Perrin Khelissa, Anne: Gênes au XVIIIe siècle. Le décor d’un palais. 304 p., 16,5 x 22 cm, ill., br., ISBN 978-2-7355-0801-1, 33 €
(Coédition CTHS-INHA, Paris 2013)
 
Compte rendu par Aurélien Davrius
 
Nombre de mots : 1914 mots
Publié en ligne le 2016-07-07
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2067
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          Cet ouvrage est issu du doctorat de l’auteure, obtenu en 2007 à l’université Paris Ouest-Nanterre La Défense, sous la direction de Christian Michel.

 

         Peter Fuhring introduit cette étude par une « Préface » où il rappelle que les arts du décor occupent une place à part dans le domaine de l’histoire de l’art. D’emblée, il souligne que l’ensemble décoratif conservé au palais Spinola à Gênes semble avoir en grande partie échappé aux effets du temps, alors qu’il n’en va pas de même pour les décors exposés dans les musées, où des period rooms recoupent de manière plus ou moins réussie des éléments décoratifs. La reconstitution demeure toujours délicate, surtout si l’on y ajoute des interventions de conservation ou de sécurité, bien que les salles du Metropolitan Museum of Art de New York soient reconnues et se distinguent par une adaptation intelligente de l’éclairage.

         

         Appréhender des œuvres conservées dans un musée, aussi bien mises en valeur soient-elles, et analyser le décor historique d’une demeure privée, restent deux démarches bien différentes. Avec cette étude, Anne Perrin Khelissa aborde un lieu singulier où, non seulement l’essentiel du décor du XVIIIe siècle a été préservé, mais où des archives importantes permettent également de comprendre la raison de sa sauvegarde. Ce double constat ouvre vers une nouvelle lecture qui porte sur la création du palais, son statut, sa facture, son fonctionnement et son sens (p. 11). Trois niveaux d’interprétation sont alors offerts au lecteur pour comprendre l’ambition toute aristocratique des Spinola : hériter, transmettre ; dépenser, commander ; habiter, séjourner. Ce travail n’aurait pu aboutir sans un fonds documentaire dense et bien conservé : testaments, livres de comptes et inventaires. Grâce à ces sources, l’auteure a pu et a su s’affranchir d’une approche matérielle des objets du décor, pour se concentrer sur le contexte socio-historique de leur production. C’est précisément le contexte historique qui donne la clé et permet de comprendre, dans sa singularité, la République de Gênes.

 

         Avec cette singularité débute ainsi l’ouvrage, l’auteure rappelant dans son « Introduction » (p. 13) le contexte historique et politique de cette République indépendante jusqu’en 1798 et la conquête napoléonienne. Elle réfute, à juste titre, la vision d’un « âge d’or » ancien, révolu au XVIIIe siècle, comme on peut le relever fréquemment dans des ouvrages consacrés à l’art de Gênes. De façon significative, la majorité des expositions organisées ces quarante dernières années au Palazzo Ducale concerne le XVIIe siècle avec, comme sujet de prédilection, le passage de Rubens puis de Van Dyck dans la cité ligure. Cette étude vient donc compléter une période peu étudiée et mal appréciée des historiens de l’art.

 

         L’objet de ce livre est d'étudier la singularisation du décor génois par rapport à d’autres espaces et à d’autres temps, et d'analyser comment il s’est constitué en un système identifiable par ses usagers et par ses observateurs. Seul le palais Spinola de Gênes, ouvert au public, conserve une part significative de son ameublement d’origine et un corpus dense d’archives relatives à ses propriétaires. Au-delà de l’apport documentaire, l’auteure conduit une réflexion sur le champ spécifique du décor, définit le cadre et les enjeux, afin de suggérer une méthode qui lui est propre. Elle souhaite montrer que la prise en considération de données extérieures aux objets, les renseignements juridiques et sociaux qui les inscrivent dans un contexte de référence, est à même de renouveler l’observation stylistique que l’on peut en faire.

 

         Dans la première partie, intitulée « hériter, transmettre », l’étude définit d’abord la zone d’implantation du palais Spinola, la nature de l’aire urbaine, mais aussi le type d’individus qui y habite, caractère indissociable de la destination aristocratique du palais. Cartes d’époque, photos actuelles et gravures anciennes accompagnent le lecteur qui s’apprête à franchir les portes de cette demeure génoise. L’auteure insiste sur le caractère de transmission de ce bien immobilier, ainsi que de tout son décor, car cet ensemble indissociable constitue la « pérennité des valeurs du clan » (p. 53). De là, les sources mises à la disposition du chercheur sont détaillées : différents testaments, identité des héritiers, rôle des femmes dans la noblesse, etc. Ces paramètres expliquent comment est constitué un bien patrimonial, et comment celui-ci est appelé à être transmis et donc sauvegardé.

 

         Pour permettre à ce bien patrimonial de passer de génération en génération, sans tomber dans la division entre les différents héritiers, la substitution fidéicommissaire, interdisant à l’héritier d’aliéner le bien qui lui est confié et lui ordonnant de le restituer à sa mort, est une pratique courante en Italie sous l’Ancien Régime. Cette pratique permet la sauvegarde du patrimoine (p. 67). Cette disposition n’est pas propre à l’Italie, elle existe dans plusieurs pays européens, sous des formes qui peuvent certes varier. Il est indispensable de l’étudier pour comprendre la constitution d’un patrimoine mobilier et immobilier sous l’Ancien Régime. C’est ainsi que, à la lecture du testament, on apprend quels meubles, tableaux, ou autres objets du palais, tombent sous la loi fidéicommissaire.

 

         Les substitutions fidéicommissaires établies, par exemple, sur les tableaux, infléchissent l’attitude des héritiers à l’égard des collections de peintures : alors que leurs ancêtres étaient des collectionneurs avérés, c’est-à-dire des personnes qui rassemblaient des œuvres et obtenaient de cette action un prestige social et spirituel, les propriétaires settecenteschi s’apparentent à des « conservateurs », plus soucieux de la présentation des œuvres que de leur augmentation. Cette approche juridique et historique permet de comprendre pourquoi le palais Spinola, tel qui se présente aujourd’hui, est la démonstration flagrante de la réussite d’une stratégie de conservation, instituée depuis ses origines et prolongée par ses propriétaires successifs. Plus de quatre cents ans après sa construction, malgré le régime d’une galerie nationale ouverte au public, il apparaît comme une demeure historique, certes modifiée, mais gardant et exposant les marques matérielles de ses anciens habitants (p. 85).

 

         La seconde partie, intitulée « dépenser, commander », traite de deux pratiques constitutives de la noblesse : hériter et dépenser. Là où en France, les décors furent changés au gré des modes et des propriétaires, à Gênes, un nouveau propriétaire de palais ne pouvait faire table rase du cadre laissé par les habitants antérieurs, ses ancêtres : il y a un sens patrimonial qui s’inscrit dans une temporalité dynastique (p. 89). Cet aspect expliqué, l’étude détaille le grand chantier que le palais Spinola connut au XVIIIe siècle, dès 1734. Gros œuvre et décor furent en partie refaits : galerie des Glaces, fresques de Sebastiano Galeotti ou Lorenzo de Ferrari. De nombreux meubles furent également confectionnés à l’occasion de ces nouveaux aménagements. Le dépouillement méthodique des archives (notamment des inventaires) permet de dresser un portrait assez fidèle de l’apparence de la demeure à cette époque. L’auteure va même plus loin, en détaillant l’organisation du chantier (p. 107) et la répartition des rôles entre les différents artistes. La confrontation de ces documents d’archives, avec des lettres de la même époque, offre au lecteur et au visiteur d’aujourd’hui un aperçu fin et précis de l’évolution des goûts dans la société génoise au XVIIIe siècle.

 

         L’analyse iconographique des fresques (1734-1736) (p. 133) est étroitement liée au motif de la commande et expliquée en fonction de cette dernière, en l’occurrence le mariage du fils aîné de la famille. C’est une approche complète, tant du domaine de l’histoire de l’art que de l’analyse des codes de la noblesse, qui est proposée au lecteur.

 

         Suite à ces analyses, indispensables pour la compréhension du sujet traité, bien que parfois éloignées de l’histoire de l’art, la troisième partie de l’ouvrage porte sur « habiter, séjourner » (p. 169). Comment les intérieurs sont-ils distribués dans ces palais génois ? Une fois encore, on ressent le besoin d’une approche pluridisciplinaire pour comprendre qu’en l’absence de siège étatique, il revenait aux particuliers de recevoir chez eux les hôtes de prestige de la République ; d’où la double vocation, publique et privée, de la domus magna. Les travaux de 1734-1736 marquent à ce titre un tournant dans cette représentation, avec un souci accru du confort.

 

         L’étude des inventaires, complétée par un travail d’observation des objets mobiliers actuellement visibles à Gênes et dans d’autres villes, permet à l’auteure d’identifier certains objets d’après des exemplaires qui leur ressemblent ou, mieux, d’après les originaux eux-mêmes. De là, elle peut entreprendre une étude sur « un parangon des styles européens » présents à Gênes, confrontant modèles et sources (p. 217). Comme il est souligné dans l’étude, « au XVIIIe siècle, le décor génois évolue moins au rythme de la mode que des mutations sociales » (p. 244).

 

         En conclusion, Anne Perrin Khelissa évoque le déclin, réel, du palais Spinola – comme tant d’autres – dans la Gênes du XVIIIe siècle. Sa méthode, à savoir dans un premier temps contourner la réalité matérielle de l’objet pour considérer son contexte, s’est avéré, dans ce cas, un accès privilégié et original à son histoire, un moyen pour mieux comprendre ses composants, y compris son aspect formel. De façon générale, au lieu d’analyser les formes artistiques en termes normatifs – ce qui revenait à évoquer le « retard » de Gênes en matière de mode –, l’étude privilégie une méthode qui permet de dégager un comportement spécifique à l’égard de l’objet, tout en soulignant ses particularités. Ainsi l’auteure, comme elle le fait remarquer (p. 253), choisit de prendre l’exact contre-pied de l’ancienne appréciation faite par Mario Praz de l’ameublement romain. Elle ne vilipende pas le « manque de caractère » des intérieurs mais, dans la continuité d’une histoire de l’art détachée de la stricte interprétation intuitive, son approche redonne à l’objet sa dimension juridique, symbolique, sociale, que son statut actuel d’œuvre d’art de collection a élaguée. En un mot, elle en restitue toute sa complexité : œuvre d’art et objet patrimonial. Le palais Spinola, aujourd’hui musée, mieux que les period rooms de certains musées, invite le visiteur contemporain à une confrontation de lectures essentielles à l’histoire de l’art du décor.

 

         En annexes, un arbre généalogique des propriétaires du palais, un lexique, des sources manuscrites, une bibliographie et un index complètent l’ouvrage.

 

         L’étude, agréablement écrite, s’attarde peut-être un peu trop, au début, sur les aspects juridiques spécifiques à la République de Gênes. De même, on pourra regretter qu’une confrontation plus poussée avec d’autres exemples génois, ou même européens contemporains, ne soit pas proposée au lecteur ; cette comparaison aurait sans doute permis de faire encore mieux ressortir la spécificité du palais Spinola, mais aussi et surtout l’originalité de l’approche de ce travail. Enfin, malgré les plans de Rubens (1622, p. 173), un plan contemporain et détaillé aurait aidé à la compréhension spatiale du palais. Néanmoins, c’est une recherche de grande qualité traitant d’un sujet novateur que nous offre ici l’auteure.

 

 

 

Sommaire 

 

P. 7 : Remerciements

P. 8 : Abréviations

P. 8 : Avertissement

P. 9 : Préface

 

P. 13 : Introduction

 

P. 25 : Première partie : Hériter, transmettre

P. 27 : Chapitre I : Le palais Spinola à Pelliceria et ses propriétaires

P. 53 : Chapitre II : Pérennité des valeurs du clan

P. 67 : Chapitre III : La sauvegarde du patrimoine

 

P. 87 : Deuxième partie : Dépenser, commander

P. 89 : Chapitre I : L’élaboration du décor

P. 107 : Chapitre II : L’organisation du chantier

P. 125 : Chapitre III : Aux origines de la commande : le mariage du fils aîné

P. 145 : Chapitre IV : Les changements opérés par les héritiers

 

P. 169 : Troisième partie : Habiter, séjourner

P. 171 : Chapitre I : La distribution des intérieurs

P. 195 : Chapitre II : Permanence et changements dans l’ameublement

P. 217 : Chapitre III : Un parangon des styles européens

P. 227 : Chapitre IV : Échapper au décorum de la résidence urbaine

 

P. 251 : Conclusion

P. 259 : Annexes