Thirard, Catherine: Survivance des sites monastiques paléochrétiens dans le Proche-Orient, 1 vol., 148 p., BEC 20 (IF-1038), ISBN 978-2-7247-0572-0, 28 €
(Institut français d’archéologie orientale, Le Caire 2013)
 
Compte rendu par Anne Michel, Université de Bordeaux (Michel de Montaigne)
 
Nombre de mots : 2784 mots
Publié en ligne le 2014-09-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2058
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          Les débuts du monachisme ont depuis longtemps attiré l’attention des chercheurs, d’abord celle des philologues autour des nombreuses sources écrites liées aux moines égyptiens, puis celle des archéologues. Les deux approches, qui révèlent des images divergentes et souvent complémentaires, n’ont généralement pas fait l’objet d’études simultanées. C’est ce que tente C. Thirard dans un petit ouvrage intitulé Survivance des sites monastiques paléochrétiens dans le Proche-Orient publié par l’Institut Français d’Archéologie Orientale, et issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de Paris IV-Sorbonne sous la direction de N. Duval et B. Flusin.

 

         Le livre, 132 p. (74 p. de texte, 23 p. de bibliographie et 30 figures – essentiellement des plans – regroupés en fin d’ouvrage) s’organise autour de cinq chapitres succédant à une préface d’Anne Boud’hors et à une introduction générale (p. 1-6) qui présente la démarche de l’auteur. Celui-ci pose d’emblée la problématique qui sous-tend l’ouvrage, à savoir déterminer pourquoi certaines implantations monastiques ont laissé des traces archéologiques alors que d’autres ont disparu.

 

         Partant du principe que cette pérennité est due aux traditions qu’on a voulu perpétuer au cours des siècles, l’auteur s’attache au fil de l’ouvrage à démontrer que la survivance des implantations monastiques dans les patriarcats d’Alexandrie et de Jérusalem s’explique d’une part par une proximité des moines et du pouvoir patriarcal, voire impérial, et d’autre part au culte d’un homme saint – souvent le fondateur – dans le monastère et associé au développement d’un pèlerinage. Pour ce faire, l’auteur adopte une démarche qui consiste à confronter sources écrites – de nature diverse – et vestiges archéologiques liés aux implantations monastiques dans la juridiction des patriarcats de Jérusalem et d’Antioche. Après avoir listé les principales sources écrites et dressé un rapide rappel historiographique des recherches archéologiques sur les monastères, l’auteur brosse à grands traits la typologie des premières implantations monastiques telles qu’elles se dégagent de l’étude de ces sources : les laures, les colonies ascétiques et les monastères aux bâtiments regroupés. Elle s’interroge ensuite sur la manière d’identifier chacune de ces formes d’implantation et souligne le profit qui peut être tiré de la confrontation des textes et des vestiges, mais aussi de celle d’implantations de nature différente (les colonies érémitiques ont pu inclure des laures) relevant parfois de la juridiction de patriarcats différents (la comparaison des laures de Judée aide à mieux saisir les implantations érémitiques de Moyenne Égypte).

 

         Cinq chapitres s’attachent à l’étude détaillée de cette problématique pour chacune des formes d’implantation monastique identifiée, montrant que cette typologie ne doit pas être conçue de façon rigide.

 

         Ainsi, le chapitre 1, dédié aux laures (p. 17-18), s’attache d’abord à leur constitution à partir de l’évocation d’exemples palestiniens (entre autres les laures d’Euthyme et de Sabas) mis en parallèle avec des ensembles égyptiens (Deyr al-Dik, Deyr al-Naqlun). Fondée autour d’implantations de moines qui s’installent dans un premier temps dans des lieux réutilisables (anciennes tombes pharaoniques et carrières en Égypte, grottes et anfractuosités naturelles en Judée), le processus de formation des laures semble lié au regroupement de cellules individuelles autour de bâtiments communautaires, le plus souvent une église, parfois une boulangerie. L’unité de la laure s’affirme bientôt par l’emprise sur un territoire, matérialisé par un réseau de chemins et souvent une tour à l’entrée du wadi pour les laures de falaise, ou par une enceinte pour les laures de plaine. Les textes, notamment ceux de Cyrille de Scythopolis, mettent en lumière la fonction de plusieurs bâtiments, mais ils ne permettent pas de conclure à une stricte séparation entre les bâtiments communautaires et les cellules que révèlent les vestiges archéologiques. Ces dernières présentent une typologie (rupestre, construite, mixte) et des dimensions variables, qui seraient, selon l’auteur, le reflet des ressources économiques soit de la laure, soit des occupants eux-mêmes.

 

         Le chapitre 2 s’attache aux colonies ascétiques (p. 19-30) dont les principaux témoignages sont fournis par celles du delta du Nil (Nitrie, Scété, Kellia). Un long développement est consacré aux Kellia (p. 18-30), rappelant les circonstances de leur découverte et de leur étude et présentant l’organisation générale et de détail du site. Quelques 1500 cellules réparties en 7 agglomérations (les qusur) occupent pour cinq d’entre elles une surface de 27 km2 s’étendant sur une bande longue de 20 km ; chacune comporte plusieurs kôms, noyau central autour duquel se groupent plusieurs cellules. Nombre d’entre elles ont aujourd’hui disparu, et toutes n’ont pas fait l’objet d’étude, mais un plan topographique de l’ensemble a pu être levé par la mission suisse d’archéologie copte. La fouille de plusieurs cellules et l’étude du matériel céramique ont permis de repérer le développement et l’évolution progressive des cellules de la seconde moitié du IVe siècle (qusur ‘Isa) au milieu du VIIIe siècle (qusur al-Izeila). L’étude comparée de ces cellules permet d’une part d’en cerner l’évolution typologique, d’autre part leur relation avec les bâtiments communautaires. Elles étaient composées à l’origine d’un enclos abritant une unité d’habitation organisée autour d’un ou deux appartements accessibles par un vestibule commun qui comportait généralement un oratoire et une cuisine (les seules pièces dont la fonction soit clairement identifiable). Elles ont souvent fait l’objet d’agrandissement multiples, sans plan prédéfini, mais présentant plusieurs constantes. Ainsi apparaissent, dans le courant du VIIe siècle, des tours, érigées sur des structures plus anciennes dans un des angles de l’enclos et interprétées comme des lieux de refuge, et des « salles-doubles » ouvrant sur la cour, et généralement adossées au mur nord de l’enclos. La confrontation des textes (Pallade, fin IVe-début Ve) permet de restituer le début de l’histoire des Kellia qui apparaît comme un village de monastères formant des communautés indépendantes réunies sous une autorité commune. Les moines vivent en autarcie et se retrouvent en fin de semaine pour une synaxe collective dans l’église. L’implantation de ces bâtiments collectifs, qui se développent du VIe au début du IXe siècle majoritairement dans la partie méridionale des agglomérations, et la multiplication des salles doubles dans la partie nord des qusur conduit l’auteur à interpréter ces dernières comme des salles à usage collectif liées à l’éloignement des bâtiments communautaires. Les unes comme les autres témoignent de l’évolution des Kellia vers une forme de vie collective accentuée au fil des siècles.

 

         L’examen des implantations monastiques de la montagne de Djémé et du monastère d’Epiphane près du temple de Dayr el Medinehdans, la région thébaine et celle des textes associés (testament d’Epiphane), permettent à C. Thirard d’y reconnaître également une organisation  rappelant celle des laures, au moins jusqu’au VIIe siècle. Le testament d’Epiphane montre que ce n’est qu’à partir de cette époque que ces communautés auraient été hiérarchisées et regroupées sous l’autorité d’un proestos ou d’un higoumène ; ce n’est d’ailleurs qu’à compter de cette date que les entités architecturales sont expressément désignées du nom de monastère. Dans ce cas précis, le développement du culte de saints locaux expliquerait la survivance du monastère après la conquête islamique. L’auteur renforce son argumentation en s’appuyant sur la comparaison avec le monastère Saint-Macaire, le seul parmi les implantations de l’Antiquité Tardive au Wadi Natrunqui ait survécu (au contraire des Kellia). D’une part celui-ci possédait « très tôt » des reliques des trois Macaire, et d’autre part sa pérennisation serait due à des donations de financières ou matérielles impériales qu’atteste le synaxaire arabe-jacobite. L’auteur postule alors la disparition des communautés érémitiques qui n’auraient pas vu l’émergence de monastères attachés au culte d’un saint homme.

 

         Dans le chapitre 3, C. Thirard s’attache à développer son hypothèse à partir de l’étude des trois monastères aux plans orthonormés de Judée les mieux connus (Kh. el-Deir, monastère Martyrios à Kh. el-Murassas, et monastère d’Euthyme). Les deux premiers sont traités parallèlement car ils présentent une organisation semblable, bien que l’un soit un monastère de falaise et l’autre un monastère de plaine. Tous deux occupent une superficie voisine (4000 à 4500 m2) et ont été construit d’un seul jet après l’aménagement d’un réseau hydraulique. Tous deux se développent à l’intérieur d’une enceinte marquant une stricte séparation entre les lieux de vie monastique et les lieux de culte. Dans les deux cas, les textes révèlent le développement d’un culte autour du souvenir du fondateur (pour le premier, Severianus, « très vénéré » selon Cyrille de Scythopolis, mais dont le souvenir dût s’estomper rapidement, et Martyrios dans l’autre). Dans le second cas, le développement du monastère aurait bénéficié de fonds patriarcaux, sa construction autour de la grotte de Martyrios étant attribuée à la fin du Ve siècle ou au début du suivant, alors que Maryrios avait accédé au siège patriarcal de Jérusalem. C. Thirard s’interroge alors sur l’interprétation de l’ensemble comme un monastère de pèlerinage, le quartier des moines, isolé, étant placé dans l’angle sud-ouest de l’enceinte. Le phénomène se confirmerait pour le monastère d’Euthyme, à l’est de Jérusalem. Les vestiges les plus anciens n’en remontent qu’à la période comprise entre le VIIIe et le XIIe siècle, mais les grandes lignes de l’organisation ancienne peuvent être restitués grâce à la vie d’Euthyme rédigée par Cyrille de Scythopolis. Le développement du monastère s’opéra autour du culte d’Euthyme qui se développa dès son vivant autour des miracles qu’il effectuait. Après sa mort, l’intervention financière du patriarche de Jérusalem joua un rôle essentiel dans l’édification de la chapelle funéraire sur la grotte où avait vécu Euthyme. La laure du fondateur fut transformée trois ans après sa mort en coenobion et doit sa persistance à son emplacement sur une route de pèlerinage et au culte du fondateur.

 

         À la lueur des conclusions des deux chapitres précédents (développement tardif des communautés monastiques hiérarchisées, rapprochement des moines et du pouvoir patriarcal ou impérial, persistance des monastères liée au développement du culte d’un homme saint), C. Thirardré envisage dans le chapitre 4 (p. 53-65) le cas des monastères pachômiens. Ceux-ci, connus presque exclusivement par les textes, sont généralement présentés comme des communautés monastiques cénobitiques hiérarchisées, en contrepoint du monachisme antonien. L’auteur rappelle quels sont les textes qui permettent leur étude. Les règles de Pachôme énumèrent un certain nombre d’éléments architecturaux constants dans les monastères, mais cela ne correspondait sans doute pas à une réalité rigide. En effet, les témoignages coptes les plus anciens montrent que le passage d’une vie érémitique à une vie cénobitique ne se fit que progressivement ; lorsque le nombre des moines augmenta, Antoine délégua un certain nombre de tâches, organisant ainsi la communauté. Par ailleurs, il y a lieu de supposer, selon C. Thirard, que lorsque des communautés déjà structurées furent annexées, elles furent simplement réorganisées et dotées d’une constitution monastique sans que tous les éléments architecturaux mentionnés dans les règles soient construits. S’appuyant sur l’évocation du monastère de Tabennèse dans l’Histoire lausiaque de Pallade, qui le décrit au moment de sa fondation, C. Thirard tente d’en déduire l’organisation matérielle d’un monastère pachômien. L’élément essentiel semble en être la clôture qui marque l’emprise sur un territoire. Le reste s’organise en « maisons », terme qui peut ne revêtir qu’un sens institutionnel sans se référer à une réalité matérielle. L’auteur en déduit que le programme architectural des monastères pachômiens devait être beaucoup mois stéréotypé que ne le laisse croire le texte de Jérôme, traducteur latin des règles de Pachôme ; elle réintègre ainsi cette architecture dans le développement général des implantations monastiques au Proche-Orient sans en faire une exception atypique. Elle note qu’aucun monastère pachômien n’a été identifié par l’archéologie, excepté celui de Faou, qui aurait eu des liens avec le pouvoir impérial, Victor, le fondateur, étant apparenté à Théodose II. Deux papyri mentionnant le stationnement d’unités militaires dans le monastère au VIe s viennent à l’appui de cette hypothèse.

 

         Ces conclusions provisoires entraînent l’auteur à proposer dans un court chapitre 5, le dernier de l’ouvrage (p. 67-71), une relecture de l’interprétation du monastère de Saqqarah. Fouillé au début du XXe siècle par Quibell avec des méthodes qui n’ont pas permis de proposer une chronologie relative précise, l’étude du monastère a été reprise dans les années 1970 par P. Grossmann qui en a proposé une chronologie différente, rappelée par C. Thirard. L’auteur, se fondant sur les observations de ce dernier qui s’est surtout consacré à l’étude des bâtiments construits en pierre calcaire, en propose une interprétation à partir des textes. Ainsi, le plan préconçu du monastère lié à l’édification des bâtiments en calcaire – dont l’étude archéologique a montré une occupation au VIe siècle – serait à relier à une donation impériale d’Anastase évoquée par Jean de Nikion (qui avait été recueilli lors de son exil dans le monastère par Jérémie). Le monastère aurait connu des réaménagements dont témoignent des superpositions de sols, antérieurs à leur percement par des sépultures dont les dalles portent des inscriptions les datant de la fin du VIIe au milieu du IXe siècle. À cette date se serait développé un pèlerinage dont témoignent des éléments archéologiques, parmi lesquels des graffiti et la multiplication de nombreuses cellules de briques crues. On aurait ainsi les traces du développement d’un monastère pachômien après la conquête islamique, dont la pérennisation s’expliquerait par une fondation impériale et le développement du culte d’un saint, d’une architecture et d’un décor bien plus riches que les maisons récemment mises au jour.

 

         La conclusion, très brève, revient sur ces deux idées, qui constituent les lignes de force de l’ouvrage. Dans un premier temps, la pérennité des monastères s’expliquerait par le soutien impérial dont ils bénéficiaient. Ainsi, les monastères de Judée auraient survécu du fait de l’importance de l’adhésion de leurs supérieurs à l’orthodoxie impériale, alors que les monastères pachômiens auraient eux en partie disparu en raison de leur attachement aux doctrines anti-chalcédoniennes. Après la conquête islamique, ce serait essentiellement le développement du culte d’un saint et d’un pèlerinage associé qui serait à l’origine de la survivance du monastère.

 

         La lecture de l’ouvrage est stimulante par la démarche novatrice qui consiste à replacer dans une perspective historique les implantations monastiques et par les hypothèses proposées quant à leur pérennité. On ne peut que saluer le choix d’inclure les territoires des patriarcats de Jérusalem et d’Alexandrie, qui permet un décloisonnement géographique des perspectives d’études en général, fortement conditionnées par les frontières politiques actuelles, mais une justification de ce choix géographique aurait été bienvenue. Ainsi, la province d’Arabie, bien que rattachée à la juridiction d’Antioche, aurait pu être prise en compte dans l’étude, car nombre d’édifices présentent davantage de points communs avec ceux relevant de la juridiction hiérosolomytaine.

 

         La démarche consistant à mettre en perspective l’apport des textes et la compréhension des vestiges s’avère fructueuse : elle révèle ainsi l’aspect normatif des textes et leur validité pour des situations souvent très localisées dans le temps et dans l’espace, même s’ils éclairent parfois la compréhension de certains vestiges, faute de matériel ou d’installations spécifiques. Mais surtout, la mention dans les textes d’implantations monastiques dont les vestiges n’ont pu être localisés ou ont clairement disparu conduit l’auteur à s’interroger sur la raison de ces disparitions.

 

         On regrette cependant que ce questionnement et les étapes de la démonstration, autour desquels s’organise le livre, n’apparaissent pas clairement dans l’intitulé des chapitres. Une partie des conclusions est d’ailleurs annoncée dans l’introduction, d’où une conclusion qui peut sembler un peu rapide. De même,le lecteur pourra être gêné par l’absence de définition précise des différents concepts dans la démonstration (par exemple, p. 30 « sites érémitiques, voire monastiques »). D’une façon générale, l’ouvrage semble s’adresser aux lecteurs ayant déjà une connaissance approfondie des sites évoqués, car les données n’en sont pas présentées dans le détail : ils sont essentiellement décrits, plans à l’appui – mais pas toujours (par exemple p. 27 pour l’ermitage 195 des Kellia) – en fonction d’une discussion centrée sur les interprétations qui peuvent en être proposées. Les arguments des auteurs sont souvent repris sans que soient expliqués les fondements de leurs interprétations, qui sont parfois validées, parfois amendées sans que le lecteur puisse toujours remonter à la source. Ainsi par exemple p. 43, pour les salles de l’hôtellerie de Kh. al-Murassas, dont l’étroitesse implique que les hôtes n’y demeuraient au maximum qu’une nuit, ou, p. 63, la reprise de l’hypothèse de Goehring soulignant d’après les sources écrites que les monastères pachômiens furent dénommés d’après le nom du village dans lequel ils étaient implantés, ce qui permettait d’en déduire qu’ils étaient dépourvus de culte dédié à un martyr ou un donateur. Ces éléments auraient pu être rappelés par l’intermédiaire des notes de bas de page, qui ne comportent pour la plupart que des renvois bibliographiques, et développés dans des fiches de sites qui se limitent – sans doute par contrainte ou choix éditorial – à des fiches bibliographiques par site. Ce choix complique également la consultation de la bibliographie qui s’organise en trois sections : sources, études, fiches bibliographique par site.

 

         Cependant, malgré ces réserves, on saluera l’apport du travail de C. Thirard qui livre ici un petit ouvrage très stimulant par l’éclairage neuf qu’il apporte et la tentative de synthèse décloisonnant géographie et nature des sources étudiées.