Schneller, Katia - Théodoropoulou, Vanessa (dir.): Au nom de l’art - Enquête sur le statut ambigu des appellations artistiques de 1945 à nos jours. 276 pages, 16,0 cm × 24,0 cm × 1,2 cm, ISBN : 978-2-85944-739-7 , 35 €.
(Publications de la Sorbonne, Paris 2013)
 
Reseña de Marine Rochard, Université François Rabelais
 
Número de palabras : 2332 palabras
Publicado en línea el 2014-05-12
Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2066
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          Cette publication, dirigée par Katia Schneller et Vanessa Théodoropoulou, fut réalisée à partir du colloque international portant le même titre : Au nom de l’art. Enquête sur le statut ambigu des appellations artistiques de 1945 à nos jours, Institut National d’Histoire de l’Art, 30 et 31 mai 2011, avec le concours de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et notamment du centre de recherche HiCSA, EA4100 - Histoire Culturelle et Sociale de l’Art. L’ouvrage reprend la structure générale du colloque en s’organisant en deux parties thématiques introduites respectivement par Katia Schneller et Vanessa Théodoropoulou : « Quand les mouvements deviennent étiquettes » et « Nominalisme collectif ». Mis à part quelques changements dans l’ordre des essais, dictés par un impératif de cohérence, le livre présente fidèlement le contenu des interventions qui se succédèrent durant ces deux journées.

           

          Katia Schneller, dans sa thèse de doctorat en 2008 (« Some Splashes in the Ebb Tide ». Constructions et déconstructions des catégories artistiques, New York, 1966-1973, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne) interrogeait la manière dont se sont élaborées des étiquettes artistiques telles que « Minimal Art » ou encore « Conceptual Art » et la première partie de l’ouvrage, au titre éloquent : « Quand les attitudes deviennent formes », fait écho à ses propres recherches. Vanessa Théodoropoulou, dans sa thèse de doctorat soutenue en 2008 (L’« Internationale situationniste » : un projet d’art total, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne), s’est notamment intéressée à la manière dont étaient utilisées les notions d’avant-garde et de néo-avant-garde et abordait déjà à propos des situationnistes cette idée de nominalisme collectif qui donne son titre à la seconde partie de l’ouvrage.

 

          L’introduction du volume, co-écrite par les deux éditrices, présente leur intention générale. Il s’agit ici non seulement de questionner le statut des appellations artistiques depuis 1945, comme l’indique le titre, mais dans une optique qui doit aussi démontrer qu’elles sont héritières des avant-gardes de la première moitié du XXe siècle. Katia Schneller et Vanessa Théodoropoulou mettent en avant la difficulté d’aborder un tel sujet de manière dialectique : les noms de mouvements ou de courants ont une utilité structurante indispensable aux discours critique et historique alors même qu’ils donnent l’impression d’un déroulement linéaire de l’histoire de l’art qui n’existe pas dans les faits. Ils sont aussi, à travers leur invention et leur emploi, les indices d’une certaine histoire. Selon les éditrices, « pour déterminer la manière dont ces appellations acquièrent ce statut et les enjeux idéologiques qui y sont rattachés, le jeu des opinions simultanées et parfois contradictoires de l’époque étudiée doit être questionné et reconstitué, dans le but de mettre à jour une complexité qui est porteuse de l’historicité du savoir » (p. 14)

 

          Dans son introduction à la première partie, Katia Schneller se penche globalement sur la manière dont le nom d’une tendance, à l’application très précise et circonscrite, peut avec le temps devenir une expression générique fonctionnant comme un label. Elle met en évidence la disparition, depuis 1945, de véritables mouvements au profit de tendances aux contours flous et mouvants qui ne sont plus véritablement aptes à suggérer une cartographie précise du paysage artistique. Selon elle, le problème vient probablement en partie du fait que ces noms sont le plus souvent donnés par la critique et non par les artistes. Plutôt que de rejeter ces étiquettes, de tenter de savoir ce qu’elles englobent réellement ou d’en inventer de nouvelles tout aussi confuses, Katia Schneller propose d’étudier la manière dont elles furent forgées afin d’appréhender plus précisément cette histoire de l’art. Ces étiquettes, en effet, sont des indices théoriques et idéologiques qui permettent de mettre en lumière de nouvelles modalités dans l’organisation des mondes de l’art de 1950 à aujourd’hui.

           

          Les essais de cette première section examinent ainsi certains jalons de l’histoire de l’art de la seconde moitié du XXe siècle. Les auteurs retracent l’internationalisation des arts qui s’est jouée durant cette période, jusqu’à une certaine globalisation évoquée par Nicolas Bourriaud dans l’entretien concluant cette première partie. Nicolas Nercam étudie cette question à travers le prisme du contexte colonial en Inde et s’interroge sur la manière d’y appliquer les étiquettes occidentales, tandis que Charlotte Gould, à propos des Young British Artists (nommés ainsi en 1992), insiste sur une cohérence de groupe reposant véritablement sur une marque, au sens commercial du terme.

           

          D’autres essais, dans la veine des recherches menées par Serge Guilbaut, fournissent des illustrations à la perte de vitesse de la scène européenne vis-à-vis de la scène américaine, des années 1950 aux années 1970. Ils révèlent les enjeux idéologiques portés par certaines étiquettes et mettent à chaque fois en évidence, sinon le triomphe des États-Unis, en tout cas la postérité accordée aux dénominations les plus propres à correspondre à une internationalisation des arts. C’est de cette manière que Janig Bégoc explique la postérité de l’expression « performance » au détriment de celle d’« art corporel », plus française. De même, Catherine Dossin examine comment l’emploi de Pop Art est préféré à celui de Nouveau Réalisme lors des expositions de 1964-1965 rassemblant les acteurs des deux courants. C’est d’ailleurs au même moment que le Nouveau Réalisme tel qu’il est vu par Pierre Restany se morcelle et s’effrite tandis que le Pop Art triomphe à la Biennale de Venise en 1964.

           

          Nous regrettons que le premier essai, celui de Sandrine Hyacinthe sur la Nouvelle École de Paris, ne réponde pas complètement au postulat énoncé par les éditrices scientifiques en introduction : étudier les étiquettes comme point de départ de l’histoire. On y revient sur l’échec de la chimérique Nouvelle École de Paris des années 1950 face à la scène américaine. Elle est considérée comme un fourre-tout de petites dénominations artistiques éparses et parfois contradictoires qui, elles, ne sont pas étudiées et sont seulement perçues comme une marche généralisée vers l’individualisme. Elles sont pourtant le reflet de stratégies parfois clairement opposées et les illustrations des querelles terminologiques des années 1940-1950 - comme du reste d’ailleurs les tendances américaines de la même période, présentées comme un front uni, mais qui sont loin de traduire une adhésion unilatérale de tous les artistes concernés.

           

          Enfin, deux essais s’inscrivent dans des réflexions théoriques plus larges concernant l’essoufflement des avant-gardes. Le premier d’entre eux, celui de James Meyer, s’intéresse à l’expression de Clement Greenberg,  a rash of names, en 1969, faisant allusion à la prolifération endémique d’étiquettes artistiques qu’il considère comme du non-art. On rejoint ici d’une certaine manière la position de Peter Bürger qui annonçait l’échec des avant-gardes. Cette idée est également abordée par Hélène Trespeuch qui, confrontant les étiquettes de simulationnisme et d’appropriationnisme émergeant dans les années 1980, illustre bien d’une part la vision de la néo-avant-garde de Peter Bürger, d’autre part celle de Benjamin Buchloh. Le simulationnisme y est présenté comme un symptôme de l’ère postmoderne notamment par son rapport au marché, tandis que l’appropriationnisme répond d’une certaine manière aux idées de Benjamin Buchloh, puisque l’auteure présente cette étiquette comme véhicule d’un héritage critique des avant-gardes.

             

          Le deuxième axe de l’ouvrage s’intéresse à la dimension collective et politique - ou pour le moins critique, si elle existe - de la création artistique. Cela revient aussi à interroger la néo-avant-garde pour déterminer si elle est ou non le véhicule d’un discours critique (nous retrouvons là encore les théories en partie opposées de Benjamin Buchloh et Peter Bürger). Vanessa Théodoropoulou, contrairement à ce qui est présenté dans la première partie, propose ici l’étude de démarches artistes collectives qui choisissent elles-mêmes leur nom. Celles-ci réintroduisent non seulement la notion de communauté artistique, mais portent également, a priori, certaines interrogations sur le contexte économique et social. Ces projets, qui pourraient incarner une nouvelle forme d’avant-gardisme, sont cependant mis en question par l’auteure qui pointe aussi une tendance à la dépolitisation du collectif, lorsqu’il s’inscrit dans un système capitaliste, à travers ses stratégies de communication, par exemple. Cette partie s’intéresse alors aussi bien aux réseaux qu’aux labels et entreprises d’artistes.

           

          La parole est ici davantage donnée aux artistes ; on trouve non seulement deux entretiens concluant le livre, mais aussi deux essais écrits par des artistes. Ceux-ci sont des témoins directs des différentes manières dont peut fonctionner une collectivité ; Vincent Bioulès évoque ainsi ses souvenirs à propos de la création de Supports/Surfaces. Le texte d’Aram Mekhitarian et l’entretien avec Borut Vogelnik abordent la question de l’anonymat de l’artiste. Si le premier interroge l’anonymat comme reproduction critique de l’anonymat au sein de la société, le second présente cette notion, non comme un but, mais comme le moyen de développer des concepts qui soient communs à une collectivité d’artistes, en tant qu’entité unique et fictionnelle. Borut Vogelnik a en effet pris part au groupe IRWIN, créé en Slovénie en 1983 et regroupant cinq artistes qui travaillent de manière anonyme. IRWIN fut lui-même la composante d’un groupe plus grand, NSK (Neue Slowenische Kunst, créé en 1984 et regroupant plusieurs collectifs d’artistes), aboutissant dans les années 1990 à la création d’un micro-État virtuel, NSK State in Time, qui a peu à peu mis en place ses propres institutions. L’intérêt n’était alors pas seulement de faire des objets ayant pour unique but d’être des œuvres d’art : il s’agissait aussi de construire une entité artistique assez grande, adoptant un fonctionnement social et politique, afin de pouvoir établir une confrontation avec le système de l’art.

           

          L’artiste Gregory Scholette étudie aussi d’une certaine manière cette question de l’anonymat, mais en confrontant la position des artistes inconnus face à celle des vedettes des mondes de l’art. Revenant sur le contexte new-yorkais des années 1970-1980, il interroge la validité de la dimension collective et sociale de l’art. Autrement dit, la collectivité peut-elle garantir aux artistes leur liberté et la possibilité de formuler un discours critique ?

           

          Cecilia Braschi revient quant à elle sur la dynamique d’un groupe dont les membres restèrent dans l’anonymat et qui eut un véritable rôle politique dans le Chili des années 1980, jusqu’à la chute de la dictature de Pinochet. CADA était un groupe multidisciplinaire greffant le social sur l’esthétique et qui est parvenu à susciter des actions participatives de la population à travers les protestations contre le régime. La contribution de Maïté Vissault est elle aussi axée sur le lien tissé entre l’art et la création d’un monde nouveau. À la différence du CADA pourtant, Joseph Beuys et sa plastique sociale sont présentés par l’auteure comme un exemple d’échec à faire participer l’art au politique. Elle insiste en outre sur la manière dont l’artiste, se présentant comme un individu engagé au sein d’un parti politique, a instrumentalisé une dimension collective pour en faire le support de son automythification.

           

          Les autres textes de cette section décrivent les configurations évolutives du groupe d’artistes, du XIXe siècle à aujourd’hui. L’essai d’Alain Bonnet n’étudie d’ailleurs pas leurs dénominations, mais la manière de se présenter à travers le tableau. Il met en avant que la représentation des collectivités d’artistes au XIXe siècle était une manière de figurer l’unité - souvent uniquement symbolique - et pouvait avoir plusieurs fonctions (de manifeste, de propagande, sociale ou encore proprement utopique). Gallien Déjean, à travers un texte sur ZERO et Nouvelles Tendances, illustre une nouvelle mutation du groupe d’artistes. Il ne s’agit plus d’une entité sociale, comme celle décrite précédemment, mais d’un réseau transnational qui n’a pas d’unité stylistique. L’auteur distingue cependant ces deux groupes en présentant ZERO comme une zone de libre-échange européen, et Nouvelles Tendances comme un organe international à la propension globalisante. La dernière contribution enfin, celle de Tristan Trémeau, étudie le groupe d’artiste, non plus comme relevant d’un modèle social ou politique, mais devenant un véritable système économique. Du réseau, on en arrive à une configuration de lobby, système d’interconnexions où un service en appelle un autre et où l’on aboutit à une réification totale de l’art. Il construit sa démonstration en prenant comme point de départ l’Esthétique relationnelle, qui véhicule l’utopie d’une nouvelle économie de l’art, et conclut en présentant la création paroxystique de la société Artist Pension Trust, un fonds de pension international pour les artistes.

 

          L’objectif de Katia Schneller et Vanessa Théodoropoulou est globalement atteint et permet de percevoir l’histoire de l’art contemporain comme une succession de stratégies complexes, et non seulement comme une suite artificielle de dénominations et de - ismes. L’intérêt de l’ouvrage est aussi de décloisonner les champs d’études, non seulement en s’intéressant à une large période, mais également en donnant la parole aux artistes.

 

 

         

 

SOMMAIRE

 

Première partie : « Quand les mouvements deviennent étiquettes », 25

Sandrine Hyacinthe, « Le Complexe de la Nouvelle École de Paris. Mythes et réalités de la création d’après-guerre », 35

Catherine Dossin, « Pop Art, Nouveau réalisme, etc. Comment Paris perdit le pouvoir de nommer les nouvelles tendances », 49

James Meyer, « A rash of names », 63

Janig Bégoc, « De l’art corporel à la performance. Chronique sémantique d’une substitution annoncée (1977-1979) », 71

Hélène Trespeuch, « Appropriationnisme versus simulationnisme : vraie et fausse avant-gardes ? », 85

Charlotte Gould, « What’s in a name ? Les Young British Artists : du branding à l’ontologie », 97

Nicolas Nercam, « Appellations artistiques occidentales et vocabulaire pour une histoire de l’art extra-occidental moderne et contemporain. Le cas spécifique de l’Inde », 111

Katia Schneller et Vanessa Théodoropoulou, « Entretien avec Nicolas Bourriaud », 123

 

Deuxième partie : « Nominalisme collectif », 135

Alain Bonnet, « De l’association à la fragmentation. L’image de la communauté des artistes dans la peinture du XIXe siècle », 145

Gallien Déjean, « ZERO et Nouvelles Tendances. L’enjeu transrégional », 157

Cecilia Braschi, « Resignifier l’espace de l’art en Amérique Latine. L’expérience du CADA », 171

Maïté Vissault, « Au nom de la plastique sociale... », 187

Aram Mekhitarian, « Anonymat et collectifs sans objets », 197

Tristan Trémeau, « Connexions implicites. Les mots magiques », 213

Gregory Sholette, « From radical solidarity to ‘whatever’ collectivism. Some thougths on political art and the rise of post-Fordist enterprise culture », 223

Vanessa Théodoropoulou, « Entretien avec Vincent Bioulès », 235

Vanessa Théodoropoulou, « Entretien avec Borut Vogelnik de IRWIN », 245