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Compte rendu par Béatrice Gaillard, ENSA Versailles Nombre de mots : 1492 mots Publié en ligne le 2015-04-10 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2085 Lien pour commander ce livre
Le château Vaissier, également appelé Palais du Congo, est un édifice emblématique du siècle de l’éclectisme pourtant disparu sous la pioche des démolisseurs quarante ans après le début de sa construction. Il a été édifié sur une parcelle située à cheval sur les villes de Roubaix et Tourcoing entre 1889 et 1892 pour l’industriel Victor Vaissier (1851-1923) par l’architecte roubaisien Edouard Dupire Rozan (1842-1901). Dans son ouvrage, Gilles Maury réussit le tour de force de restituer l’histoire, le plan et l’image de cet édifice alors qu’il ne reste aucun plan de l’architecte, aucune archive. L’auteur s’est donc inspiré d’un article du critique Louis-Charles Boileau publié dans l’Architecture (no. 32, août 1897), de nombreuses cartes postales, d’images en tout genre et d’articles de presse d’époque, notamment d’un article paru dans la revue l’Architecture et la Construction dans le Nord, no. 5 de mai 1897, qui donne la liste de tous les entrepreneurs ayant travaillé au bâtiment. Il a pu ainsi redessiner le plan de tous les niveaux et réunir une importante iconographie de l’architecture extérieure du bâtiment ainsi que de sa décoration intérieure.
L’ouvrage se présente en trois parties. La première s’intéresse aux hommes, car l’appréhension des personnalités du commanditaire et de l’architecte est fondamentale pour mieux comprendre le bâtiment dans toute son exception. La deuxième se penche sur les modèles et les influences qui ont servi à l’élaboration de ce palais. Enfin la troisième est consacrée à la construction même, à la réception du bâtiment et enfin aux circonstances de sa démolition.
Victor Vaissier, industriel spécialisé dans les produits cosmétiques, avait très tôt compris l’intérêt de la publicité par l’image, ou par des manifestations exceptionnelles comme la « Grande cavalcade historique, ethnographique et fantaisiste. Le Congo à Roubaix … » qu’il organisa en mars 1887. La construction de sa demeure à quelques pas de son usine (rue Mouvaux) devait contribuer à établir l’image de marque de son entreprise dont le produit phare, le savon du roi du Congo, plongeait le client dans un monde exotique. L’exotisme fut donc un des maîtres-mots du programme architectural du palais Vaissier dont l’image devait renvoyer de façon plus ou moins consciente aux produits de l’entreprise du même nom. La participation active de Victor Vaissier à l’exposition universelle de 1889 lui permit d’observer les architectures qui pouvaient servir de modèle pour sa demeure, d’admirer les pavillons éclectiques rivalisant de couleur. Si son idée première se tournait vers une architecture africaine évoquant le Congo, la reconstitution d’un village africain présentée lors de l’exposition le persuada que cette architecture ne présentait aucun élément reproductible dans une demeure somptuaire. Aussi se tourna-t-il vers d’autres civilisations pour trouver des modèles susceptibles de satisfaire ses désirs d’exotisme. Le choix de modèles indiens pour construire un palais du Congo s’imposa assez rapidement par une sorte de métonymie dans laquelle le motif de l’éléphant eut un rôle fondamental et permit de passer presque naturellement de l’Afrique à l’Asie. Car la première idée de Victor Vaissier était de faire supporter son édifice par quatre éléphants monumentaux, idée dont la réalisation technique apparut rapidement inconcevable.
Le foisonnement d’idées du commanditaire, ses rêves de palais démesuré construit à partir de modèles architecturaux à peine connus en Occident furent parfaitement compris par l’architecte roubaisien Edouard Dupire-Rozan. Né à Roubaix d’une famille d’industriels spécialisés dans le textile et initié à l’art de l’architecture par son oncle Théodore Lepers (1813-1869), il fut admis à l’École des Beaux-Arts de Paris entre 1857 et 1859 dans l’atelier de Charles Questel (1807-1888) où il reçut un solide enseignement technique dans le domaine de la construction. Il revint rapidement à Roubaix (1863) où il reçut de nombreuses commandes, notamment de grands industriels pour qui il construisit de somptueuses demeures, dont plusieurs situées sur le boulevard de Paris. Son expérience dans la construction de demeures de luxe, sa maîtrise des questions constructives et sa proximité avec les milieux industriels roubaisiens, dont il était lui-même issu, furent autant d’éléments qui séduisirent Victor Vaissier et l’entraînèrent à confier la construction de son « château » à Edouard Dupire-Rozan.
Pour mieux comprendre la construction du palais du Congo, Gilles Maury étudie le contexte architectural national et international dans lequel s’inscrit la construction de cette demeure. Il recense les sources d’inspiration qui ont pu servir à l’architecte et au commanditaire pour élaborer le programme architectural. Il nous livre un chapitre passionnant sur l’éléphant, intitulé « Du volume praticable au motif décoratif », et où l’on voit comment cet animal a inspiré des bâtiments zoomorphes à la fois à Paris (jardin du Moulin Rouge) et aux États-Unis (Atlantic City, Coney Island) à la fin du XIXe siècle. Il s’intéresse également au processus de diffusion de l’architecture indienne en Europe, en commençant par l’Angleterre puis la France. Il insiste sur l’impact de la publication en France de l’ouvrage de Louis Rousselet, L’Inde des Rajahs, remarquable pour l’époque par son abondante illustration photographique. L’auteur a particulièrement bien saisi l’architecture indienne. Les comparaisons de certaines photographies de l’Inde des Rajahs, notamment celle du Taj Mahal, avec le château Vaissier, sont tout à fait surprenantes et corroborent l'hypothèse qu’Edouard Dupire-Rozan devait connaître ce livre. En tant que membre de la Société régionale des architectes du département du Nord, il put également avoir accès à des clichés de monuments indiens réalisés par le baron Alexis de La Grange. Cette société avait de nombreuses relations internationales qui enrichirent les connaissances de ses membres sur les architectures étrangères. Ainsi en 1883, elle reçut un ouvrage intitulé Architecture indienne envoyé de Belgique par un des conseillers honoraires. Autant de sources dans lesquelles Edouard Dupire-Rozan put puiser pour satisfaire les vœux de l’industriel.
Toutefois la démesure du Château Vaissier, qui répondait à l’ambition sociale de son commanditaire, constitua un réel challenge technique pour son architecte, qui releva avec succès les défis constructifs que posait ce bâtiment en s’entourant des compétences de nombreux professionnels roubaisiens ou parisiens. La liste des entreprises ayant travaillé au château Vaissier, publiée comme mentionné plus haut dans la revue l’Architecture et la Construction dans le Nord, permit à Gilles Maury de définir la part de responsabilité de chacune d’entre elles dans la construction du bâtiment, d’étudier l’expertise dont elles durent faire preuve pour résoudre certains problèmes techniques, de souligner les retombées en terme de notoriété de leur participation à ce chantier. Ainsi plusieurs entreprises spécialisées dans le verre et le métal mais aussi dans l’électricité participèrent à l’élaboration du dôme central bulbéïforme du château Vaissier, pièce maîtresse du bâtiment qui devait lui donner toute sa signification tant par sa forme monumentale visible des alentours de la maison, que par l’éclairage qui en provenait de nuit. Le nombre d’ampoules disposées dans le dôme était pour l’époque quasiment prodigieux et dénotait à la fois la maîtrise technique de son concepteur et l’éblouissement voulu par le commanditaire. D’ailleurs l’architecte a porté un soin tout particulier à l’éclairage tant naturel qu’artificiel de cette demeure. Sa maîtrise des pratiques constructives lui permit d’utiliser la lumière pour servir l’esthétique du bâtiment et mettre en valeur les décorations luxueuses et recherchées de toutes ses pièces. Depuis le seuil du château Vaissier, le visiteur était littéralement transporté de pièce en pièce dans des univers différents dont les inspirations étaient aussi variées que les décorations proposées. Le vestibule surmonté du dôme (110 m²) donnait accès au salon indien (63 m²) encadré de la grande salle à manger indienne (76 m²) et du hall mauresque (70 m²). À la périphérie des espaces de réception étaient ménagés des espaces plus petits comme le boudoir japonais (12 m²), la petite salle à manger mauresque (25 m²). On trouvait aussi une salle d’enfants, dite salle Renaissance (70 m²) qui mêlait des références historicistes à des modèles exotiques témoignant de l’éclectisme qui a prévalu à la construction du palais du Congo.
En 1892, Victor Vaissier atteignait son but : son château était terminé. Il utilisa alors un tout nouveau médium pour diffuser son image à grande échelle : les cartes postales. Celles-ci furent particulièrement nombreuses et constituent de précieux témoignages sur la somptuosité de l’édifice qui ne survécut que six ans à la mort de son propriétaire (1723). Il fut rapidement vendu par la veuve de Victor Vaissier à Jean Deconinck, nouvelle célébrité tourquennoise, homme d’affaire spécialisé dans le divertissement et dont les vœux à peine cachés de démolir le Palais du Congo défrayèrent rapidement la chronique dès 1925. Il organisa très vite une vente aux enchères du mobilier intérieur, puis se servit de l’image du château pour faire de sa démolition, en particulier de celle de son dôme, un véritable spectacle. Le domaine qui entourait le château fut rapidement réaménagé, puis loti, permettant ainsi à son propriétaire de rentabiliser son investissement. Il ne reste plus du palais du Congo que les pavillons du concierge et du jardinier, quelques images et cartes postales, des éléments éparpillés çà et là dans les maisons roubaisiennes patiemment retrouvés et inventoriés, et enfin l’ouvrage de Gilles Maury, qui a su si bien, grâce à sa culture et ses recherches, redonner vie au château Vaissier.
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |