Schnapper, Antoine : David, la politique et la Révolution, Collection Bibliothèque illustrée des histoires, 446 p., ISBN : 9782070142699, 39,90 €
(Gallimard, Paris 2013)
 
Compte rendu par Gaëlle Loisel, Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand
 
Nombre de mots : 2137 mots
Publié en ligne le 2014-10-21
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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              En 1989, dans le cadre de la commémoration du bicentenaire de la Révolution, Antoine Schnapper est chargé d'organiser une exposition consacrée à Jacques-Louis David, qui se tient au Louvre et à Versailles d'octobre 1989 à février 1990. Avec Arlette Sérullaz, il publie un important catalogue, au sein duquel se trouvent plusieurs études qui retracent l'itinéraire artistique et politique du peintre. Dans David, la politique et la Révolution, Pascal Griener a choisi de rassembler plusieurs textes issus de ce catalogue, ainsi que des travaux antérieurs, qu’Antoine Schnapper a consacrés au peintre. L’ensemble forme un tout cohérent, visant à éclairer les rapports entre art et politique sous la Révolution et l’Empire. Pascal Griener a voulu restituer ces travaux « dans leur fluidité naturelle », sans les alourdir par un appareil critique trop important (p. 9) ; textes et illustrations sont ainsi entrelacés de telle sorte que l'analyse dialogue sans cesse avec l'image, ce qui en rend la lecture particulièrement agréable.

 

               La question qui se pose d'abord est celle-ci : pourquoi rééditer ces textes aujourd'hui ? Quel intérêt présentent-ils pour le lecteur contemporain ? Les travaux d'Antoine Schnapper contribuent à l'interprétation politique de l'œuvre de David, qui fait l'objet de vifs débats, notamment dans les années 1980. Mais surtout, ce faisant, l'historien de l'art interroge le statut de sa discipline et ses méthodes. Les études qu'il consacre à David interviennent en effet dans un contexte particulier, sur lequel Pascal Griener revient dans sa préface : d'une part, des historiens comme Roger Chartier et François Furet renouvellent l'approche de la période révolutionnaire. Ce dernier, « en énonçant que “la Révolution française est terminée”, […] réclame qu'elle cesse d'être instrumentalisée par la politique pour devenir un objet de recherche historique ordinaire […]. » (p. 19) Il refuse également d'analyser cet épisode de l'histoire comme une rupture fondamentale, idée qui dominait alors chez les analystes. D'autre part, au même moment, les historiens de l'art réfléchissent à la place qu'occupe leur discipline au sein des sciences humaines. Alors que Régis Michel défend une ouverture de l'histoire de l'art à ces dernières, Antoine Schnapper plaide pour l'autonomie de sa discipline, qu'il refuse de voir subordonnée à l'histoire. Certes, le contexte historico-politique doit être pris en compte pour l'analyse des œuvres d'art ; mais il ne s'agit pas pour l'historien de l'art de chercher dans l'œuvre la confirmation d'idées forgées a priori. En d'autres termes, l'histoire de l'art ne doit pas être considérée « comme un terrain d'application privilégié de la noble histoire. » (1) Dans ce contexte, travailler sur David prend tout son sens pour Antoine Schnapper : l'œuvre du peintre, par ailleurs engagé politiquement sous la Révolution, puis sous l'Empire, constitue un objet d'étude idéal pour mettre à l'épreuve sa méthode, en tant qu'historien de l'art.

 

             Dans ces différentes études, Antoine Schnapper tente de répondre à deux questions qui concentrent l'attention de tous les spécialistes de David dans les années 1980 : d'une part, « David fut-il un “Révolutionnaire” avant la Révolution, ou un opportuniste dont les Horaces puis le Brutus acquirent soudain une signification nouvelle après 1789 ? » ; d'autre part, « David, ancien conventionnel enthousiaste, s’est-il vraiment rallié à l’Empire, ou a-t-il secrètement couvé la foi d’un Jacobin jusqu’à sa mort ? » (p. 32) L’ouvrage s’organise en deux grandes sections : la première, intitulée « Le problème David », rassemble les premiers travaux d’Antoine Schnapper consacrés à David, tandis que la seconde, « Un peintre et l’ordre politique », réunit une partie de ses contributions au catalogue de l’exposition Jacques-Louis David (1748-1825).

 

            La première partie de l’ouvrage comprend trois textes : « David revisité » (paru en 1978 dans la revue Commentaire), « La peinture française sous la Révolution » (1975) et « David et l’argent » (il s’agit d’une communication présentée par Schnapper dans le cadre du colloque David contre David, en 1989). Dans « David revisité », l’historien de l’art retrace le parcours de David depuis ses débuts jusqu’à la fin de sa carrière. Dans la seconde étude, il s’engage dans une réflexion sur la formation et la situation socio-économique des artistes sous la Révolution. Dans la troisième, enfin, il examine de façon approfondie la situation économique du peintre qu’est David, en s’appuyant sur des documents issus des archives de la police révolutionnaire et sur des documents notariaux.

 

            Ces trois textes présentent une grande unité, Antoine Schnapper offrant une contribution à une histoire politique, économique et sociale de l’art. Il défend l’idée selon laquelle « la Révolution, si elle ne bouleverse pas l'histoire des styles, déclenche une crise violente dans la vie quotidienne de l'art. Elle pose en pleine lumière le problème de l'organisation du monde artistique, de la formation des artistes et de leur vie matérielle » (p. 69). Depuis le dix-septième siècle, en effet, la vie artistique française a pour centre l’Académie royale de sculpture et de peinture : elle permet aux artistes de se former et leur donne un statut social. Or, cette institution est en crise au moment de la Révolution : de 1790 à 1793, de violents débats ont lieu en son sein même, les artistes ressentant la nécessité de réformer les statuts de l’Académie, extrêmement hiérarchisée. « Le thème principal des revendications est simple : c'est l'égalité, entre tous les membres de l'Académie pour les modérés, entre tous les artistes pour les autres. » (p. 72). L’évolution de l’institution est un problème crucial, puisqu’au même moment, les commandes religieuses disparaissent et que la patronage traditionnel de la noblesse ne soutient plus les artistes. Il leur faut donc trouver de nouveaux moyens de subsistance. C’est à cette situation nouvelle que David – très hostile à l’Académie – s’efforce de faire face en s’inspirant du système libéral anglais. Dans « David et l’argent », Antoine Schnapper revient en effet sur les moyens dont a usé le peintre pour assurer son indépendance économique : outre les ressources dont il hérite ou dont il bénéficie après son mariage, David multiplie les reproductions gravées de ses œuvres, dont il tire un bon profit. Par ailleurs, il importe en France la pratique de l’exposition payante avec son tableau des Sabines, en 1798.

 

            Mais si David cherche à rentabiliser la peinture d’histoire, il est aussi conscient que ce genre ne suffit pas à sa subsistance. Antoine Schnapper insiste sur cette situation de la peinture sous la Révolution : « L'utopie, c'est la grande peinture d'histoire, les sujets édifiants tirés de l'histoire ancienne et propres à régénérer les mœurs, la réalité, c'est qu'on peint ce qu'on peut vendre. » (p. 82). C’est ainsi que David peint de nombreux portraits, destinés à une clientèle aristocratique. Pour son Portrait d’Antoine-Laurent Lavoisier et de sa femme (1788), David n’obtient pas moins de 7000 livres. Mais son intérêt pour le genre dépasse cet aspect matériel : Antoine Schnapper rappelle que David peint d’innombrables portraits jusqu’à sa mort en 1825. De plus, certains des portraits exécutés par le peintre tendent à brouiller la frontière entre portrait et peinture d’histoire : pour l’historien, « l’opposition que fait souvent la critique entre les deux grandes catégories de l’œuvre davidien est factice, comme le montrent les portraits de Potocki et des Lavoisier, que leur format et leur ambition font glisser vers la peinture d’histoire » (p. 53). Ainsi, à côté de la peinture d’histoire, que la critique place systématiquement au sommet de la hiérarchie des genres, se développe un art du portrait, du paysage, de la scène de genre, qui n’est pas étranger à David.

 

            Les textes de la seconde partie de l’ouvrage sont organisés selon une perspective chronologique, qu’explicitent les titres choisis par Pascal Griener : « “Révolutionnaire” avant la Révolution ? », « Le “Premier peintre” de la Révolution » et « Peindre pour l’Empire ». Dans ces textes, Antoine Schnapper revient sur la position qu’il avait déjà revendiquée dans son article « David revisité » : pour lui, « aucun des grands tableaux d’histoire peints par David avant la Révolution n’avait de contenu politique particulier, antimonarchiste ou révolutionnaire, mais ils reçurent après coup une signification, du reste en accord avec les convictions de David, telles qu’elles se manifestèrent à partir de 1789 » (p. 59). Quant au ralliement du peintre au régime bonapartiste, il ne relève pas de l’opportunisme : Schnapper rappelle qu’ « aux yeux de la France entière et des aristocraties européennes Napoléon était l’héritier de la Révolution dont il a stabilisé les apports essentiels, égalité civile et biens nationaux […] » (p. 61).

 

            La position d’Antoine Schnapper sur les idées politiques de David avant la Révolution se veut prudente. Il insiste sur le manque de sources dont dispose le critique qui prétendrait trancher cette question et montre les limites de certaines analyses – celles de Th. Crow, A. Boime, R. Michel ou encore Y. Korshak – développées dans les années 1980. Son analyse des tableaux composés avant la Révolution – Le Serment des Horaces (c. 1785), Les Amours de Pâris et Hélène (c. 1786), Les licteurs rapportent à Brutus les corps de ses fils (1789) – est l’occasion pour lui de montrer jusqu’où peut aller une analyse rigoureuse et objective, qui puise sa matière dans les esquisses et les documents laissés à la disposition de l’historien. L’analyse du Brutus est particulièrement éclairante, de ce point de vue. Schnapper souligne l’importance des personnages féminins dans la composition du tableau. Son travail s’inscrit dans la lignée de celui de Stefan Germer et Hubertus Kohle, qui observaient déjà, en 1986, la position de Brutus, placé dans l’ombre, et insistaient sur le fait qu’il s’apparente davantage à une victime qu’à un « héros des vertus républicaines ». La comparaison entre le premier projet dessiné par David pour ce tableau et la scène peinte montre qu’il déplace « dans la sphère privée le conflit des sentiments » (p. 117) ; ainsi, aux yeux de Schnapper, Brutus n’a rien d’un tableau révolutionnaire, même si l’actualité a très vite conduit à sa réinterprétation en termes politiques : Brutus n’est pas un « exemple de vertu ». « Le sujet du tableau est tout autant la douleur éloquente des femmes devant la folie des hommes » (p. 161).

 

            En revanche, plusieurs documents révèlent que David était très hostile aux privilégiés de l’Ancien Régime vers la fin 1789, ce que confirme son engagement politique sous la Révolution. La seconde étude éditée par Pascal Griener montre ainsi le lien entre l’activité politique et l’activité créatrice de David, de 1789 au 9 Thermidor (27 juillet 1794). Élu le 17 septembre à la Convention, il est aussi un membre influent du Comité d’instruction publique. À ce titre, il joue un rôle essentiel dans l’administration des arts, de 1792 à 1794. Il travaille notamment à la réorganisation de la commission du Museum et soumet un projet particulièrement novateur, associant un dispositif de musées […] avec l'enseignement des arts, à la fois pour des élèves des écoles primaires et pour les artistes » (p. 181-182). Il organise également les grandes fêtes révolutionnaires, comme la Fête de l'Être suprême (8 juin 1794) et conçoit « un vaste programme d'embellissement de Paris en même temps que de propagande révolutionnaire » (p. 184). Mais la propagande artistique prend aussi pour David « des formes plus directement artistiques » (p. 191), comme le montre Antoine Schnapper. Il célèbre ainsi plusieurs martyrs de la Révolution dans des tableaux qu’analyse l’historien : La Mort de Marat ou  La Mort de Bara.

 

            Rallié à Bonaparte, David essaie par la suite de conserver un rôle important sur la scène politique. En vain ; bien qu’il soit nommé « Premier peintre de l’Empereur », il n’a en réalité que peu de pouvoir et son rêve d’avoir les mêmes prérogatives que Le Brun sous le règne de Louis XIV s’effondre. Ses tableaux même ne rencontrent pas le succès qu’il escomptait auprès de l’Empereur : ce dernier juge détestable le Portrait de l’empereur Napoléon en costume impérial (1805) et se montre également critique vis-à-vis du Portrait du pape Pie VII (1805). Il refuse par ailleurs de verser à David la somme qu’il demandait pour la série des quatre tableaux du couronnement, ce qui conduit le peintre à laisser ce projet inachevé. Schnapper conclut : « De même que sa carrière politique sous la Révolution s'était achevée par une catastrophe, de même sa carrière officielle sous l'Empire s'achevait avant l'heure dans l'amertume. Comme les Sabines dont il est le pendant, le Léonidas fut achevé sans client. » (p. 293-294)

 

          Ainsi, au fil de ces travaux, Antoine Schnapper esquisse un portrait à la fois nuancé et cohérent de David et met en évidence les différentes facettes de son rapport au politique : l’activité créatrice du peintre est indissociable de son engagement et de sa réflexion sur les institutions qui régissent la vie artistique sous la Révolution et sous l’Empire. Antoine Schnapper apporte ici sa contribution d’historien de l’art à l’étude des rapports entre art et politique au tournant du xixe siècle et invite dans un même mouvement à repenser les rapports entre histoire et histoire de l’art. La lecture de ce livre constituera assurément un enrichissement pour tous les chercheurs en lettres, arts et sciences humaines, mais cet ouvrage s’adresse aussi à un public plus large ; les reproductions, de grande qualité, en font un beau livre à offrir. Il séduira toute personne intéressée par l'œuvre de David ou plus largement, par l'histoire des rapports entre art et politique.

 

 

 

(1) Christine Gouzi, « L'histoire de l'art selon Antoine Schnapper », Commentaire, n129, Printemps 2010, p. 153.