Fièvre, François: Le Conte et l’Image. L’illustration des contes de Grimm en Angleterre au XIXe siècle. 380 p., ISBN : 978-2-86906-306-8, 25 €
(Presses universitaires François Rabelais, Tours 2013)
 
Compte rendu par Ilaria Andreoli, CNRS
 
Nombre de mots : 2300 mots
Publié en ligne le 2015-04-14
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2127
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          Une des raisons du succès des frères Grimm dans l’Angleterre de la fin du XIXe siècle est sans doute la légende romantique entourant la collecte de leurs contes, comme de ceux d’Andersen ou, plus tôt, de Perrault. Mais les contes des Grimm sont aussi devenus célèbres par leur illustration à une époque de vulgarisation de la lecture et de l’image imprimée, conséquence directe de la révolution industrielle. Dès la première moitié du XIXe siècle, on assiste, parallèlement à leur utilisation par le nationalisme allemand, à leur « internationalisation » grâce aux lectures savantes des folkloristes, en particulier en Angleterre, et grâce à leur statut de classique de la littérature de jeunesse. Or la littérature de jeunesse, telle qu’elle s’élabore alors, allie de manière privilégiée l’image au texte. En 1823, la première traduction anglaise des contes est aussi une première édition illustrée, comme toutes celles qui suivront. Dans la droite ligne des études  sur le texte et l’image que propose la collection « Iconotextes », le livre de François Fièvre, une réélaboration de sa thèse de doctorat, a donc choisi d’examiner l’illustration des contes de Grimm en Angleterre pendant un siècle autour de quatre suites : celles de George Cruikshanck en 1823 et 1826, de Richard Doyle en 1846, de Walter Crane en 1882 et d’Arthur Rackam en 1900, 1909 et 1917.

 

          George Cruikshank  (1792-1878), connu surtout en tant que caricaturiste, ne tarde pas, à partir des années 1820, à s’intéresser au marché en pleine expansion du livre illustré.  Les petites vignettes à l’eau-forte, aux contours irréguliers, qui ornent ses German Popular Stories,  publiées en deux volumes en 1823 et 1826, reprennent le modèle de la vignette romantique, inaugurée en Angleterre par Thomas Bewick. L’illustrateur y accentue tellement les aspects grotesques du texte que ses vignettes ressemblent à des caricatures où les personnages sont représentés en minuscule. Si cette prédilection pour le microcosme est étroitement liée à sa technique minutieuse d’aquafortiste, elle correspond aussi à un parti pris esthétique. Dans le décor, Cruikshank mêle allègrement fantaisie orientale et décor médiéval, car son objectif principal est de débrider l’imagination et de faire référence à un ailleurs qui évoque autant les mythes nordiques que les Mille et Une Nuits. La caractéristique fondamentale de cet ailleurs est qu’il constitue une origine. Illustrés par Cruikshank,  les contes ne sont plus vraiment allemands mais gothiques, c’est à dire issus d’une Allemagne telle que l’Angleterre la comprend, rêvant en elle sa propre origine.

 

          La répartition des vignettes, elle, n’est sans doute pas due à Cruikshank. Dans le recueil de 1823, elles sont toujours insérées en face de la portion de texte qu’elles mettent en image. Le recueil de 1826, au contraire, pêche par un abandon très rapide du rythme, intenable compte tenu du nombre restreint des illustrations par rapport à celui des contes, d’une illustration tous les deux contes, abandon qui mène à une fin d’ouvrage complètement dénuée d’illustrations. Ce décalage entre les deux recueils vient très certainement du fait que l’on passe d’un éditeur, Charles Baldwyn, à un autre, James Robins : si l’un avait conscience de l’importance d’une répartition cohérente des contes et des images dans le recueil, l’autre s’en souciait beaucoup moins.  C’est en tout cas par l’intermédiaire de l’Angleterre que la France connut l’œuvre des Grimm. La toute première traduction des contes de Grimm en langue française est en effet une traduction des German Popular Stories publiées par Baldwyn, recueil sans nom de traducteur ni d’auteur, intitulé Vieux contes pour l’amusement des grands et des petits enfants, que publia à Paris Auguste Boulland et Cie en 1824. Les illustrations d’Ambroise Tardieu copient sur bois les eaux fortes anglaises, très probablement sans l’autorisation de leur auteur puisque son nom n’est pas plus  mentionné que celui des Grimm.

 

          The Fairy ring (1846), illustré par Richard Doyle, par ailleurs caricaturiste pour Punch et illustrateur de Dickens, s’inscrit à la fois dans le genre de la peinture féérique et dans celui du nonsense. Le livre est explicitement destiné aux enfants : s’il était dans l’intention initiale du traducteur, John Edward Taylor, de le publier pour les fêtes de Pâques, l’ouvrage paraît en définitive pour celles de Noël 1845. Doyle fournit en tout treize xylographies dont un frontispice, une vignette de titre et une vignette de couverture. Les dix autres illustrations sont des hors-texte, placées au début des contes, et non en face des passages illustrés. Elles sont toutes dotées d’un titre calligraphié par l’artiste, ce qui leur permet de remplir la fonction de page de titre de contes essentiellement choisis pour leur caractère merveilleux, à l’inverse des German Popular Stories. Même s’il ne travestit pas le texte, Doyle tente d’y importer une esthétique féérique tout victorienne. Chez lui l’idéalisation de l’enfance semble découler à la fois d’une volonté de rendre cet âge de l’homme dans son innocence et sa pureté morale supposées, mais également de le « neutraliser » en niant en lui toute détermination psychologique, positive comme négative. Tous les éléments potentiellement effrayants des contes sont ainsi neutralisés, laissant la place à un sentimentalisme vague, caractéristique de la sentimentalité « fleur bleue » de la seconde génération du romanticisme septentrional. The fairy Ring connut un bon succès commercial qui entraîna une seconde édition, augmentée de sept contes, mise en vente l’année suivante. Il fit par ailleurs très rapidement l’objet d’une reproduction non autorisée outre-Atlantique : en 1851 est publiée une édition américaine de l’ouvrage, rééditée deux fois jusqu’en 1854 à Philadelphie, et au moins quatre fois de 1854 à 1858 sous le titre Stray Leaves from fairy Land for Boys and Girls.

 

          Quand Walter Crane, l’un des illustrateurs majeurs du dernier tiers du XIXe siècle,  illustre une nouvelle traduction des contes de Grimm due à sa sœur, Lucy Crane, en 1882, ces Household stories  participent d’un contexte culturel et artistique complexe, où le renouveau des arts décoratifs est un élément majeur. Contrairement à ses précédents albums pour enfants, Crane ne conçoit pas les illustrations des Household stories en couleurs mais en noir et blanc, ce qui témoigne de sa volonté d’en appeler à un public plus large que celui de l’enfance, pour qui la couleur serait un élément indispensable. L’édition ne rassemble pas moins de 174 gravures sur bois, dont douze illustrations en pleine page. Tous les textes, sans exception, sont illustrés et chaque illustration occupe dans le livre une place précisément déterminée : bandeau en tête de conte, cul-de-lampe en fin, et chaque illustration hors-texte est insérée non en face du passage représenté mais de la première page du conte qu’elle illustre, de manière à former à chaque fois une double page ornementée comprenant un bandeau, une lettrine et une illustration en pleine page. Les planches en pleine page, réservées aux contes merveilleux, sont toujours placées entre deux autres afin de rythmer l’ouvrage d’un bout a l’autre.

 

          Par le choix du noir et blanc, Walter Crane a voulu donner un équivalent visuel des premiers livres imprimés allemands. Si le recueil de Grimm n’est pas sa première tentative pour se mesurer à Dürer ou Holbein, dont il est grand amateur, c’est une occasion privilégiée de confrontation avec ces maîtres. Adopter la technique xylographique, et non la photolithographie comme l’artiste en avait soulevé la possibilité au tout début du projet, est également significatif. Pour donner leurs lettres de noblesse aux contes, Crane fait explicitement référence aux tailleurs d’images de la Renaissance allemande en des gravures archaïsantes de caractère hermétique, voire emblématique. L’insuccès commercial de l’ouvrage fut contrebalancé par sa fortune inhabituelle dans le milieu scolaire, par son utilisation comme modèle pour les arts décoratifs - spécialement pour la tapisserie -, et par l’engouement qu’il suscita dans les milieux littéraires belges et français.

 

          Les Grimm’s Fairy Tales (1900 et 1909) illustrés par Arthur Rackam ouvrent un nouveau chapitre des lectures anglaises des contes de Grimm. Au milieu des années 1890, Rackham se tourne vers l’illustration de livres parce qu’il craint non sans raison pour le métier d’illustrateur de presse, mais également parce qu’il tend vers un registre merveilleux et fantastique plus adapté à l’illustration de fiction. Sa première édition des contes de Grimm, une nouvelle traduction de 63 contes, paraît chez  Freemantle & Co à la fin de l’année 1900, pour les étrennes. Les 99 dessins originaux ont été reproduits par le nouveau procédé de photogravure au trait et le livre ne contient que des compositions en noir et blanc, à l’exception de la couverture, des pages de titre et de frontispice, qui sont imprimées en trichromie. Pour l’illustrateur, c’est l’occasion de montrer de quoi il est capable en se confrontant à un grand classique de la littérature enfantine, ce qui lui permettra de s’insérer dans le milieu professionnel du livre illustré. Une réédition de très mauvaise qualité et à très bon marché voit le jour en 1904 chez Partridge & Co, avec seulement douze illustrations, médiocrement reproduites, mais trois contes supplémentaires. En 1907 Constable & Co. rachète les droits d’utilisation de l’édition de 1900 pour la rééditer quasiment à l’identique. Au cours des années 1900, néanmoins, les temps ont changé. Quand les Grimm’s Fairy Tales sont réédités en 1909, Rackham est devenu la personnalité artistique la plus convoitée par les éditeurs londoniens de gift books.  Il ne cède plus aux éditeurs ses œuvres originales mais les vend aux collectionneurs pour son propre compte. Ayant conservé ou racheté à Freemantle les originaux de ses illustrations pour l’édition de 1900, Rachkam commence à les remanier, notamment en les colorant à l’aquarelle, afin de mieux les vendre ensuite aux particuliers. En 1909, l’édition Constable, entièrement révisée, paraît sous quatre formes différentes : une édition anglaise standard ; une édition de luxe anglaise in folio, où les 40 planches en couleur sont collées sur un papier cartonné, limitée à 750 copies ; une édition standard américaine ; une édition de luxe américaine limitée à 50 copies. La division de l’édition en plusieurs tirages permet d’atteindre un public plus varié que celui de l’édition de 1900 ou la réédition de 1907, notamment celui des amateurs fortunés de livres-objets. Les 99 illustrations originelles font place en 1909 à un total de 110 images : un grand nombre d’illustrations en noir et blanc sont réutilisées en l’état ; certaines sont simplement remaniées et d’autres sont totalement recomposées pour être adaptées au format d’une planche en couleur. La plupart des illustrations en couleur (32 sur 40) sont issues d’illustrations antérieures complétées et agrandies avant d’être mises en couleur. Une seule illustration passe de la couleur au noir et blanc : celle qui ornait la couverture de l’édition de 1900, remaniée en vignette dans l’édition de 1909. Seules dix illustrations en noir et blanc sont créées pour l’occasion, contre huit nouvelles compositions en couleur. Significativement, quand il illustrera à nouveau les contes de Grimm en 1917 sous le titre de Little Brother & Little Sister and other Tales, dans une nouvelle traduction, il conservera la forme de l’édition de 1909 : une majorité d’illustrations en noir et blanc (43), assorties de quelques planches en couleur (13). Cette série d’illustrations étant totalement nouvelle, la continuité avec la formule adoptée en 1909 résulte d’un choix éditorial et artistique délibéré : s’il ne dédaigne pas l’emploi de la couleur, l’artiste semble trouver l’usage du noir et blanc particulièrement approprié à la mise en images des contes de Grimm. Les seuls points communs à l’ensemble des illustrations de ces trois éditions sont l’ajout quasi systématique d’une légende – qui est toujours une citation du texte – et d’autre part l’insertion de l’image en face ou à proximité immédiate du passage de texte illustré. En 1917, Little Brother & Little Sister reste dans la logique commerciale d’avant-guerre : publication parallèle d’une édition standard et d’une édition de luxe.

 

          Au XXe siècle, l’influence de Rackham se manifeste sans doute plus dans le dessin animé que dans la peinture ou le livre illustré. Ses éditions illustrées connaissent encore un succès très important dans les années 1920 aux Etats-Unis et il est peu probable qu’un dessinateur passionné de contes de fées comme l’était Walt Disney n’ait pas connu, dès cette époque, les illustrations de l’artiste anglais.

 

          Stylistiquement, jusqu’à la fin des années 1870, deux tendances se sont ainsi affrontées en Angleterre pour l’illustration des contes de Grimm : une veine « caricaturale » qui, avec Cruikshank, préfère insister sur le caractère grotesque ou humoristique des contes, et une veine « naïve » qui, avec Doyle, met en valeur leur caractère fantaisiste et merveilleux. Walter Crane, d’abord avec ses toy books puis avec ses publications plus personnelles comme les Household stories, enclenche une véritable révolution dans l’art d’illustrer les livres pour enfants au moment où l’essor des Arts & Crafts professionnalise et institutionnalise le métier d’illustrateur. Si Cruikshank et Doyle étaient des autodidactes issus du milieu de la caricature, Crane comme Rackham sont au contraire rompus aux techniques académiques du dessin et font partie de diverses sociétés et clubs artistiques, ce qui leur permet de partager connaissances, compétences, expositions et marchés.

 

          Pour cette étude très fouillée, l’auteur a exploité des sources fort diverses, des archives d’éditeurs jusqu’aux correspondances, préfaces et comptes rendus de presse. François Fièvre, entrecroisant habilement les domaines germanique et britannique, introduit à une réflexion européenne sur la mise en images des contes après leur entrée en littérature. Le rapport entre traduction, sélection des contes et choix des illustrations est analysé de façon à faire apparaître les processus de transfert culturel et de réinterprétation du texte en fonction des lectorats nationaux et des classes d’âge. L’histoire visuelle des contes est en effet celle d’une circulation multiforme. La retracer permet non seulement de découvrir un pan peu exploré de l’histoire culturelle du XIXe siècle, mais aussi de faire l’archéologie de notre propre représentation des contes, qui passe par une constellation d’images aussi bien que par un réseau de traductions, d’adaptations et de réécritures.  En raison même de l’importance de cet ouvrage, on regrettera certaines redondances et une répartition de la bibliographie par thème qui rend sa consultation malaisée.