Barreto, Joana : La Majesté en images. Portraits du pouvoir dans la Naples des Aragon. 505 p., 600 ill., ISBN 978-2-7283-0974-0, 46 €
(École française de Rome, Rome 2013)
 
Reviewed by Nicolas Cordon, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
 
Number of words : 1723 words
Published online 2015-01-13
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2121
Link to order this book
 
 

 

          Le livre de Joana Barreto, La Majesté en images. Portraits du pouvoir dans la Naples des Aragon est une étude très remarquable du rôle attribué à la production artistique dans la construction d'un projet politique à la Renaissance. L'auteur nous transporte à l'époque d'Alphonse V d'Aragon et de ses descendants, rois de Naples (territoire comprenant non seulement la cité parthénopéenne mais également un bon tiers de la péninsule italienne, des Abruzzes au nord à la Calabre et aux Pouilles au sud) entre 1442 et 1501. Dynastie ibérique, les Aragon s'emparent du mezzogiorno italien après la victoire d'Alphonse sur René d'Anjou au printemps 1442, amplifiant ainsi des possessions dans l'ouest de l'Espagne (Catalogne, Majorque et région de Valence) et le sud de l'Italie (Sicile et Sardaigne), dans le projet de faire de la Méditerranée un « lac catalan ». Loin de se contenter d'importer culture et traditions, les Aragon de Naples créeront un modèle de gouvernement original, véritable préfiguration de l'État moderne.

 

          Le propos de cet ouvrage est de montrer que loin d’être un simple support de témoignage ou d'illustration, la production artistique fut utilisée par les Aragon comme le moteur de leur action publique. S’inspirant des études d’Alfred Gell ou de Jean-Jacques Wunenburger sur la performativité des images, Joana Barreto réserve la plus haute importance à la dialectique entre image et imaginaire, l’amalgame des deux servant et orientant le projet politique aragonais. Cet imaginaire est analysé dans la multiplicité de ses expressions : peinture, sculpture, mais aussi céramique, enluminure, orfèvrerie, numismatique, spectacle, cartographie, littérature, les médiums utilisés par les Aragon de Naples étant nombreux et particulièrement variés. Dans chacun des cas, il s'agit de montrer comment les images construisent le discours politique, plus qu'elles ne le secondent. De l'imposant arc de triomphe du Castelnuovo à la production des albarelli - vases pharmaceutiques décorés des portraits de la famille royale et de ses alliés -, des médailles de Pisanello aux bustes des princesses aragonaises sculptés par Francesco Laurana, des enluminures de l'atelier Rapicano aux batailles de bronze de Guglielmo Monaco, l’analyse de Joana Barreto est guidée par une approche résolument pluridisciplinaire, particulièrement bienvenue alors que les études sur la Renaissance accordent souvent une attention trop importante aux seuls « chefs-d'œuvre » consacrés.

 

          Le discours s’organise en dix chapitres regroupés en trois grandes parties. La première partie s’intéresse aux grandes aspirations qui forgent l’imaginaire des Aragon, en traitant de l’attachement à la culture gothique, de l’adhésion à l’idéal antique, du lien avec le sacré et de la fonction de l’imagerie guerrière. La deuxième partie analyse la construction de l’image monarchique à travers la codification du portrait royal, la prépondérance de la notion de majesté et la richesse des spectacles éphémères. Enfin, le dernier axe regroupe les trois derniers chapitres et s’intéresse au rayonnement de l’idéal politique créé, de par la diffusion de ses images, sa transmission à l’intérieur de la dynastie et sa surprenante modernité. Un corpus de deux cent soixante images en couleur, d’une très grande qualité, vient accompagner le texte, ainsi qu’un dossier d’annexes comprenant douze documents. Nombreuses sont les thématiques et les problématiques brillamment exploitées par Joana Barreto, et nous avons choisi de nous arrêter sur trois aspects de cette passionnante étude.

 

          L’analyse du De Maiestate de Giunano Maio, un ouvrage rédigé peu avant 1492 se voulant un véritable condensé du discours politique construit à la cour de Ferdinand Ier, fils d'Alphonse V et roi de Naples entre 1458 et 1494, illustre bien la primauté du rôle conféré aux images dans la culture produite pour les Aragon. Œuvre d'un humaniste napolitain qui fut le maître de Sannazaro, le De Maiestate est un traité faisant du concept de majesté non pas un simple attribut royal mais la vertu suprême de l'État. Pour Maio, la Majesté est la reine des vertus politiques, présidant à toutes les autres, et Ferdinand Ier en est son incarnation parfaite. La théorisation d'une notion abstraite est donc instrumentalisée pour faire la louange de la figure royale et la Majesté est rendue tangible par l'utilisation d'exempla se référant de façon plus ou moins véridique à l'histoire récente du royaume napolitain et des actions de Ferdinand. Le traité offert au roi était accompagné de trente enluminures (dont vingt-six ont survécu jusqu’à nous) peintes par Nardo Rapicano, l'un des artistes les plus importants du scriptorium royal. Le propos de Joana Barreto est de montrer que l'image et le texte ont un fonctionnement symbiotique dans la construction du discours. Chaque image peinte par Rapicano se réfère à un exemplum énoncé par Maio et va au-delà de la simple illustration en s’imposant comme une sorte de métadiscours, ou plutôt, selon les mots de Barreto, de commentaire crypté, sollicitant la complicité du lecteur. L’enlumineur use de procédés mnémoniques (à travers l’inclusion de portraits, paysages et monuments) et iconiques recherchés, associant à la figure de Ferdinand toute la dynastie aragonaise, dans une visée allégorique instrumentalisant l’histoire, mais également la mythologie gréco-latine. Ainsi apparaît la figure de Pan, renvoyant dans ce contexte au mythe de l’âge d’or. Placées en ouverture de chaque chapitre alors que les exempla auxquels elles font référence se trouvent en fin, les enluminures de Nardo Rapicano dirigent la lecture. On comprend grâce à l'analyse proposée que la portée du traité politique de Maio ne se conçoit pas sans le reflet qu'en constituent les images peintes, elles-mêmes un discours à part entière dont les enjeux sont très clairement définis, expliqués et commentés par Barreto.

 

          Le thème de l’Antiquité occupe une place importante dans l’imaginaire des Aragon, souverains de la Renaissance, et inspire notamment les processus mis en œuvre pour italianiser la dynastie. Afin de légitimer et d'asseoir leur pouvoir, Alphonse V et ses descendants doivent en effet s'approprier l'histoire du territoire qu'ils gouvernent, et encouragent les humanistes et les artistes à investir la mémoire du passé antique napolitain. Le thème choisi est celui de la renovatio imperii, assimilant Naples à la Rome impériale. La prise du royaume le 22 juin 1442 est ainsi célébrée par un spectaculaire défilé triomphal, considéré comme l'un des événements fondateurs de la Renaissance européenne. Il s'agit du premier triomphe à l'antique de l'histoire moderne, ouvrant la voie d'une tradition plébiscitée par les princes et les papes renaissants. Joana Barreto montre avec luxe de détails comment tradition du spectacle catalan et propagande antiquisante se trouvent mêlées dans une œuvre artistique totale, relayée par la Cronaca Figurata de Melchiore Ferraiolo, un récit illustré narrant l’histoire de la Naples aragonaise et composé à la fin du Quattrocento. Le thème du triomphe est un attribut essentiel dans la stratégie de communication d'Alphonse V visant à faire de lui, symboliquement, un nouvel empereur romain, et on le retrouve dans l'architecture du Castelnuovo, la résidence des souverains, qui s'ouvre d'un majestueux arc à l'antique construit à partir de 1453. Barreto propose une analyse renouvelée de son iconographie mêlant références impériales, funéraires et mythologiques à une galerie de portraits idéalisés. L'identification impériale dans la propagande visuelle d'Alphonse d'Aragon doit permettre à celui-ci de se démarquer des princes italiens et s'étoffe notamment suite à la venue à Naples de Frédéric III, du Saint Empire, en 1450, faisant naître une fructueuse émulation. Celle-ci se vérifie dans la production de médailles à l'antique, marquée par la venue à la cour aragonaise de Pisanello, entre 1448 et 1455.

 

          Comme l’indique le titre de l’étude, l’un des grands fils conducteurs du discours est le thème du portrait – ou plutôt des portraits, le pluriel ayant ici tout son sens –, à travers la représentation de l'effigie des souverains, mais également celle du territoire et de la ville elle-même, Naples, car, comme le rappelle l'auteur, à la Renaissance le portrait s'entend pour toute chose de laquelle on donne une image visuelle ressemblante, et en ce sens la Tavola Strozzi peinte sous le règne de Ferdinand Ier, premier « portrait de ville » de la Renaissance italienne, constitue un cas exemplaire. Ce tableau à l'attribution incertaine figure le retour victorieux de la flotte de Ferdinand dans la baie de Naples après la bataille d'Ischia contre les Anjou en juillet 1465. Joana Barreto étudie le fonctionnement figuratif de cette image offrant une vue idéalisée de la cité parthénopéenne conçue comme une vision symbolique du pouvoir aragonais, participant de l’émergence d’une conscience identitaire allant au-delà de la figure du roi sans s’y substituer pour autant. L’analyse des portraits des Aragon met quant à elle en évidence la tension entre le naturalisme propre à l'art de la Renaissance et l’impératif d’une codification permettant à l’image du souverain d’être reconnue immédiatement. Le pouvoir aragonais favorisera ce dernier aspect, à travers notamment le rôle très important donné à la production de médailles et de monnaies – le portrait numismatique apparaissant à Naples avant de se diffuser dans les autres cours de la Renaissance –, et l’engouement pour les portraits sculptés « à l’antique ». Bien que les artistes flamands soient nombreux à Naples et que le goût des Aragon soit très sensible à l’art du nord de l’Europe, l’influence du portrait naturaliste à la Van Eyck y est paradoxalement assez minime. Les portraits peints sont d'ailleurs peu commandés et les rois aragonais privilégient la sculpture ou le travail du métal pour leurs représentations, se démarquant d’une mode qui commençait à se développer dans les autres puissances italiennes, comme à Florence par exemple. Il s’agit de la construction d’une image aristocratique et dynastique clairement dissociée des types et usages du portrait bourgeois. Le propos est particulièrement important si l’on tient compte de la place centrale occupée par le développement du portrait dans la définition de la culture renaissante depuis Jacob Burckhardt. Images du pouvoir, les portraits témoignent d’une volonté de maîtrise de la représentation du roi et de son royaume, s’appliquant dans cette étude à l’ensemble des créations artistiques reflétant l’imaginaire politique des Aragon de Naples.

 

          Trop souvent laissé en marge des études sur la Renaissance, l’art napolitain de la seconde moitié du XVe siècle constitue pourtant un domaine culturel très riche. La Majesté en images en est une illustration des plus concluantes. Bien que le discours soit d’une extrême précision et d’une très haute qualité scientifique, la lecture reste accessible aux non-initiés et s’adresse aux historiens et historiens de l’art, comme à toute personne s’intéressant à la Renaissance, comprise comme un phénomène global appelant une analyse décloisonnée.