers directs, André Chastel, Charles Sterling ou Louis Grodecki, qui fait depuis quelque temps l’objet d’une réévaluation. Deux publications collectives donnaient déjà une idée de la richesse théorique de l’ensemble, autant que de ses limites : les « Cahiers pour un temps » consacrés à Henri Focillon (Paris, Centre Georges-Pompidou, 1986) et le Relire Focillon (Paris, Musée du Louvre, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1998), qui résultait d’un cycle de conférences organisé au Louvre en 1995. En 2004, Focillon fut célébré à Lyon, où il avait été conservateur et professeur, au musée des Beaux-Arts, lors d’une exposition à vocation historiographique. En marge de cette dernière et dans le prolongement des essais livrés dans le catalogue qui l’accompagnait (La Vie des formes. Henri Focillon et les arts, Lyon-Paris, Musée des Beaux-Arts de Lyon, Institut national d’histoire de l’art, 2004), se tinrent deux colloques. Le premier, à l’instigation de Pierre Wat et de François Fossier, se déroula en mars 2004 à la Bibliothèque nationale de France (Paris) et au Musée des Beaux-Arts de Lyon. Organisé à Ferrare un mois plus tard, en avril 2004, avec le soutien de l’Institut national d’histoire de l’art, le second affichait une thématique resserrée : Focillon et l’Italie. Pour autant, nombre des essais publiés dans les actes du colloque ferrarais s’affranchissent de ce motif initial. Il y est notamment question de la réception de Focillon en Amérique ou du vis-à-vis théorique avec Heinrich Wölfflin. Cela autorise, en définitive, à rassembler les différentes études publiées dans ces deux ouvrages autour de quelques questions et problèmes qui les traversent tous deux (par commodité nous utiliserons le nom des auteurs et des abréviations pour désigner le texte auquel nous nous référons. Par exemple Bertrand-Dorléac HF, qui renvoie à l’étude publiée dans les actes Henri Focillon ; ou encore Ducci FI, qui correspond à un des essais de Focillon e l’Italia).

La pensée artiste

Voudrait-elle se concentrer exclusivement sur ses apports d’historien de l’art, toute évocation d’Henri Focillon insiste de façon plus ou moins marquée sur son aura, son charisme et son style si particulier, qui en font une figure importante du paysage intellectuel français. Sa personnalité chaleureuse, sa générosité et sa passion communicative ont toujours été soulignées, à l’instar de la forme qu’il donne à l’expression de sa pensée, tant écrite qu’orale, et de son aise à aborder de manière à la fois sensible et synthétique les sujets les plus divers. Grand orateur et homme de plume, Henri Focillon fonctionne par « emballements », multipliant les développements variés qui sont autant d’ébauches et d’intuitions avec une passion toujours communicative. Les « jaillissements réguliers » de sa pensée caractérisent tant la parole que l’œuvre graphique d’un homme dont les dessins et l’écriture ont opéré de multiples séductions (Dufieux HF).

Le désir de Focillon d’aborder tous les sujets, de tout englober dans un même geste, est inséparable de l’envergure et de l’autorité d’une pensée née au moment où se consolide la figure d’intellectuel à laquelle il a toujours voulu se hisser. Mais son aisance à bâtir, dès le plus jeune âge, des raisonnements aussi fascinants qu’audacieux visant notamment à affranchir les formes artistiques ne doit pas masquer les demi-teintes d’un début de carrière moins flatteur que celui de certains de ses condisciples. Ainsi le séjour que le jeune normalien effectue à la villa Médicis en 1906-1907, en tant que boursier, est autant marqué par sa complicité avec Jérôme Carcopino que par un écart déjà marqué vis-à-vis des habitudes intellectuelles des membres de l’École française de Rome (Le Pogam FI). Ce ne sont pas les dépôts d’archives que fréquente alors Focillon, mais les artistes, en lecteur de Dante et de Stendhal (Ducci FI). C’est à bien des égards contre l’ « érudition chartiste », qu’il considère comme fastidieuse voire stérilisante, que Focillon développe très tôt sa pensée artiste, bien avant de devenir historien de l’art, dans des textes et essais de jeunesse qui ne sont que très peu étudiés dans les deux colloques. Cette période de « l’avant » constitue toujours une zone d’ombre que les récents travaux n’ont guère dissipée. Focillon avant Focillon reste pour l’essentiel à explorer. Sans doute l’ouvrage attendu d’Annamaria Ducci (à paraître en 2008) devrait contribuer à éclairer, dans le sillage d’autres études déjà publiées, les années de formation et les multiples dettes intellectuelles de Focillon. Nous préparons de notre côté une édition des écrits littéraires, politiques et artistiques de Focillon, dans le prolongement de nos travaux : Les écrits et l’engagement politiques d’Henri Focillon (1903-1913), mémoire de muséologie de l’École du Louvre, sous la direction de Laurence Bertrand-Dorléac et François-René Martin, 2006.

L’habitude de la pensée artiste, chez un jeune homme qui se voulait avant tout homme de lettres, joue naturellement un grand rôle dans l’expression de Focillon et dans sa confiance absolue envers les pouvoirs du verbe (Darragon HF). S’il faut tenter de le qualifier, le « style Focillon », sensible dans ses discours comme dans ses écrits ainsi que dans toutes les formes prises par son action, résiderait dans la mise en ordre à la fois subtile et énergique des « masses » – tant artistiques que géographiques ou chronologiques – qu’il se propose d’étudier et aborde toujours avec confiance et familiarité. Ce style tient pour une part à son milieu d’origine et à sa formation initiale, dont il a su s’émanciper tout en leur restant profondément attaché. Patricia Plaud-Dilhuit (FI), en évoquant les relations du jeune étudiant avec Gustave Geffroy, proche ami de son père, rappelle que le style comme les admirations d’Henri Focillon, sa jubilation à évoquer par l’écriture les formes et les couleurs des œuvres d’art, se rapprochent exactement de ceux de son aîné. Dans sa collaboration aux volumes de la collection des Musées d’Europe dirigée par Geffroy, le jeune Focillon se montrerait toutefois plus scientifique et rigoureux que son maître, plus précis et concis, n’hésitant pas à faire appel à une terminologie savante tout en sachant toujours aller à l’essentiel en quelques mots. La familiarité précoce de Focillon avec les artistes – son père était graveur et côtoyait tant Claude Monet qu’Eugène Carrière et Auguste Rodin –, son goût persistant pour la littérature restent ainsi sensibles dans une écriture qui laisse la part belle à la dérive et impose sans cesse des « détours poétiques », encore sensibles dans le Piero della Francesca (Martin FI).

Politique

Au-delà de l’émancipation de son milieu d’origine et d’une certaine adéquation avec l’avant-garde de sa génération, dont témoigne notamment son engagement politique précoce auprès de Jean Jaurès, Henri Focillon reste profondément affilié au XIXe siècle de sa jeunesse, mais aussi à celui, connu par leurs récits, de la jeunesse de ses aînés. Portant les espoirs et les héritages du milieu de son père, soucieux de se faire le garant d’une tradition française à laquelle il se plaît à rendre hommage, il n’hésite pas à reprendre les idées du XIXe qui nous le font souvent percevoir comme daté, telles celle des Celtes d’Ernest Renan, du génie national (Bertrand-Dorléac HF) – dont Jean Fouquet, artiste à la fois illustre et modeste, raffiné et rustique, serait l’emblème (Martin HF) –, ou la considération de l’art allemand dans son ensemble comme un art ennemi. À ce sujet, nombreuses sont les études dans le volume parisien à revenir sur ce qu’il convient d’appeler le nationalisme de Focillon, particulièrement manifeste dans ses discours pro-français et son examen des œuvres entaché de survivances patriotiques (Lemoine, Darragon, Sandron, HF). S’il désigne l’art allemand, allègrement caricaturé, comme un art ennemi, Focillon se fait cependant également le promoteur d’une universalité conçue comme le privilège de la France et donne à la francité un caractère culturel plutôt que biologique. En cela il apparaît profondément entraîné par son goût pour le Romantisme, sensible dans ses valeurs idéologiques et sa prose aussi bien que dans sa vision de l’art comme « mode héroïque de la vie » (Bertrand-Dorléac HF). Si cette vision nous semble aujourd’hui particulièrement illusoire et datée, il est juste de rappeler, comme le fait Éric Darragon, qu’elle émane d’un homme qui décède en 1943 aux États-Unis engagé dans la résistance, qui a principalement vécu parmi les héritiers du XIXe siècle et qui n’a pas eu à confronter ses valeurs à la situation d’après 1945.

Considéré comme la « figure tutélaire » de l’histoire de l’art en France, Henri Focillon aura ainsi toujours souhaité être un intellectuel au plein sens du terme, mettant au centre de sa réflexion et de ses actes ses préoccupations politiques et ses engagements citoyens, qui eurent toujours des conséquences tant sur sa carrière que sur ses intérêts scientifiques. Entouré d’hommes engagés dans la lutte politique dès son plus jeune âge, adhérant tôt aux courants socialistes puis s’engageant dans la coopération internationale, Henri Focillon exerça divers mandats tout au long de sa carrière. Ceux-ci constituent autant de rôles, dont certains demeurent mal connus, mais sur lesquels les deux volumes s’emploient à jeter quelque lumière. La période lyonnaise est ainsi l’occasion pour Focillon, qui s’était déjà intéressé à l’art d’Extrême-Orient en publiant son Hokusai et qui venait d’acquérir pour le compte de son musée la célèbre collection de céramiques de Raphaël Collin, d’œuvrer à la création en 1917 d’un Comité franco-japonais chargé de renforcer les liens culturels entre les deux pays (Bourleaud HF). Cette absence de cloisons entre les différentes activités de Focillon, qui avait précisément cherché à fonder de manière presque intransigeante l’autonomie des formes, témoigne des liens qui unissent ses divers engagements dans une même période mais aussi de ceux qui relient à ses yeux le passé au présent. Comme le montre L. Bertrand-Dorléac, la manière dont Focillon se saisit de différents sujets d’étude est toujours politique, aiguillée en permanence par la recherche de l’équilibre entre les forces en jeu. Ainsi les recherches menées sur l’art roman sont-elles indissociables d’une défense du « retour à l’ordre » que Focillon juge nécessaire face aux débordements surréalistes.

La comparaison avec les attitudes de ses contemporains au moment critique de la Seconde Guerre Mondiale illustre de manière riche et vivante la force de l’engagement politique de Focillon ; Jérôme Carcopino, son ami de jeunesse, collabore au gouvernement de Vichy et le raye de la liste des professeurs au Collège de France, tandis qu’Emile Mâle, qui fut lui-aussi dreyfusard et proche de Jaurès dans sa jeunesse, témoigne d’une discrétion vis-à-vis des aléas du pouvoir qui contraste avec le caractère farouchement laïque et engagé de Focillon, qui n’hésite pas à mêler activité professionnelle et luttes politiques, mettant à leur service une même énergie, un même sérieux et un même langage (Le Pogam FI). Si l’intensité de l’histoire telle qu’elle fut vécue par Henri Focillon put le conduire à un certain aveuglement idéologique, elle le mena cependant à un engagement particulièrement fort, qui se révéla de façon dramatique pendant la seconde guerre mondiale par l’adoption d’une position archi-minoritaire, en rupture avec la grande majorité de ses confrères et contemporains. En insistant sur le choix sans hésitation du parti du général de Gaulle dès son appel de 1940 – ce qui lui vaut d’être déchu de sa chaire au Collège de France en juillet 1942 par un décret du gouvernement de Vichy –, Laurence Bertrand-Dorléac souligne le courage de Focillon et sa fermeté intraitable face au racisme et à l’antisémitisme, déjà visibles, en 1934, dans ses réponses aux thèses racistes de l’Autrichien Josef Strzygowski. Elle démontre ainsi que la pensée de Focillon, ancrée dans une vision large et longue de l’histoire, ne cède en rien à la crise européenne des idées qui lui est contemporaine.

Universalisme et particularismes

Extrêmement attaché à la tradition républicaine issue de la Révolution et des luttes du XIXe siècle, Henri Focillon a toujours insisté sur la fonction universelle et humaniste d’une France vouée selon lui à susciter l’amitié. Sa volonté permanente d’universalisme, de synthèse et de pédagogie, en partie issue de ses engagements citoyens, l’a conduit à introduire dans l’histoire de l’art la diversité et la démultiplication des points de vue. Ouvert à toutes les cultures du monde, sensible et curieux, soucieux de comprendre, Henri Focillon évoque sans cesse le caractère universel et fondamentalement humain de l’art. Son intérêt pour le Japon et son art, qu’il inclut comme un exemple de choix dans La Vie des formes et dont il souhaite offrir une vision directe et cohérente dans son Hokousaï, l’inscrit entre deux temps, le crépuscule du japonisme à la mode Goncourt et l’aube d’une science historique (Bourleaud HF). Mais c’est sans doute dans La peinture aux XIXe et XXe siècles (1927) que l’on discerne le mieux, comme le montrent plusieurs contributions des deux colloques, cette volonté d’élargir les territoires de l’art, en les libérant de la vieille notion d’école (Lemoine HF) et surtout, à l’opposé de ce que pouvait faire au même moment un Louis Réau, en tentant de moduler l’emprise de l’influence française qui interviendrait alors dans l’histoire des écoles « non pour s’assurer des territoires et des disciples, mais pour les amener à la libre conscience d’elles-mêmes » (H. Focillon, La peinture au XIXe siècle. Vol. 2, Du réalisme à nos jours, Paris, Flammarion, 1991, p. 326). Qu’il s’agisse des développements sur « L’Europe et les marches d’Occident », ou sur « La Latinité » (qui associe à l’Italie et aux « Espagnes » la Roumanie), l’horizon de pensée de Focillon était européen (Lemoine FI), quelles qu’aient pu être les lacunes d’une histoire de l’art moderne qui s’arrêtait davantage sur Zuloaga, Fortuny ou Grigoresco, que sur Klimt et Böcklin, et qui ne considérait dans les avant-gardes que le cubisme, ignorant dada, le futurisme ou le surréalisme (Debray HF).

Il est certain que l’intérêt que Focillon, lecteur de Ruskin, avait pour les arts populaires a pesé dans son appréciation de ces lointains foyers artistiques (Ducci HF). Les arts populaires sont perçus comme des particularismes artistiques, ayant pour enjeu à ses yeux la réhabilitation d’identités culturelles authentiques. Dans cette certitude se trouve le fondement intellectuel de l’encouragement prodigué à la création de musées d’arts populaires, où doivent être exposées des œuvres qui témoignent d’une identité autochtone et dans lesquelles se réconcilient l’universalité de la forme et les particularismes qui la colorent (Lemoine HF).

La technique comme milieu

Les faiblesses de plusieurs écrits de Focillon, taxés d’être discutables, lacunaires ou datés, n’ont pas manqué d’être relevées par les auteurs des actes de deux colloques ; son Piranèse fut notamment remis en cause, sur le mode d’un bilan critique déjà esquissé par François Fossier (F. Fossier, « Le goût de l’estampe », dans Henri Focillon et la vie des formes, Lyon-Paris, Musée des Beaux-Arts, Institut national d’histoire de l’art, 2004, p. 69-81). C’est pourtant son expérience dans le domaine de gravure, exigeant une discipline difficile et un long apprentissage, où la maîtrise de l’outil est essentielle, qui conduisit Focillon à réfléchir sur l’importance des contraintes techniques et à aborder directement ces problèmes en refusant « les artifices d’un langage historico-psychologique ». Cette question cruciale de la technique est au centre de quelques-unes des contributions parisiennes et ferraraises et correspond sans doute à la part la plus vivante de l’œuvre de Focillon. Son aspect polémique est indéniable : la mise en garde permanente de l’historien de l’art envers « l’obsession iconographique » (Jollet HF), l’illustre plus encore que son peu d’attirance pour la matière archivistique. Sa fécondité n’en est pas moins évidente : en s’intéressant à leur nécessité interne et aux gestes de celui qui les a créées, Henri Focillon met en pratique une véritable vision rapprochée des œuvres, conduisant au postulat essentiel que « chaque technique est un milieu dont la valeur active est égale ou supérieure à celle des milieux historiques » (Sandron HF). Cette position méthodologique anti-tainienne enjoignait au chercheur d’envisager de manière littéralement empathique la genèse de l’œuvre (Dufieux HF), de « serrer l’artiste au plus près, tâcher d’être lui », unique « chance d’atteindre la vérité » (H. Focillon, Vie des formes suivi de Eloge de la main, Paris, Presses universitaires de France, 1984, p. 70). L’éloge de la main, essai aux accents bergsoniens publié en 1939, rappelle l’importance primordiale donnée à la technique, considérée comme créatrice. La main y est avant tout désignée comme l’organe des arts graphiques et de la peinture, nécessaire à l’imagination dans la création de mondes tangibles et dont l’empreinte ne peut être effacée de l’œuvre (Ducci HF ; Emiliani FI ; Bruno FI).

Alors même qu’elle avait été conçue pour l’essentiel dans l’intimité des arts graphiques, la méthode particulière de Focillon aura trouvé dans le domaine de l’architecture une de ses matières les plus riches. C’est justement l’attention donnée par Focillon à la poésie des monuments, indissociable de son approche technique et spatiale, qui autorisa une vision neuve des églises. Recherchant les qualités « optiques » de l’architecture en étudiant ses formes, Focillon fit de l’architecte le possesseur d’une technique le conduisant à modeler l’espace par le biais de la lumière et de la plastique murale. Allant à l’encontre des habitudes des archéologues qui raisonnaient à partir de plans, il étudiait ainsi de manière originale les masses et les volumes dans leurs trois dimensions (Sandron HF). La force de ses vues, au-delà même de la poétique des formes, n’en apparaît que plus éclatante aujourd’hui : dans la table-ronde qui clôture le colloque parisien, Éliane Vergnolle souligne le fait que, découvrant l’architecture à travers des expériences personnelles plutôt que par la lecture, Henri Focillon fit preuve d’une étonnante justesse en matière de chronologie, dans des conclusions résultant d’une étude de monuments considérés pour eux-mêmes, et non comme les simples cadres d’un décor sculpté.

Temporalités

La pensée d’Henri Focillon est également marquée par sa vision particulière de l’histoire, longue, brusque et non linéaire, complexe, « fibreuse » et, ainsi que le rappelle Éric Darragon (HF), riche d’inégalités et de rythmes distincts. Le temps est pour Focillon une structure mobile, constituée de contrées traversées par des courants aux vitesses variables et au sein de laquelle se produisent des « réveils » et des « survivances » qui reçoivent une signification bien différente de celle que leur donnent au même moment les warburgiens. Une perception particulière de l’histoire est à l’œuvre chez Focillon, où des rémanences d’ordre stylistique peuvent avoir lieu sur une assez longue durée (Martin HF). Ces survivances, comme le soulignent plusieurs auteurs des deux colloques, donnent leur consistance à des traditions nationales, faisant par exemple se rejoindre Enguerrand Quarton et Cézanne. Elles permettent également de relier des artistes appartenant à la même « famille spirituelle », comme les « visionnaires » qui fascinèrent l’historien de l’art dès le milieu des années 1920 (Biraghi FI). La perception de l’histoire chez Focillon est également fortement liée à celle des nations et de la géographie, selon la tradition de Vidal de la Blache. Les paysages étant toujours en rapport avec les formes qui y sont créées et entretenant avec elles un rapport fructueux, ils peuvent même apparaître comme de véritables « commentaires » de l’œuvre et sont toujours pour Henri Focillon des éléments à lire et à observer (Jollet HF). Cette relation à la géographie s’exprime également dans l’usage métaphorique de la « contrée » : pour Focillon, l’histoire se répartit en contrées selon le principe que « toutes les régions d’un temps ne vivent pas à la même époque ». Le souci de la durée historique apparaît dans la recherche de vastes généalogies, auxquelles Focillon souhaite rattacher et intégrer les courants contemporains. Ainsi le cubisme, tel que Focillon le considère dans son Histoire de la peinture aux XIXe et XXe siècles, s’inscrirait dans la longue durée de la peinture française ; de même la division des tons chez les néo-impressionnistes se retrouverait en quelque sorte, comme une ultime survivance, dans la fragmentation des volumes chez les cubistes (Debray HF).

Présence et réveils de la pensée de Focillon

La dernière question à laquelle les deux colloques ont apporté des réponses contrastées est celle de l’actualité de la pensée de Focillon. Alors même que sa personnalité et ses engagements s’imposèrent comme un modèle pour toute une génération d’historiens, Henri Focillon passe pour avoir eu, en définitive, peu d’influence sur un plan plus théorique. Cela tient tout d’abord à l’ambiance idéologique de son temps, qui imposait aux savants dans leurs échanges les thématiques les plus douteuses, marquées par le climat nationaliste. Si les compromis de Focillon avec cette époque n’ont rien à voir avec les théories racialistes d’un Strzygowski, son nationalisme républicain et surtout son aversion pour l’Allemagne semblent condamner des écrits tels que l’An mil. Mais cette condamnation tient aussi, de manière plus personnelle, au rejet de son « style artiste », de son analyse des œuvres, de sa langue. Parce que suggestive et persuasive, l’écriture d’Henri Focillon serait, comme la présente Darragon (HF), repliée sur ses prestiges, laissant peu de place à la contradiction, le discours tendant à imposer son rythme au détriment de l’exercice critique. Le lien parfois distendu entre l’œuvre étudiée et le discours littéraire qui l’évoque, comme dans le Piero della Francesca, peut de même parfois laisser insatisfait : alors que la relation entre les questions de pondération et de lumière, si importante dans l’art de Piero, y est pressentie par Focillon, son écriture trahit peut-être davantage une grande inquiétude et le désir d’une forme-matière (Jollet HF), qu’une pensée véritablement formalisée sur ces problèmes. À ces critiques, probablement faut-il ajouter le caractère inachevé d’un œuvre laissé à l’état d’esquisse dans bien des domaines, en particulier celui des « constructeurs » et des « visionnaires », pourtant objets de multiples réflexions depuis le début de sa carrière. Un ouvrage tel que le Piero della Francesca fut notamment élaboré à partir des notes prises par des élèves.

La réception de Focillon est entourée de multiples paradoxes et de contrastes, que la lecture des actes des deux colloques permet désormais de mieux apprécier. Le volume de Ferrare revient à ce titre longuement, plus encore que le volume parisien, sur les vis-à-vis théoriques avec les historiens de l’art italiens, de Carlo Ragghianti (Stella FI) à Lionello Venturi (Migliorini FI), qui pouvaient apprécier le formalisme de Focillon dans le miroir de celui de Fiedler ou d’Hildebrand, que Benedetto Croce avait contribué à diffuser en Italie. Le vis-à-vis avec Wölfflin, si souvent cité mais rarement interprété, fait lui aussi l’objet d’une étude spécifique (Filippi FI), mais aussi de commentaires substantiels dans deux longs essais sur le vaste débat européen sur l’opposition Moyen Âge/Renaissance (Parlato FI ; De Majo FI). Enfin, une autre contribution esquisse un tableau de la présence de Focillon aux Etats-Unis, au-delà de la célèbre querelle avec Meyer Schapiro, chez ses élèves les plus connus, dont peut-être un seul, George Kubler, tenta de faire véritablement fructifier l’héritage théorique (Perini FI).

C’est sans doute en France, à partir des années 1960, que l’aura de Focillon se mit essentiellement à pâlir, alors même que sa pensée continuait à inspirer les travaux dans d’autres pays. La table-ronde sur les élèves de Focillon, publiée dans les actes parisiens, souligne bien ces contrastes. François-René Martin y insiste sur la « non-réception » de Focillon chez les médiévistes français qui, dès les années 1960, affichèrent de manière quasiment unanime une grande préférence pour Erwin Panofsky, indissociable de la critique féroce du formalisme opérée au même moment dans les sciences humaines. Éliane Vergnolle étudie quant à elle la façon dont la pensée de Focillon fut battue en brèche dans le domaine de l’architecture, au profit de recherches iconographiques faisant abstraction du cadre architectural, mais aussi de l’archéologie du bâti, qui limite au chantier son champ d’étude. À la crise des études inspirées par le formalisme, s’ajoute là aussi la méfiance envers une écriture jugée trop littéraire.

En dépit de ces délaissements qui permettent d’évoquer une véritable éclipse de la pensée de Focillon, des ramifications considérables de son œuvre et de fortes influences sur l’art et son histoire doivent pourtant être considérées, qui sont peut-être plus immédiatement visibles à l’étranger qu’en France, et notamment en Italie, où, comme le rappelle Pierre Wat (HF), la pensée d’Henri Focillon ne fut jamais jugée incompatible avec le goût pour les sciences humaines. En Roumanie également, où sa pensée est demeurée vivace, Focillon fut un important vecteur d’imprégnation de la culture française (Laclotte HF). Les élèves de Focillon contribuèrent également à la diffusion de sa pensée dans d’autres pays : ce fut le cas de Charles Sterling, tout particulièrement en Amérique, mais plus encore peut-être de Louis Grodecki, dont l’analyse plus « structurale » des formes architecturales, notamment pour l’art ottonien, lui permit, comme le souligne Roland Recht (HF), d’entamer un dialogue avec les historiens de l’art des nations qui s’étaient peut-être le moins préoccupé des travaux de Focillon, sinon pour leur reprocher leur défaut de systématicité ou leur manque apparent de rigueur : l’Allemagne et l’Autriche.

Le dernier aspect de la présence de Focillon, qu’illustrent deux études des actes du colloque parisien est celle du prolongement de sa leçon par des élèves d’autres moins connus que Sterling et Grodecki mais tout aussi imprégnés de la pensée de Focillon, parmi lesquels se trouvent des conservateurs de musée comme Maurice Allemand, mais aussi des artistes. Ainsi le peintre verrier Jean-Jacques Gruber, le sculpteur Robert Coutin et surtout le peintre Jean Bazaine, qui suivirent l’enseignement de Focillon et partagèrent certaines de ses obsessions formelles, qu’il s’agisse de l’« écriture griffée » ou de la « sérénité » que peut inspirer un cadre rigoureux de composition (Ramond HF). Moins attendue encore est l’influence de Focillon sur le peintre américain Philip Guston, dont l’expressionnisme abstrait a recherché la mise en valeur de l’existence autonome des formes et érigé en méthode le dialogue de la matière et de l’esprit décrit dans Vie des formes. Touché par la poésie mystique de cet ouvrage, lu dans sa version anglaise de 1943, Guston insiste à l’instar de Focillon sur la touche, qui « éveille la forme dans la matière » (Ottinger HF).

En faisant la recension des multiples héritages de Focillon, les deux colloques français et italien mettent en valeur la densité et la force d’une pensée susceptible d’appropriations fertiles et variées, dont la lecture s’impose encore aujourd’hui, alors même que la tendance à la spécialisation n’a cessé de croître dans les sciences humaines. Les déclinaisons et enrichissements qui découlent des réflexions de Focillon, avec ses engagements, expliquent que soit affirmé avec évidence son statut, que Michel Laclotte n’hésite pas à désigner comme celui de l’historien de l’art français le plus important du XXe siècle.

Formulé au début du XXIe siècle, ce constat qui émerge des deux colloques illustre la fascination exercée encore actuellement par un œuvre vaste et ambitieux, décliné tant dans les cours du professeur que dans ses diverses activités, menées avec la même passion à des échelles très diverses. C’est cette implication totale, marquée par la fusion de la théorie et de l’action, qui fait de Focillon une véritable figure intellectuelle, ayant su donner corps à une discipline universitaire qu’il n’a de cesse de rattacher aux sens.

SOMMAIRES

Henri Focillon, textes réunis par Pierre Wat, Paris, Institut national d’histoire de l’art, Éditions Kimé, collection Regards, 2007

INTRODUCTION

Pourquoi Focillon ?, Pierre Wat – p.11 à 20.

I. HENRI FOCILLON, UN HOMME DANS SON TEMPS

L’homme en son milieu, Laurence Bertrand-Dorléac – p.21 à 36.

Le roman des origines : survivances et structures chez Henri Focillon dans les années trente, François-René Martin – p. 37 à 51.

Henri Focillon et la notion d’école, Colin Lemoine – p.53 à 62.

Familles de mains. Sources littéraires et iconographiques dans l’Eloge de la main, Annamaria Ducci – p.63 à 70.

II. VIE DES FORMES ET PERIODISATION

Le regard porté par Henri Focillon sur l’architecture gothique, Dany Sandron – p. 75 à 86.

Les métamorphoses de l’histoire de l’art, Eric Darragon – p.87 à 94.

Le retour à l’ordre médiéval. Jean Bazaine dans les années 1920-1930, Sylvie Ramond – p.95 à 104.

III. DIALOGUES CRITIQUES

Una metamorphosi italiana di Focillon, Andrea Cavalletti – p. 109 à 117.

Venturi, Longhi, Stokes, Focillon : Pierro della Francesca et la question de la forme dans l’entre-deux-guerres, Etienne Jollet – p.119 à 128.

IV. HERITAGES

Philip Guston dans le maelström de la vie des formes, Didier Ottinger – p.147 à 152.

Table ronde : Henri Focillon et ses élèves, Roland Recht, Michel Laclotte, Eliane Vergnolle, Annamaria Ducci, François-René Martin – p.153 à 176.

V. FOCILLON ET LES ARTS GRAPHIQUES

Focillon et sa vision de l’art japonais, Céline Bourleaud – p.181 à 194.

Les graveurs des écoles du Nord vus par Focillon, Emmanuel Starcky – p.195 à 199.

Focillon et les graveurs de son temps, Cécile Debray – p.201 à 210.

Focillon dessinateur et graveur, Philippe Dufieux – p.211 à 226.

Focillon e l’Italia – Focillon et l’Italie, édité par Annamaria Ducci, Alice Thomine, Ranieri Varese, Quaderni degli Annali dell’Università di Ferrara, Sezione Storia 5, Florence, Le Lettere, 2007

Presentazione, Patrizio Bianchi – p.IX à X.

Focillon, Croce, Ragghianti e la « Vie des formes », Patrizio Vittorio Stella – p.1 à 20.

Florilegio italiano, 1906 : appunti del giovane Focillon dinanzi alle opere d’arte, Annamaria Ducci – p.21 à 47.

« Il Medioevo nel Rinascimento italiano » : Focillon e l’Italia negli anni ’30 de Novecento, Enrico Parlato – p.49 à 66.

Il dibattito Medioevo-Rinascimento, da Focillon a Chastel, Ginevra de Majo – p.67 à 108.

Libertà della forme e scelte del « gusto ». Henri Focillon e Lionello Venturi, Maurizia Migliorini – p.109 à 117.

Henri Focillon, Gustave Geffroy et les Musées d’Europe, Patricia Plaud-Dilhuit – p.119 à 138.

Henri Focillon et l’histoire de l’art à l’École française de Rome : contrastes et convergences, Pierre-Yves Le Pogam – p.139 à 159.

La ricezione di Focillon e dei suoi in America, Giovanna Perini – p.161 à 179.

Focillon e i visionari, Marco Biraghi – p.181 à 193.

Le peintre comme architecte. Songe et concinnitas dans le Piero della Francesca de Henri Focillon, François-René Martin – p.195 à 210.

L’inquietudine del sistema : il sentimento della forma tra Wölfflin e Focillon, Elena Filippi – p.211 à 238.

Langage, langues et dialectes : l’écriture de la latinité chez Henri Focillon. Comment échapper aux systèmes dans les règles de l’art ? , Colin Lemoine – p.239 à 263.

Alle radici dell’opera d’arte : il corpo, la mano, lo sguardo. Focillon e l’estetica della forma, Raffaele Bruno – p.265 à 292.

Comment exposer l’histoire de l’art ? L’exemple de l’exposition La vie des formes. Henri Focillon et les arts, Alice Thomine-Berrada, Christian Briend – p.293 à 308.

Henri Focillon : la strada delle vocazioni espressive tra materia, tecnica, manualità e idea, Andrea Emiliani

Qualche (abusiva ? stravagante ?) riflessione in calce, Lionello Puppi – p.309 à 331.