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Compte rendu par Olivier Bonfait, Université de Bourgogne Nombre de mots : 2478 mots Publié en ligne le 2020-01-14 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2100 Lien pour commander ce livre Louis XIV et la guerre des images
En histoire de l’art (mais aussi en histoire), Louis XIV reste encore le Roi-Soleil, amplement célébré à Versailles, et le monarque absolu. Aussi n’est-il sans doute pas anodin que ce soit un historien allemand qui montre, en étudiant la guerre des images sous Louis XIV, que le roi a appris, en face des critiques, à renoncer à ses prétentions et qu’il a changé de politique dans ses « stratégies de la gloire ». Pour ce faire, Hendrick Ziegler aborde trois « représentations » du roi : la devise solaire, les statues monumentales dans les espaces publics, Versailles.
Les aléas de la devise solaire du roi sont un bon moyen de voir le rôle des images dans l’histoire politique. Dans ses Mémoires, rédigés entre 1666 et 1678, Louis XIV reconstruit celle-ci, en en faisant sa propre création : son invention aurait été personnelle au tout début de son règne, lorsqu’il choisit le soleil pour emblème lors du Carrousel de 1662 et que la petite Académie (qu’il a créée) forgea l’année suivante la devise « nec pluribus impar » (car pas inférieur aux autres) ; il l’explicite personnellement : les astres qui reçoivent la lumière du soleil composent autour de lui comme une sorte de cour. Or, c’est l’italien Mazarin qui en avait eu l’idée, faisant dès 1658 graver un jeton avec le soleil et l’inscription « nec pluribus impar », une expression qui en fait avait déjà été utilisée par Salvatore Carducci pour célébrer Philippe II après sa mort.
Très rapidement, cette symbolique astrale française suscite différentes réactions dans le même registre de la métaphore. Les ennemis de Louis XIV ont recours à la Bible (Josué qui arrête le soleil), à la mythologie (la chute d’Icare ou de Phaéton), à l’astronomie naissante (l’éclipse solaire du 12 mai 1706 a eu la bonne fortune d’avoir lieu le jour de la libération de Barcelone par les Anglais). Même l’art des devises est convoqué, avec la formule « nunc pluribus impar » (« maintenant inférieur aux autres »), utilisée notamment lors de la défaite de La Hougue, avec l’explosion du vaisseau amiral le Soleil-Royal. Jetons, médailles, gravures ou tracts diffusent ces contre-images.
Jusqu’au milieu des années 1670, le roi décide de riposter, par une guerre des images (avec par exemple une gravure représentant les Hollandais comme un peuple de grenouilles). Toutefois, le souverain préfère par la suite s’appuyer uniquement sur son iconographie solaire, mise en évidence de multiples façons à Versailles, du chapiteau de l’ordre français à Apollon régnant dans son bassin, sans répondre aux images caricaturales. À partir des années 1680, alors que des propagandistes comme Lemée ou Menestrier cherchent encore à répliquer aux critiques par d’autres images, le grand roi semble même vouloir atténuer cette iconographie astrale, alors que l’Observatoire qu’il a institué cherche à distinguer l’astronomie de l’astrologie. Dans l’histoire métallique, il fait mettre comme première médaille pour sa naissance, non pas celle avec le soleil, mais une autre avec un ange qui apporte Louis à la France.
La deuxième partie montre comment un même type de monument, la place royale, peut avoir un sens différent, par des changements dans l’iconographie ou dans les inscriptions expliquant celle-ci. En effet les vives critiques suscitées par la place des Victoires amenèrent le maréchal de La Feuillade, à l’origine de cette réalisation, à substituer un des médaillons prévus (voir infra) et Louis XIV à modifier le projet de sa statue place Vendôme. Ces critiques furent à la fois d’ordre éthique et politique. Avant même l’inauguration de la statue, on reprocha à ce monument de favoriser le culte d’un « prince idolâtre », notamment à cause de l’inscription VIRO IMMORTALI sur le socle et clairement lisible sur les reproductions de celle-ci, mais aussi à cause des quatre fanaux qui illuminaient jour et nuit cette statue perçue comme colossale (et qui plus est dorée), une statue de Louis couronné par la victoire, tel un dieu païen. Le prédicateur de Saint-Cloud voulut ainsi interdire au frère du roi d’assister à l’inauguration, durant laquelle princes et officiers s’inclinèrent devant la statue. Les critiques furent aussi politiques : les ambassadeurs étrangers comprirent très vite que chaque esclave enchainé au pied du roi symbolisait à l’évidence une nation de l’Europe, et ils furent choqués par le médaillons représentant l’épisode des Suédois rétablis en Allemagne, dans lequel seul le roi de France était couronné, contrairement aux usages diplomatiques. Louis XIV et Louvois avaient approuvé et soutenu le principe de ce monument et de la place royale, et lancé au même moment le projet de la place Vendôme, mais lorsque ce dernier projet fut repris après 1699, le roi fit bannir toute représentation ou inscription injurieuse envers les autres nations : seule la longueur de l’inscription, en quelque sorte, traduit son statut de « nec pluribus impar ». En ce sens, la place Vendôme n’est pas un contre projet par rapport à l’initiative privée du maréchal de La Feuillade pour la place des Victoires, mais les deux places s’inscrivent dans une politique royale de représentation du monarque, qui a évolué, passant d’une célébration agressive à une simple glorification, avec le recours à la typologie classique de la figuration équestre.
L’étude de la réception de Versailles par les étrangers permet d’étudier la perception par les contemporains du sens politique des grands décors. Plusieurs historiens de l’art en France ont récemment critiqué l’excès d’interprétation des tableaux du XVIIe siècle et se sont même interrogés sur la perception du programme que l’on pouvait avoir de la galerie des glaces, la multiplication des allégories et les conditions de vision ne favorisant pas une lecture politique par les contemporains. Par les témoignages d’architectes ou d’ambassadeurs qu’il rassemble, Hendrick Ziegler montre bien que la machine de Marly suscite certes presque plus de commentaires que la galerie des glaces, mais que le théoricien de l’architecture Leonhard Christoph Sturm comme l’ambassadeur anglais Matthew Prior sont parfaitement conscients du message politique de la galerie qu’ils critiquent. Le premier le fait en grande partie au nom de critères esthétiques (manque d’équilibre et de convenance), le second pour des motifs politiques (dénigrement des autres puissances, nombre excessif de représentations du roi). S’ils ne pouvaient sans doute procéder à une explication détaillée de la galerie (qu’ils pouvaient trouver dans Le Mercure galant), ils avaient en tout cas parfaitement compris sa signification.
Ce court résumé ne saurait rendre compte ni de la forme ni de la richesse de cet ouvrage. Le livre est en effet remarquablement édité : il est pourvu de nombreuses photographies qui illustrent bien le texte et permettent de comprendre aisément ses descriptions d’objets, ainsi que de notes abondantes, fournies, et aisément consultables. Les trente-cinq pages d’annexes comportent différents documents dont des chansons populaires critiques envers Louis XIV, mais aussi l’ensemble des inscriptions de la place des Victoires, publiées ici pour la première fois. Les longues introductions annoncent parfois un peu trop le contenu du chapitre (de la même façon que quatre pages sur cinq de la conclusion résument l’ouvrage), mais cette écriture classique a au moins le mérite de la clarté.
Le but et l’originalité de l’étude sont clairement affichés dans l’introduction et méthodiquement poursuivis par la suite. Il s’agit moins d’une analyse de l’iconographie liée à Louis XIV (amplement étudiée, de Gérard Sabatier à Peter Burke) que d’une recherche sur « l’impact de l’imagerie royale en France et à l’étranger et sur l’influence que ces réactions plurielles purent exercer en retour sur les stratégies d’autoreprésentation artistique du Roi-Soleil » (p. 16).
Une telle approche correspond naturellement à une tendance actuelle de l’historiographie allemande : l’histoire des images (qui est légèrement différente de la culture visuelle importée des États-Unis, notamment par son lien avec l’histoire politique). À cet égard, la dernière note de l’ouvrage fournit une utile bibliographie de référence, qui est en quelque sorte le fondement méthodologique de l’ouvrage[1].
L’écriture de cette nouvelle histoire s’appuie non sur de nouveaux documents (les correspondances des ambassadeurs étrangers, comme les journaux de voyages, étaient pour la plupart déjà connus, et parfois même publiés), mais sur une nouvelle pratique documentaire. Le corpus est singulièrement élargi : il prend en compte des textes qui pourraient sembler très (ou trop) éloignés comme les chansons populaires contre Louis XIV ou des médiatisations de l’œuvre que l’on juge ordinairement peu fidèles tels les guides, les vignettes dans les almanachs mais qui ont l’avantage de révéler quelle était la perception de l’œuvre (ainsi les gravures et dessins de la place des Victoires montrent les fanaux qui éclairent la statue jour et nuit). Un tel corpus s’attache en quelque sorte plus aux représentations qu’aux illustrations de l’œuvre. Cette nouvelle approche amène à incorporer comme support de la réflexion la tradition visuelle de la représentation pour mieux marquer les permanences et les nouveautés, notamment celles qui ont pu choquer (représenter les batailles sur la voûte et non sur les murs d’une galerie, par exemple). Dans cet espace documentaire élargi, le « haut » (les médailles, les dessins d’architecte ou d’artiste, les rapports des ambassadeurs) et le « bas » (les images de caricatures, les chansons populaires) ont la même importance, comme également les représentations faites en connaissance directe de l’œuvre et celles produites à distance, de manière indirecte. L’historien a alors constitué un champ documentaire, et non plus simplement un corpus (et encore moins un catalogue), où jouent différents ensembles avec des relations dynamiques entre eux. C’est alors souvent par la périphérie (une chanson populaire critiquant Louis XIV, une médaille faite à Amsterdam) que l’on peut le mieux interroger et comprendre un document textuel ou visuel qui relève de la fabrication de l’œuvre, et l’œuvre elle-même.
La mise en connexion justifiée de cet élargissement documentaire permet non seulement un allongement du questionnaire, mais amène à reconsidérer les données mêmes de l’enquête. En effet, la grande diversité des sources (des mémoires privés aux caricatures) et les évidentes interactions entre elles prouvent, comme le propose justement Hendrik Ziegler, l’existence d’une opinion publique avant même l’ère des cafés et des journaux imprimés. Et cette opinion a un impact sur la politique, même celle du monarque absolu : Louis XIV n’est ainsi plus personnellement favorable en 1695 à l’érection d’une statue équestre le célébrant à Paris et fait demander explicitement que ne soient plus répétées les erreurs de la place des Victoires avec les éloges abusifs.
Une des qualités (et apports) de cet ouvrage est d’étudier non seulement l’impact de ces critiques sur la politique de Louis XIV, mais aussi les échos des représentations du Roi-Soleil hors des frontières du royaume et les contre-monuments qu’elles provoquent. Et l’on pourrait parler ici d’un cas extrême de transfert culturel, entre l’imitation et l’inversion. En effet, les ambassadeurs ou les affiliés au royaume cherchent à reproduire à Vienne ou à Rome l’iconographie louis-quatorzienne, en en reprenant les principes : la devise « fulget ubique » éclairée jour et nuit sur la maison de l’ambassadeur à Vienne ; la statue en pied de Louis XIV à Rome commandée à Domenico Guidi en 1697 par Guido Vaini (qui fut fait en 1698 chevalier de l’ordre du Saint-Esprit), une statue non seulement plus grande que nature mais qui plus est montrant le roi paré d’un lion, d’un globe et d’une couronne de laurier pour contrer les prétentions des Habsbourg. À chaque fois, ces imitations de la cour de Louis XIV à l’étranger provoquent des réactions sur le moment ou le lieu même, qui sont médiatisées dans l’espace public. Ainsi, un noble viennois fait illuminer sur sa maison en face de celle de l’ambassadeur français la devise FULGET UBIQUE MAGIS pour célébrer l’Empereur (et cette guerre des devises, qui eut lieu en 1682, fut racontée par des documents écrits dix ans après les faits, et même par une gravure exécutée autour de 1700). Le représentant de l’Empereur à Rome menace de mort le sculpteur italien Domenico Guidi (déjà auteur d’une Renommée écrivant les exploits de Louis XIV), et la nouvelle circule par les avvisi (journaux manuscrits), si bien que l’œuvre est achevée par un artiste français. Mais surtout les monuments célébrant le roi à Paris suscitent non seulement des textes, des médailles ou des images caricaturales, mais des contre-monuments. À Vienne, c’est la colonne de la Trinité montrant la piété de l’empereur Léopold Ier remerciant Dieu, et non sa prétention à être un homme immortel ; à Berlin, la statue équestre avec des esclaves enchainés non du nouveau roi de Prusse Frédéric Ier (qui pourtant y avait songé), mais de son père décédé Frédéric-Guillaume, qui dès lors peut être célébré comme DIVO. On pourrait même se demander si le changement de plan du palais Harrach à Vienne, avec le remplacement de la galerie des glaces (que l’ex-ambassadeur souhaitait à l’imitation de Versailles) par une suite de cabinets sur la suggestion de Johann Lukas von Hildebrandt, n’est pas aussi un cas de réaction anti-versaillaise.
Replacés dans le jeu du politique, ces contre-monuments qui reprennent néanmoins des éléments formels de la création artistique louis-quatorzienne sont moins un indice de l’expansion de la France de Louis XIV en Europe qu’un élément de plus dans ce conflit de représentations que contrôla le roi de guerre au même titre que les batailles. Cette guerre des images est à la fois interne au royaume (où des caricatures circulent, notamment dans les milieux protestants, en provenance des Pays-Bas) et externe ; elle est rendue possible par l’aptitude croissante de couches toujours plus larges de la population à comprendre le sens des images et la diffusion massive de ces représentations (notamment par les almanachs qui avaient un coût minime : six sols, soit moins que le salaire journalier d’un artisan) qui devaient être commentées oralement. Hendrik Ziegler peut alors légitimement affirmer que « l’interdépendance entre la production, l’usage et la réception de l’art faisait partie des pratiques sociopolitiques courantes du début des temps modernes » (p. 234). Cette volonté de contenu politique dans les œuvres de la part des émetteurs, la perception du message par les récepteurs et la prise de conscience par les émetteurs de la lecture politique des images faite par différents types de récepteurs ont amené Louis XIV et les autres souverains à des « stratégies d’autoreprésentation artistique » ; aussi ont-ils « massivement utilisé l’art à des fins de propagande politique » (p. 229). C’est pourquoi l’auteur insiste à la fois dans l’introduction et la conclusion sur l’utilité du concept de propagande, souvent décrié pour les périodes anciennes, à partir du moment où il est utilisé à bon escient. Louis XIV, en ses représentations, ne fut peut-être pas aussi absolu qu’on le prétendit, et il faut accepter qu’il utilisa certainement l’image comme un outil de propagande.
[1] On trouverait une approche quelque peu similaire, venant également de l’Allemagne, pour l’histoire des images en France, avec l’étude de Hubertus Kohle et Rolf Reichardt, Visualising the Revolution, Politics and Pictorial Arts in Late Eighteenth-Century France (Londres, 2008).
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |