Poisson, Georges - Poisson, Olivier : Eugène Viollet-Le-Duc (1814-1879). 17 x 24 cm, 352 pages, dont 16 p. couleurs, broché, 24 illustrations en couleurs, ISBN 978-2-7084-0952-1, 36 euros
(Picard, Paris 2014)
 
Reviewed by Chloé Demonet, École Pratique des Hautes Études (Paris) / Università La Sapienza (Roma)
 
Number of words : 2412 words
Published online 2015-11-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2177
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          Paru chez Picard en 2014 à l’occasion du bicentenaire de la naissance de l’architecte Eugène Viollet-le-Duc, l’ouvrage de Georges et Olivier Poisson a coïncidé avec une série de conférences et d’expositions (dont celle tenue à la Cité de l’architecture et du patrimoine : Viollet-le-Duc, les visions d'un architecte, 20 novembre 2014 - 09 mars 2015), et de publications (notamment l’ouvrage analogue de Françoise Bercé, paru en 2013). Au sein de ce foisonnement d’études et de réflexions, cette biographie vise à nous livrer un Viollet-le-Duc résolument intime.

 

         Le but affirmé des auteurs est en effet de « prendre en compte tous les aspects du personnage » (p. 8), favorisé par le récent versement à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine du fonds d’archives privées de la famille Viollet-le-Duc. On découvre ainsi des épisodes peut-être méconnus de la vie de l’architecte-restaurateur, particulièrement concernant ses années de formation et le début de sa carrière ; on pénètre sa vie familiale, amicale et mondaine. Le récit de cette existence faite d’activité intense et de combats permanents s’inscrit dans le contexte historique de la période. Le lecteur assiste en filigrane à l’évolution des valeurs, aux crises politiques et sociales, aux changements de régime, mais aussi à la mise en place progressive de l’administration des monuments historiques, ainsi qu’au positionnement des architectes dans ce cadre.

 

         Toutefois l’ambitieux programme d’une « biographie totale » s’avère parfois indigeste, en raison peut-être de la structure même de l’ouvrage, d’une tendance à la surexploitation des sources, d’une suite d’hypothèses d’un intérêt incertain et d’une écriture à deux mains qui a pu avoir une influence sur l’équilibre du récit.

 

         L’organisation de l’ouvrage est strictement chronologique et les chapitres (non numérotés) couvrent un nombre d’années variable en fonction des évènements et périodes-clés de la vie de l’architecte. Les planches sont situées en début d’ouvrage, ce qui offre un préambule iconographique agréable, qu’en l’absence de renvois dans le texte, on oublie toutefois rapidement.

 

         Une bibliographie et un index complètent cet ensemble. Les références archivistiques ne sont toutefois pas citées, qu’il s’agisse des rapports ou de la correspondance (excepté quelques rares exemples de références en notes), ce qui provoque une certaine frustration chez le lecteur désireux de cerner la nature des citations, voire d’en connaître la provenance.

 

         Autour de la volonté d’une certaine « humanisation » de cette figure « grande et troublante » (ainsi que l’a qualifiée Emile Trélat dans son éloge funèbre – cité par J.-M. Leniaud), les grands thèmes et grands axes de la vie de l’architecte-théoricien émergent de la stricte succession chronologique.

 

         L’ouvrage s’attache à lier les évènements de la vie personnelle comme professionnelle de l’architecte ; aspects difficilement dissociables, notamment dans la phase de formation. N’est-ce pas la proximité de l’oncle Délécluze qui entraîne Viollet-le-Duc sur la voie du dessin, puis lui permet de rencontrer les personnages d’importance de son temps qui fréquentent le salon avunculaire, en premier lieu Prosper Mérimée ? Ne sont-ce pas l’activité de constructeur de son grand-père maternel et la charge de contrôleur du palais des Tuileries de son père qui lui donneront le goût de l’architecture ? Viollet-le-Duc prendra appui sur ces personnages, ce qui ne l’empêchera pas de refuser l’académisme des Beaux-arts, et de souhaiter se former autrement, contrevenant en cela aux conseils familiaux.

 

         Les chapitres sur les années de formation sont en effet le lieu pour les auteurs d’insister sur le caractère décidé et indépendant du futur architecte, et l’on se prend à admirer la volonté qui poussa le jeune Viollet-le-Duc à sortir des cadres qui lui auraient donné l’assurance d’une carrière. Mais « […] il choisissait en fait, non sans orgueil, une voie périlleuse » (p. 31).

 

         Le chapitre sur l’enfance et les années de pension (1824-1829 Île-de-France studieuse) offre un regard intime sur l’organisation de la vie familiale sous la Restauration. Les Viollet-le-Duc privilégièrent la pension laïque à la pension religieuse et, pour se rapprocher de leurs deux fils, surveiller leurs études et partager des moments avec eux, ils louèrent une maison à proximité de l’établissement d’enseignement ; on voit également les oncles et tantes participer à la formation du jeune Eugène, finançant des cours d’équitation, encourageant son inclination pour le dessin.  L’on peut s’émouvoir de l’inconfort et de la dureté de cette vie de pension (eau froide, sorties encadrées), dont Eugène Viollet-le-Duc témoignera dans des souvenirs d’enfance aujourd’hui fragmentaires, mais sur laquelle les auteurs semblent abondamment renseignés (au point de fournir la somme exacte du remplacement de la cloche de l’horloge de la pension en 1828 – p. 17). Cette existence un peu rude semble toutefois avoir été adoucie par les attentions familiales, et l’on découvre un foyer uni et aimant, qui accueille le jeune Eugène de nouveau à Paris en 1829 lors de son entrée au lycée. Dans l’immeuble familial de la rue Chabanais, dans le salon de Delécluze, le lycéen rencontre les grands noms de la vie artistique et intellectuelle du temps : « les architectes Huvé et Leclerc, Brongniart […] et des écrivains » (p. 22), Stendhal et Mérimée, avec lequel il entretiendra des rapports professionnels et amicaux durant toute sa vie. (1830-1831 À l’ombre des Tuileries)

 

         Eugène souhaite donc devenir architecte mais refuse d’étudier aux Beaux-Arts, pour se confronter directement à la réalité du métier. Commençant par intégrer l’atelier des architectes cités plus haut, il finit par se former seul, allant sur le terrain se mesurer directement aux édifices existants pour en tirer, grâce à sa maîtrise du dessin, une connaissance stylistique et technique de l’architecture (1832 Sur les routes). Sa façon d’envisager sa formation rappelle les préceptes d’Alberti incitant les aspirants architectes à s’imprégner des meilleurs exemples des anciens. S’il refuse les enseignements « officiels », Viollet-le-Duc, dans sa démarche future, se rapprochera parfois sinon du système, du moins de la pratique des Prix de Rome, dans l’exercice de la restauration graphique des antiquités classiques ; mû par son goût personnel et le romantisme naissant, ce sont bien sûr d’autres édifices, ceux de la France médiévale, qu’étudiera notre architecte. Ses restitutions graphiques, plus qu’un exercice de style, le porteront à passer à la mise en œuvre sur le terrain, d’une façon de plus en plus interventionniste. Les critiques émises à son époque sur son œuvre peuvent d’ailleurs avoir été liées à cette formation encyclopédique mais non académique, acquise par sa seule volonté et ses expériences.

 

         Il est intéressant de voir des épisodes de la vie personnelle de Viollet-le-Duc devenir des jalons dans sa carrière : son premier voyage à Compiègne (p. 23), son tour de garde à la cathédrale Notre-Dame le jour de l’incendie de l’archevêché en 1831 (p. 26), alors que venait d’être nommé le premier inspecteur des monuments historiques. Peut-être influencé par les écrits de Victor Hugo, qui justement, en ce début des années trente, fustige l’abandon et la démolition des « monuments historiques nationaux », Viollet-le-Duc part à la découverte du patrimoine français. Parallèlement à ces voyages formateurs, Viollet-le-Duc gagnait sa vie grâce au dessin (aquarelles). Il contribua à l’illustration des Voyages pittoresques de Taylor et Nodier, participant par-là, déjà, à l’émergence de la notion de patrimoine national (une exposition récente au musée de la Vie romantique de Paris a rappelé l’importance et la valeur de cette œuvre monumentale).

 

         Bien qu’opposé au système d’enseignement traditionnel, Eugène Viollet-le-Duc ne négligea pas le voyage en Italie, qu’il accomplit en 1836-37, après son mariage. Il y dessina bien sûr sans cesse, réalisant des vues et des relevés de monuments antiques mais aussi médiévaux ; « ses confrères de l’Académie de France maîtrisaient sans doute aussi bien l’art du relevé et du rendu, mais ne l’appliquaient jamais, eux (l’Académie des Beaux-Arts ne l’aurait pas admis), à un monument du Moyen Âge » (p. 61). En choisissant une formation alternative, Viollet-le-Duc choisissait la liberté.  

 

         Cette originalité et cet éloignement du parcours classique entraîneront, finalement et presque paradoxalement,  l’entrée de Viollet-le-Duc dans la sphère « officielle », pour la restauration des monuments dits, désormais, « historiques ». Ses observations de terrain en font un des rares architectes capables, à la fin des années trente, de comprendre et de remédier aux désordres de l’architecture médiévale.

 

         Entré au conseil des Bâtiments civils, puis sous-inspecteur des travaux à l’hôtel de Soubise, c’est avec le projet de la cathédrale de Narbonne qu’il s’impose dans les services étatiques de l’architecture ; « Ainsi, par un paradoxe dont l’histoire française offre peu d’exemples, cet autodidacte de 24 ans, contempteur des conventions contraignantes, se voyait-il introduit dans le sanctuaire de l’architecture officielle. » (p. 69) Il faut remarquer qu’il se trouve finalement au bon endroit au bon moment, même si « sa rapidité dans l’exécution des instructions reçues et le franchissement des étapes administratives seront certaines des clés de sa réussite. » (p. 77)

 

         La volonté affirmée de dépeindre un Viollet-le-Duc plus « humain », en mettant en lumière l’importance des rapports personnels (familiaux et mondains) sur sa carrière, nous donne l’opportunité de pénétrer cette personnalité complexe. Mais elle verse malheureusement dans un excès de pathos récurrent et tend à un étalage de l’intime qui n’apporte pas toujours un éclairage pertinent. Si l’on peut s’émouvoir de l’affection d’Eugène pour « Roux le chat […] et Cocotte la perruche » (p. 100), on peut être importuné par la série d’hypothèses sur ses relations mondaines (s’est-il laissé encanailler par Mérimée – par ailleurs traité de « mécréant » (p. 115) – lors de leur premier voyage commun en 1843 ? (p. 99), et maritales. La pauvre Elisa (madame Viollet-le-Duc), dont on sait peu de choses, est jugée bien sévèrement ; décrite comme une pauvre personnalité « sans aucun talent particulier » (p. 142), elle fait l’objet d’hypothèses répétées sur son éventuelle infidélité ; le mariage « raté » de Viollet-le-Duc semble un véritable fil conducteur de l’ouvrage, qui s’achève d’ailleurs en considérant l’absence de sa femme aux funérailles. Si la teneur des relations du couple a sa place dans une biographie qui s’intéresse à la vie privée, les hypothèses sur la relation conjugale des Viollet-le-Duc prennent une importance démesurée, telle qu’elles en deviennent embarrassante pour le lecteur.

 

         Enfin, « nous ne savons pratiquement rien des rapports d’Eugène avec ses enfants » (p. 180), un garçon et une fille. Si les voyages constants, les projets d’envergures, l’activité effrénée, ont pu lui faire négliger sa vie familiale, Viollet-le-Duc semble avoir été à l’écoute de ses proches ; « c’est une vraie famille, où sa figure domine » (p. 142).

 

         L’ascension professionnelle fulgurante, au-delà des extraordinaires capacités et de la redoutable efficacité de l’architecte, semble fortement liée à la mise en place du système institutionnel voué au contrôle et à la sauvegarde des monuments historiques. Les projets menés par Viollet-le-Duc sont présentés sans oublier que tous ces hommes impliqués dans la mise en place des structures étatiques de sauvegarde du patrimoine furent de véritables pionniers. Dans le domaine de la restauration, notre architecte le fut également, bien que ses « dérives » aient pu être critiquées, déjà, par ses contemporains. Les auteurs cherchent à nuancer cet aspect, sans le nier, en mettant en évidence les difficultés matérielles (voyages, moyens minimes, etc.) de la sauvegarde et de la restauration des monuments à cette époque, leur état de dégradation souvent très avancé à la suite des exactions révolutionnaires, à l’incurie ou aux mauvaises restaurations, ainsi que la difficulté de mise en place de moyens de contrôle. Les relations de la commission des Monuments historiques avec les pouvoir locaux, les sociétés d’histoire régionale, ou l’Église, parfois houleuses, ne facilitaient pas l’organisation des chantiers, voire tout simplement la sauvegarde des édifices. Il est à ce propos éclairant de lire la position du maire d’Orléans qui, vers 1845, taxe les membres de la commission « d’admirateurs fanatiques de l’Antiquité, toujours prêts à s’extasier devant la masse la plus informe de maçonnerie  pourvu qu’elle compte quelques siècles de durée » (la commission s’opposait en effet à la destruction de l’Hôtel-Dieu – p. 104).

 

         S’il fallait fonder les institutions à même d’assurer la protection des monuments, il était également nécessaire de créer les conditions de la formation des différents intervenants, des artisans aux architectes, nécessitant une méthodologie d’intervention commune, une doctrine (dont la théorisation par notre architecte est spécifiquement décrite dans le chapitre 1872-1873 Recherche d’une nouvelle doctrine).

 

         On insiste sur le fait que, au moins dans les premières décennies de la carrière de restaurateur de Viollet-le-Duc, sa responsabilité dans les choix de restauration n’était pas toujours entière : il fallait compter avec les collaborateurs (tout particulièrement à Notre-Dame de Paris avec Lassus) et avec la commission des Monuments historiques. C’est d’ailleurs à propos de Notre-Dame de Paris en premier lieu, puis de Pierrefonds, que les auteurs admettent la tendance de Viollet-le-Duc à se laisser emporter dans ce qu’ils définissent peut-être un peu faiblement comme une « progression de pensée » (p. 185), mais à laquelle le mot de B. Foucart d’ « ivresse archéologique » (cité dans cet ouvrage p. 176) semble mieux adapté. Mais l’architecte n’est certes pas, alors, le seul « restaurateur “ inventif ” » (p. 138)

 

         On constate, dans la succession chronologique des chapitres, que l’administration des Monuments historiques, malgré les difficultés, survit aux changements de régimes politiques et continue son développement et son organisation. Viollet-le-Duc, tout en restant en contact avec les d’Orléans, parvient à poursuivre son œuvre de restaurateur. Les « évènements » politiques purent d’ailleurs avoir des conséquences favorables : ainsi la reprise des travaux de restauration à Notre-Dame pour le mariage de Napoléon III. (p. 153). Les rapports entre le gouvernement et la Commission des monuments historiques s’avéraient toutefois houleux, notamment dans le cadre des travaux d’ampleur menés par Haussmann : c’est ainsi que le préfet profita de l’absence de Mérimée pour faire abattre la « tour Bichat », malgré les demandes de conservation et le projet de restauration… (p. 163) Enfin, c’est finalement sur volonté de l’empereur que Viollet-le-Duc pourra se dédier à son grand projet de « restauration créative » (pour reprendre l’expression employée comme titre d’un chapitre : 1853-1854 Restaurations créatives) : le château de Pierrefonds.

 

         Les auteurs ont probablement appuyé une partie de leur recherche sur les procès-verbaux de la Commission des monuments historiques, dont il faut signaler la récente édition électronique réalisée par la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine et l’École nationale des chartes (disponible en ligne).

 

         L’ouvrage s’achève sur une abondante bibliographie qui ne néglige ni les monuments ni les hommes qui ont compté dans la carrière d’Eugène Viollet-le-Duc. Les apports de cette biographie sont malheureusement occultés par la surabondance d’informations et de considérations, ainsi que par le parti pris strictement chronologique, qui rendent la lecture fastidieuse. Cette volonté d’exhaustivité qu’il faut toutefois saluer, permettra au lecteur assidu de bénéficier d’un regard total sur la vie et la carrière d’Eugène Viollet-le-Duc.

 

N.B. : Chloé Demonet prépare actuellement une thèse de doctorat intitulée "Théorie et pratique du relevé d’architecture au XVe siècle et au début du XVIe siècle; Giuliano da Sangallo et ses contemporains" sous la direction de Sabine Frommel (École Pratique des Hautes Études), en co-tutelle avec l’université de Roma I La Sapienza, sous la direction de F. P. Fiore.