Auf der Heyde, Alexander: Per l’"avvenire dell’arte in Italia": Pietro Selvatico e l’estetica applicata alle arti del disegno nel secolo XIX. 336 p., 15×21 cm, 110 im., brossura, collana: Studi di Storia e di Critica d’Arte, ISBN: 978-88-6315-496-2, Prezzo: € 15,50
(Pacini editore, Ospedaletto (Pisa) 2013)
 
Compte rendu par Ariane Varela Braga, Universität Zürich
 
Nombre de mots : 1489 mots
Publié en ligne le 2021-05-20
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2070
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          Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2008 à la Scuola Normale Superiore di Pisa, cet ouvrage porte sur la question de la construction d’un discours artistique national dans l’Italie pré-unitaire et sur les tensions qui articulent sa mise en place, à travers l’analyse de la contribution du marquis Pietro Selvatico Estense (1803-1880). Formé auprès de l’ingénieur et architecte Giuseppe Japelli, l’architecte et historien de l’art Selvatico est aujourd’hui sans doute moins connu que son élève Camillo Boito (1836-1914) mais son importance pour l’historiographie de l’art italienne au XIXesiècle est centrale, comme le démontre très bien Alexander Auf der Heyde dans cet ouvrage. À travers ses écrits et ses activités académiques à Venise et Padoue, Selvatico se présente comme une figure de transition qui cherche à élaborer une histoire de l’art italien dans un contexte culturel et politique complexe. La pensée esthétique et didactique du marquis se construit en dialogue permanent avec les milieux artistiques étrangers, en particulier français et germanique. Cet aspect est parfaitement mis en lumière dans cette remarquable étude qui s’inscrit ainsi dans la lignée d’une historiographie de l’art désormais attentive à souligner l’importance des rapports transnationaux pour la construction des identités nationales, notamment à travers l’élaboration de la notion de patrimoine artistique. Grand admirateur des primitifs italiens, à une époque qui voit croître l’enthousiasme des artistes européens à l'égard des arts du Moyen Âge, Selvatico recherche l’essence de l’art italien dans sa nature intrinsèquement dynamique et ouverte aux échanges interculturels, aspect particulièrement significatif pour une lecture moderne de son œuvre. C’est précisément la notion de dialogue qui constitue le cœur de ce livre, qui replace avec intelligence la pensée de Selvatico dans le contexte esthétique, culturel et politique du royaume de Lombardie-Vénétie au sein de l’empire d’Autriche. 

 

         L’ouvrage se compose de quatre chapitres. La première partie (chapitres 1 et 2) porte sur l’analyse de la pensée théorique et historiographique de Selvatico à travers l’étude de ses publications produites dans les années 1840. La deuxième partie (chapitres 3 et 4) est en revanche dédiée à l’activité institutionnelle du marquis dans les années 1850 et 1860, à Venise et Padoue. Des annexes présentant la liste des achats réalisés par la bibliothèque de l’Académie de Venise durant le directorat de Selvatico, la liste des écrits du marquis et la bibliographie primaire et secondaire complètent le volume.

 

         Le premier chapitre se concentre sur la publication intitulée Sull’educazione del pittore storico odierno italiano (1842). Cet écrit se pose comme la première étape d’une réflexion sur la formation artistique, question qui va préoccuper Selvatico dans les années qui suivirent. Auf der Heyde détaille les différentes étapes de la genèse de cet écrit, retraçant sa généalogie et insistant sur l’importance de la production journalistique du marquis dans les milieux lombard et vénitien. Mais c’est surtout la reconstruction de l’intense dialogue qui se noue entre la pensée de Selvatico et les milieux étrangers qui intéresse Auf der Heyde. Le titre même de l’ouvrage du marquis tirerait son inspiration d’une série d’articles que le peintre Friedrich Wilhelm Schadow (1789-1862), alors directeur de l’Académie d’art de Düsseldorf, avait publiée dans le Berliner Kunstblatt en 1828. Ces échanges s’élaborent à travers les lectures et correspondances que Selvatico entretient avec les artistes et collègues étrangers, notamment à l’occasion de voyages qu’il entreprend en France en 1840 et en Allemagne en 1844. Toutes ces références sont longuement commentées par l’auteur, offrant la possibilité au lecteur de suivre en détail l’évolution intellectuelle du marquis. Nourris de ses lectures, voyages et des contacts fructueux avec son réseau international, Selvatico possède une forte conscience de la position désormais périphérique des écoles d’art italiennes dans le panorama européen, à une époque qui voit la question de l’enseignement artistique se placer au centre de plusieurs débats. Par ailleurs, sa relation avec les milieux nazaréens lui permettront de redéfinir la place et le rôle de l’art chrétien comme moyen d’amélioration et d’enseignement populaire, ce qui se manifeste dans les années 1840 à travers une prédilection pour la peinture de genre de goût puriste.

 

         Le deuxième chapitre se concentre sur l’analyse de l’ouvrage plus historique intitulé Sulla architettura e sulla scultura in Venezia (1847). Conscient des nouveaux modèles historicistes qui permettent la mise en place d’approches historiographiques plus globales, Selvatico publie la première véritable histoire de l’architecture de Venise qui en définit les caractéristiques particulières. Il propose ainsi une première classification stylistique des monuments vénitiens, distinguant cinq styles (romano-chrétien, byzantin, italo-byzantin, arabo-archi-aigu, transformation de l’archi-aigu en romain). Ce faisant, comme Auf der Heyde le souligne, il place l’attention sur les intenses rapports culturels et commerciaux de la cité lagunaire avec l’Orient. Selvatico minimise l’apport de l’Antiquité classique pour valoriser les échanges transculturels, dans une approche qui trahit une grande modernité. Auf der Heyde ne manque pas de faire appel à l’incontournable John Ruskin, soulignant les divergences méthodologiques qui séparent les deux hommes, notamment en relation à l’idée de progrès et de modernité. La question de la sauvegarde du patrimoine et du rôle des restaurations tient également une place importante dans ce chapitre, où l’auteur replace habilement la pensée de Selvatico dans le contexte européen plus général de la valorisation du patrimoine local et national, tout en focalisant l’attention sur des exemples concrets, comme celui des polémiques soulevées par la restauration de la façade du Palais Ca’ d’Oro (1845-1850). 

 

         L’activité institutionnelle de Selvatico à Venise, dans le contexte de la réforme des académies d’art en Italie, fait l’objet du troisième chapitre. En 1849, dans un cadre politique tendu, le marquis est nommé secrétaire de l’Académie d’art de Venise, charge qu’il occupe jusqu’à sa démission en 1859. C’est l’analyse des rapports entre le marquis et le milieu institutionnel viennois qui est au cœur de ce chapitre. Auf der Heyde montre comment Selvatico cherche à mettre en place pour Venise un système d’enseignement spécifique, basé sur le dessin linéaire et la connaissance de l’histoire de l’art, en étroit dialogue avec les initiatives développées au nord des Alpes, et en particulier à Vienne où règne la figure de Rudolf Eitelberger von Edelberg (1817-1885). L’activité de Selvatico est ainsi analysée par rapport aux innovations introduites dans la formation des artistes, mais également en ce qui concerne la conservation du patrimoine artistique, ainsi que la promotion de l’art contemporain. Ici aussi, les échanges entre Venise et Vienne sont largement documentés à travers l’analyse de la correspondance de Selvatico, de laquelle ressort notamment le rôle de médiateur joué par son ami Pietro Mugna. On retrouve ainsi des questions qui traversent plus largement le siècle, comme l’importance de l’enseignement du dessin, non seulement en tant qu’outil technique mais aussi comme instrument cognitif, à une époque qui voit intervenir de profonds changements dans le rapport entre les arts, l’architecture et les progrès techniques. Les dispositifs didactiques sont également considérés, en particulier l’emploi de la photographie. Dans un intéressant passage, Auf der Heyde aborde la question de l’usage de la photographie, entendu par Selvatico comme dispositif d’abstraction, permettant de saisir la nature géométrique de la figure humaine, un aspect qui aurait mérité d’être plus approfondi. Selvatico soutenait par ailleurs le développement de la photographie comme un instrument pour l’inventaire et la promotion de la connaissance du patrimoine monumental de l’Italie. La connaissance des méthodes d’enseignements suivies à l’étranger, la tentative de renouveler le panorama didactique local et les obstacles rencontrés sont discutés par l’auteur à travers des exemples précis qui permettent de rentrer dans les détails et la complexité du milieu vénitien, tout à la fois cosmopolite et provincial. 

 

         Le dernier chapitre passe en revue l’activité plus tardive de Selvatico, après son retour à Padoue, suite à l’adhésion de Venise au nouveau royaume d’Italie, lorsque son rôle institutionnel prend le pas sur ses écrits théoriques. Auf der Heyde revient sur la question de l’enseignement du dessin à l’Institut d’Art de Padoue, fondé par Selvatico en 1867, soulignant encore une fois comment ce dernier était attentif aux modèles européens, et notamment à celui de l’école et du musée de South Kensington de Londres, mais également les difficultés et la conscience nette d’un retard italien dans le domaine de la promotion des arts appliqués. Comme à Londres, c’est en définitive à travers la maîtrise du dessin, entendu comme véritable grammaire visuelle, que Selvatico entrevoit la possibilité d’un renouveau artistique et également d’une unité sociale dans l’Italie nouvellement créée. 

 

         Auf der Heyde entraîne le lecteur dans une vision étayée, minutieuse et concluante de Selvatico, ains que de ses activités théoriques et institutionnelles dans la Vénitie du Risorgimento, mettant en lumière l’importance de son rôle de médiateur entre Vienne et la cité lagunaire. Nul doute que les questions ici soulevées mériteraient d’être approfondies et mises en parallèle avec d’autres initiatives développées dans les mêmes années dans d’autres villes d’Europe. L’ouvrage d’Auf der Heyde montre clairement la nécessité de relire la construction de l’histoire nationale en regard des pratiques transnationales. La rigueur et la maîtrise de l’argument en font une lecture essentielle sur le sujet.