Châtelet, Anne-Marie - Storne, Franck (dir.): Des Beaux-Arts à l’Université. Enseigner l’architecture à Strasbourg. 2 volumes reliés pleine toile (vol. 1, 368 p., noir et blanc et couleur / vol. 2 216 pages couleur), 300 illustrations, format 22 x 26 cm, ISBN 78-2-86222-087-1, 49 euros
(Éditions Recherches / École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg, Strasbourg 2013)
 
Reviewed by Emma Maglio, Université d’Aix-Marseille
 
Number of words : 2359 words
Published online 2015-04-03
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2107
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          Nous trouvons les clés de lecture et les objectifs du livre dès son introduction, rédigée par l’une des éditeurs et par P. Bach, directeur de l’école d’architecture de Strasbourg. L’ouvrage, dont l’idée est née à l’occasion du déplacement du siège de l’Ensas dans le bâtiment réalisé par l’architecte Marc Mimram, permet de faire le point sur l’histoire de l’École, sur son identité et sur ses programmes pédagogiques de 1922 à 2000. Cette période est marquée par plusieurs événements cruciaux : les deux Guerres mondiales, les contestations de 1968, les réformes de l’enseignement, l’évolution des théories et des pratiques architecturales ainsi que de leurs relations avec la société et la ville en France et en Europe. L’école s’est interrogée sur son propre passé : on peut donc interpréter cet ouvrage comme une rétrospective, avant de se tourner vers l’avenir et les ambitions de l’Ensas. Né dans l’ombre des arts, l’enseignement de l’architecture a néanmoins hérité de nombre de ses caractères avant d’acquérir de façon définitive une dimension professionnelle et universitaire. L’histoire de l’école a été retracée en collectant des sources fragmentaires : en l’absence de notes de cours ou de maquettes, les annuaires et les archives départementales ont permis aux auteurs de retrouver les anciens professeurs et élèves, ainsi que plusieurs dessins originaux.

 

         Le premier volume est intitulé « Histoire et mémoires » et s’ouvre sur une présentation de l’organisation actuelle de l’école : le recrutement, la mobilité étudiante et l’ambition d’exercer un attrait international, par le biais de programmes interdisciplinaires, de collaborations en France et à l’étranger et de l’usage du numérique, qui font la force de l’Ensas. L’ensemble du volume s’articule en trois parties.

 

         Dans la première partie, Histoire (p. 4-183), nous retrouvons l’histoire de l’École en trois grandes phases : la période de l’école régionale ou Era (de sa création en 1922 aux années 1960), sa refondation (1965-1975) et son indépendance (1975-2000), ainsi que les lieux et les enseignements, et quelques portraits d’architectes donnant un aperçu sur l’activité professionnelle strasbourgeoise, en particulier durant la période délicate comprise entre 1910 et 1940. L’histoire de l’Ensas est étroitement mêlée au milieu historico-politique, géographique et culturel de Strasbourg et de la France. Depuis sa fondation en 1922, elle vit dans une condition « frontalière » stratégique, par rapport à la nouvelle politique culturelle de refrancisation de l’Alsace (en 1919 après la guerre franco-prussienne). Même si c’était dans un esprit de décentralisation de l’enseignement de l’architecture par rapport à Paris, ces écoles étaient calquées sur l’École des Beaux-arts (Ensba), élitiste et centraliste, qui recourait à des concours d’émulations et d’esquisses et qui donnait des médailles aux meilleurs élèves. L’enseignement de la composition architecturale était limité aux ateliers privés situés en dehors de l’école, ce qui constituait le seul élément de nouveauté. L’Era de Strasbourg, en particulier, fut établie en toute urgence pour répandre « le goût français » contre « le mauvais goût allemand » (p. 20), ainsi que pour revendiquer l’appartenance de l’Alsace à la France. Le premier siège de l’école fut le palais du Rhin, situé sur l’une des places centrales de la ville en face de l’université, où étaient également installées les archives régionales d’architecture et les bibliothèques de la faculté de Lettres. La bibliothèque de l’Era constitue aujourd’hui le fonds ancien de l’actuelle bibliothèque de l’Ensas et se compose en majeure partie de publications datant de l’entre-deux-guerres : son catalogue a été reconstitué par les auteurs à partir de l’inventaire existant.

 

         Pendant sa première période d’activité (1921-1949), l’école dut faire face au manque d’argent pour garantir la régularité et la qualité des cours ainsi que les voyages. Le parcours des études était structuré en quatre étapes (admission, seconde classe, première classe et diplôme) et le grand prix de Rome était réservé à une élite. Les exercices portaient sur des bâtiments monumentaux, très éloignés de l’actualité architecturale ; le seul atelier de support était placé sous les toits du palais. L’école ferma en 1939 et rouvrit en 1945 dans des conditions précaires : le palais était endommagé, les livres et les moulages avaient été disséminés, les enseignants et les étudiants ne revinrent pas tous. L’après-guerre fut caractérisé en fait par une rupture en matière d’enseignement, qui fut encadré dans une formation plus technique et marqué par une inspiration enfin tournée vers les maîtres internationaux. Peu à peu, les jeunes diplômés de Strasbourg s’imposèrent dans les chantiers nationaux.

 

         Parmi les effets de l’occupation de 1968, la fondation de l’Unité Pédagogique d’architecture (Upa), au lieu de l’Ensba et de l’Eras, inaugura un enseignement de masse et une formation basée en grande partie sur le terrain. Entre temps, les projets de rénovation du palais du Rhin et de construction d’une nouvelle école furent longuement débattus et remis en cause : une reconstruction du palais fut enfin achevée en 1965, mais un déménagement était nécessaire et un ancien garage en ville fut enfin reconverti (1980-87) pour loger le nouveau siège. Le bâtiment avait de grandes potentialités en raison de son système constructif et de son plan, ainsi que de sa localisation à proximité de la gare et du centre-ville : ce quartier en déshérence profita du processus de gentrification amorcé par une telle installation. Le projet des Strasbourgeois M. Moretti et G. Clapot prévoyait une organisation stratifiée en « plateaux fonctionnels » (p. 119), soulignant la situation d’angle et une disposition hiérarchique des espaces. Ce bâtiment résumait en fait l’esprit de l’après-1968 : une ambiance variée selon les espaces et une grande importance des flux et des communications spatiales et humaines.

 

         L’élaboration d’un nouveau système pédagogique en 1975 renouvela l’enseignement de l’architecture en France par une approche critique et par la confrontation à des situations réelles : le cursus, dans le cadre de trois cycles de formation, fut aussi diversifié. Les trois réformes ministérielles de l’enseignement de l’architecture contribuèrent ensuite à préciser l’autonomie des Upa et leurs programmes : en 1978, une sélection à la fin de la première année et le renforcement des enseignements techniques et de dessin ; en 1984, la réduction à deux cycles de formation ; en 1998, le retour à trois cycles, la création d’une matériauthèque et une attention prioritaire portée à la ville et à son développement « par rapport aux temporalités » (p. 66). Les auteurs remarquent que de telles réformes n’ont pas résolu la question de l’enseignement de l’architecture et que le problème majeur de l’école reste l’absence d’une culture architecturale. Ce sujet est abordé seulement en fin d’ouvrage, bien qu’il eût mérité une plus grande place : pour les auteurs, « une doctrine officielle de l’architecture n’est ni possible ni souhaitable, mais une politique architecturale est indispensable » (p. 273), car les 21 écoles d’architecture en France ne sont pas nées d’une volonté pédagogique commune. Quelques pistes sont données, mais une réflexion plus large devrait concerner, à notre avis, l’intégralité des écoles afin d’élaborer des modèles communs. L’urgence d’introduire les éléments d’une culture architecturale à travers la formation des maîtres d’ouvrages et  par les médias est décrite comme l’une des solutions identifiées mais cela n’est peut-être qu’un point de départ. Nous devons constater, en ce sens, le manque total de références aux principales théories architecturales élaborées à partir du début du XXe siècle en France et à l’étranger, de Perret à Le Corbusier, de Wright à Van der Rohe. Cela nous apparaît en revanche assez central dans le retracement de l’histoire d’une école qui a évolué pour sortir d’une dimension régionale de son enseignement et qui s’est interrogée hier et s'interroge encore aujourd’hui sur la question de l'identité de la culture et de la politique architecturale en son sein.

 

         La deuxième partie du premier volume est consacrée aux Mémoires (p. 186-274) et offre plusieurs témoignages d’élèves, enseignants et directeurs de l’école tout au long de son histoire. Au-delà des expériences personnelles, il s’agit d’un parcours très intéressant car il explore de l’intérieur les dynamiques de l’enseignement, de la vie quotidienne, des difficultés du cursus et du travail, de la pédagogie et de l’autonomie de l’école elle-même. Toutefois, les différentes histoires n’apparaissent pas suffisamment reliées entre elles, n’arrivant pas à dépasser la dimension d’un « annuaire ». Parmi les souvenirs d’élèves (p. 187-231), G. Stoskopf (élève de 1924 à 1934) fut l’une des "vedettes" de l’Ensba de Strasbourg, ainsi que le lauréat du concours de Rome et d’autres prix. R. Schweitzer (1945-53), quant à lui, appartenait à une génération d’étudiants autodidactes, fascinés par les maîtres du XXe siècle, mais qui ne put voyager à cause du manque de financements. M. Vorburger-Bicking (1962-69) obtint facilement son diplôme en 1969 car après les contestations « on voulait évacuer les élèves » (p. 213), mais rencontra des problèmes sur les chantiers pour se faire entendre en tant que femme. J.-M. Biry (1973-81), enfin, fut touché par les réformes des études qui avaient ouvert l’enseignement aux problèmes réels de la ville.

 

         La troisième partie du premier volume, Annexes (p. 278-368), contient une liste des élèves et des enseignants de l’école, le catalogue des ouvrages du fonds ancien de la bibliothèque, les index et les crédits de ce grand recueil de témoignages et d’images.

 

         Le deuxième volume de l’ouvrage, intitulé « Dessins », complète en fait la reconstitution de l’histoire de l’école à travers les travaux de ses étudiants : leurs diplômes, en particulier, rendent compte des orientations personnelles et de la pédagogie mise en place en un siècle d’activité. Il s’agit de dessins de grandes dimensions, qui sont parfois en mauvais état de conservation. Le volume se compose de cinq parties, qui reflètent l’articulation du cursus en quatre étapes : Admission (p. 12-27), Seconde classe (p. 30-87), Première classe (p. 90-157) et Diplômes et prix de Rome (p. 160-187), une cinquième partie rassemblant des exercices et des diplômes rédigés après 1968 (p. 190-215). Une telle distinction n’est pas le fait du hasard. D’abord, on voit bien la progression dans la complexité des dessins : on va des études simultanées de dessin et de modelage aux concours d’architecture comprenant esquisses et projets rendus, au projet d’architecture pour le diplôme « conçu et développé comme s’il devait être exécuté » (p. 160), jusqu’aux prestigieux prix de Rome. Ce qui nous semble le plus intéressant, toutefois, c’est l’évolution des sujets : à partir des années 1950, nous retrouvons également des bâtiments d’architecture contemporaine, ce qui manquait complètement avant (à partir de la page 67) ; après 1968, enfin, la tendance majeure est de sensibiliser les élèves à l’environnement bâti et à l’urbanisme, aux thèmes sociaux, au rapport passé-présent en architecture. Il s’agit d’une réflexion totalement délaissé par les auteurs, qui ont donné la priorité à d’autres thématiques, tandis que cela aurait pu faire saillir la valeur des dessins, pour ne citer que quelques pistes, par rapport à la production nationale de la même époque ou, encore, à l’évolution des techniques de réalisation. La qualité et la rareté de ce matériel nous poussent à souhaiter que les auteurs se fassent promoteurs, à l’avenir, d’une étude ultérieure portant sur l’école de Strasbourg comme véritable atelier de création graphique et architecturale.

 

         En conclusion, le but annoncé par les auteurs semble atteint. La reconstitution de l’histoire de l’Ensas apparaît claire et passionnante, en particulier parce qu’elle s’ouvre sur une réflexion transversale et multidisciplinaire, au-delà de ce que le titre de l’ouvrage laissait présager, et dépasse la pure « sponsorisation » de l’école par elle-même. La succession d’événements et de déplacements au fil du temps renvoie à une réalité institutionnelle et culturelle complexe, de plusieurs écoles plutôt qu’une seule : cela constitue, à notre avis, le point de départ pour d’autres approfondissements possibles mais qui ne sont pas vraiment abordés par les auteurs. Les dessins présentés dans le deuxième volume, en particulier, constituent l’une des richesses de cet ouvrage, même si l’étude de ces dessins n’était pas l’objectif prioritaire des auteurs. Un siècle de réformes et de transformations a en effet affecté en profondeur l’art du dessin, les techniques de représentation, la théorie de l’architecture et la recherche dans le domaine du bâti. Tous ces sujets, examinés du point de vue de Strasbourg en tant que ville frontalière, manquent toutefois d’une perspective de comparaison avec d’autres écoles françaises, à commencer par celle de Paris : d’autant plus que cet ouvrage entend s’intégrer à un grand portrait des écoles d’architecture en France au XXe siècle. Le résultat est donc une représentation plutôt indépendante d’une école d’architecture, qui apparait sans connexions avec les autres écoles et avec les transformations de la culture architecturale en France et dans le monde depuis le début du XXe siècle.

 

 

Sommaire

 

Volume 1. Histoire et mémoires

HISTOIRE
— L’Ecole en trois temps (M.-J. Dumont, A.-M. Châtelet, M. Denès et D. Peverelli, p. 12-71)
— Lieux et enseignements (M. Freymann, F, Storne, F. Olivier-Utard, M. Porrino, A. Diener, D. Peverelli, B. Morovich et L. d'Emilio, p. 72-135)
— Architecte en Alsace (V. Umbrecht, C. Weber, N. Lefort, D. Durand de Bousingen, C. Johann et G. Bolle, p. 136-183)

MÉMOIRES
— Souvenirs d’élèves de 1924 à 1981 (G. Stoskopf, R. Schweitzer, C. Loth, G. Cahen, M. Vorburger-Bicking, S. Bicking, R. Hoenner, B. Fleck, F. Laroche-Traunecker et J.-M. Biry, p. 194-231)
— Souvenirs d’enseignants de 1967 à 2005 (R. Tabouret, S. Jonas, P. Miller-Chagas, D. Pauly, D.W. Dreysse, A. Scobeltzine, C. Enjolras, C. Bachofen et B. Le Roy, p. 233-261)
— Souvenirs de directeurs de 1949 à 2003 (G. Stoskopf, E. de Cointet et Y. Ayrault, p. 263-266)

DICTIONNAIRE des élèves et étudiants et CATALOGUE des ouvrages du fonds ancien (F. Storne, p. 278-354)

 

Volume 2. Dessins

ADMISSION : Compositions d’architecture ; dessins d’une tête ou d’un ornement (Présentation des travaux d'E. Mantz, G. Stoskopf, R. Schweitzer, S. Bicking, M. Vorburger, J.-P. Treiber et F. Laroche, p. 14-27)

2nde CLASSE : Études de dessin et de modelage ; concours sur les matières de l’enseignement scientifique ; concours d’architecture (Présentation des travaux de M. Roman, J.-P. Treiber, S. Bicking, T. Helmlinger, R. Meyer, G. Stoskopf, H. Herz, E. Voltz, J.-J. Risch, C.-H. Arnhold, G. Delanoe, R. Schweitzer, C. Fassnacht,
R. Jost, R. Hoenner, M. Vorburger, F.-X. Guri, R. Will, R. Meyer, R. Deuchler et C. Pache, p. 32-87)

1ère CLASSE : Concours sur les matières de l’enseignement scientifique ; concours d’architecture (Présentation des travaux de N. Prévôt, M. Roman, P.-Y. Schoen, G. Spinner, J.-P. Treiber, S. Bicking, M. Vorburger, R. Jost, C.-H. Arnhold, A. Loth-Schmitt, H. Herz, R. Hoenner, G. Stoskopf, E. Mantz et J. Arbogast, p. 91-157)

DIPLÔMES ET PRIX DE ROME (Présentation des travaux d'E. Mantz, G. Stoskopf, A. Fleischmann, H. Herz et A. Mehl, p. 161-187)

APRÈS 68 : Exercices ; diplômes (Présentation des travaux de F. Laroche, R. Hemmerlé, C. Denu, E. Ollivier, C.-M. Brolly, F. Daune, A. Dubler et O. Michaud, p. 190-216).