Vital, Christophe - Rionnet, Florence - Loiseau, Marie-Elisabeth (dir.) : Clemenceau et les artistes modernes : Manet, Monet, Rodin... [exposition, Les Lucs-sur-Boulogne, l’Historial de la Vendée, 8 décembre 2013-2 mars 2014]. 1 vol., 287 p., ill. en noir et en coul., couv. ill. en coul., 28  cm, ISBN : 978-2-7572-0738-3, 32 €
(Somogy éditions d’art, Paris - Historial de la Vendée, Les Lucs-sur-Boulogne 2013)
 
Recensione di Clément Millon
 
Numero di parole: 1844 parole
Pubblicato on line il 2020-04-30
Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          « Ah que j’aille là-bas et que je rencontre ce Saïghio au bord d’une route… quel déjeuner je lui paierais ! ».

 

         Tel est le projet surréaliste de Clemenceau, rapporté par un témoin, après l’achat d’une statuette en bois représentant le religieux du XIIe siècle. L’anecdote résume la proximité de l’homme avec les artistes, même les plus lointains. Clemenceau n’est pas seulement un ami de l’art ; il trouve dans les artistes de son temps des compagnons pour sa passion. Clemenceau et les artistes modernes rend justice à cette facette du personnage, connu, comme le souligne d’emblée Aurélie Filipetti, comme « écrivain, critique d’art, journaliste, épistolier ». Cette magnifique réalisation est le fruit de journées organisées autour de ce thème, suivie d’une exposition mémorable organisée à l’Historial de la Vendée, pour l’ouverture de l’année « Clemenceau et les arts » initiée par le Conseil général de la Vendée. Elle a reçu le label d’exposition d’intérêt national par le ministère de la Culture et a bénéficié du soutien du musée d’Orsay, ainsi que de la fondation du musée Clemenceau pour des prêts importants.

 

         Comme tous les voyages sur les terres de Clemenceau, celui-ci commence en Vendée, avec les préfaces  introductives de la ministre de la Culture, déjà évoquée, et de Bruno Retailleau, président du conseil général du département, évoquant « l’enfant de Mouilleron-en-Pareds et le vieil homme de la “Bicoque” à Saint-Vincent-sur-Jard ». Cette dernière demeure est visitée avec Christophe Vital, conservateur en chef du patrimoine, directeur du patrimoine culturel de la Vendée, qui rappelle que c’est là qu’il continue, « la Vendée et la paix retrouvées », à écrire aux artistes de son cœur, et vice et versa. « Je vous aime parce que vous êtes vous, et que vous m’avez appris à comprendre la lumière. Vous m’avez ainsi augmenté », écrit-il à Monet le 17 avril 1922. Des artistes viennent parfois dans ce lieu-dit nommé Bélébat, qui reçoit, dans ce jardin de couleurs et de lumières, également des artistes et intellectuels vendéens.

 

         Riche d’illustrations immanquables et de perles de trouvailles, l’ouvrage peut s’engager dans le parcours de redécouverte de Clemenceau, amateur avisé, écrivain à la plume acérée, acheteur-mécène forcené du milieu parisien, initié insolite méritant de son vivant les portraits de ses artistes fétiches.

 

         Ainsi, c’est dans une première phase intitulée « l’attrait pour les arts, des initiateurs aux initiés » que Patricia Plaud-Dilhuit (maître de conférences à Rennes) et Sylvie Brodziak (maître de conférences HdR à Cergy-Pontoise) nous emmènent. Elles montrent, par son vécu familial notamment, les origines chez Clemenceau de son « goût des arts », depuis les modestes achats de son père jusqu’à sa découverte de Paris. Capitale est sa fréquentation des salons, peuplés d’artistes. Parmi eux, le jeune Clemenceau commence à préférer la compagnie des gens de l’art et gens de plume, malgré ses engagements. C’est ainsi qu’il côtoie un autre univers, celui des salons présentant les artistes modernes, parmi lesquels les impressionnistes sont bientôt de ses amis. Mais à ce portrait qui montre l’introduction au monde artistique et littéraire, manquait une évocation plus précise de Gustave Geffroy. Patricia Plaud-Dilhuit replace dans sa juste étendue « l’ombre tutélaire » (expression de Claudie Judrin) de cet ami de quarante ans. Le critique d’art, grand pourfendeur de l’académisme, provoque nombre de rencontres de Clemenceau avec des artistes. De même, Armelle Weirich, doctorante en histoire de l’art, rappelle de belle façon le caractère fondateur de « Berta Zuckerkandl-Szeps ou l’importance de l’amitié d’une femme et d’une critique d’art ». Cette fois, c’est Clemenceau qui fait office de « guide », à Paris, chez les artistes, et plus largement dans ce qui mêle l’art à la politique, lui qui confie que « l’unique, la grande, l’éternelle tradition de l’art, c’est… la révolution ». Patricia Plaud-Dilhuit nous fait suivre Clemenceau à travers les musées, qu’il visite avec ses amis critiques d’art et artistes. Dans une intervention brève mais incontournable, Bertrand Tillier évoque les conditions du soutien de l’homme politique au projet de « musée du soir » : il est l’occasion de réformer la politique muséale et l’organisation des musées. Matthieu Séguéla, spécialiste de Clemenceau, le japonisant, montre comment, à l’origine de « la création du musée d’Ennery », sont l’homme politique et la mondaine Madame d’Ennery, ou simplement entre les deux « une histoire d’amitié entre deux collectionneurs passionnés ».

 

         Passionné, c’est ainsi qu’est qualifié Clemenceau, « homme de lettres », jugé également sensible et engagé dans la deuxième partie de l’ouvrage. Emmanuelle Héran, conservateur du patrimoine, y signe trois contributions documentées évoquant « l’esthète en action », l’affaire de « L’Action enchaînée de Maillol » et l’épisode de « Whistler, Portrait de la mère de l’artiste ». Clemenceau s’attèle à « soutenir, défendre et convaincre » les œuvres de ses artistes afin qu’ils rejoignent les collections, en bonne place. Elle ne tait pas l’échec du soutien à l’action de Paul Léon, directeur des Beaux-Arts, laissant filer bien des œuvres à l’étranger, mais salue l’homme qui agit promptement, répétant si souvent : « il faut conclure ». C’est avec cette efficacité redoutée qu’il joue un rôle majeur dans la commande à Aristide Maillol de la statue en la mémoire de Blanqui, L’Action enchaînée, ce nu féminin placé originellement le long de l’église de Puget-Théniers. Héran évoque enfin les tribulations de l’œuvre de l’Américain James Abbott Whistler, que Clemenceau cherche à retenir en France. L’amitié « Rodin et Clemenceau » ne pouvait pas être ignorée. Antoinette Le Normand-Romain, alors directeur général de l’INHA, illustre « cette amitié traversée par la politique », de l’évolution de sa relation jusqu’à l’intime, avec cette belle formule : « les œuvres ne font que confirmer ce que laisse entendre la correspondance ». Laurence Bertrand Dorléac, historienne de l’art à Sciences po, insiste sur le « double mimétique » formé par les deux hommes, leur complicité, proximité dans une folie qui n’a d’égale que la folle passion de l’art. Eric Darragon, l’éminent professeur émérite en histoire de l’art de Paris I, s’attèle lui, à l’inévitable rapport entre Clemenceau et l’Olympia, des ateliers de l’artiste aux collections du Louvre, devenu, selon l’expression d’Apollinaire, « le véritable musée moderne de Paris ». L’œuvre d’Edouard Manet, le peintre par qui le scandale et les impressionnistes arrivent, se voit dépeinte de façon très intéressante, par les nombreuses caricatures qu’elle a provoquées. Sylvie Brodziak revient sur Clemenceau critique de théâtre à la plume vive et redoutée, pour qui la politique n’est jamais loin. De la même façon, elle signe avec Matthieu Séguéla un article très pertinent sur l’introduction, par Clemenceau, de « Docteur Stockman et mandarin Tchang-I », comme théâtre engagé sur la scène politique et polémiste. Enfin, Florence Rionnet, docteur en histoire de l’art, s’intéresse à « l’écriture en images », ou aux illustrations demandées à différents artistes comme Pierre-Georges Jeanniot, Toulouse-Lautrec, Steinlein ou Bourdelle pour des ouvrages de Clemenceau, montrant en ce dernier un « témoin de la fraternité spirituelle des écrivains et des peintres qu’il côtoie ».

 

         La troisième partie fouille les collections de cet « amateur parisien ». Sophie Schvalberg, docteur en histoire de l’art contemporain, resitue « le goût de l’antique » de ce dernier, qui place « sous le signe d’Athéna » l’appartement de la rue Franklin, qui est un musée de l’art antique à domicile, constitué de « moulages de musée à vocation pédagogique » comme de souvenirs de voyage. Matthieu Séguéla montre qui partage la passion de Clemenceau pour « les objets orientaux : un tout-Paris épris des artistes japonais, notamment. Cette reconnaissance de l’art asiatique apparaît comme une reconnaissance à une civilisation, un argument à la prise de position anticolonialiste alors minoritaire. Mais Clemenceau, « tombeur de Ministères », est aussi un faiseur de musées, ce qui est rappelé quand Séguéla explique comment il a fait entrer le Japon aux Beaux-Arts et au Louvre. Sylvie Patin, conservateur général du patrimoine au musée d’Orsay, évoque de nouveau Clemenceau et Monet, dans la perspective de leurs riches échanges épistolaires, de leurs rencontres jusqu’aux 700 kilomètres parcourus par Clemenceau pour assister aux funérailles de son ami.

 

         Enfin, « images et portraits » explore les différentes facettes du personnage. Cette dernière partie, imposante, devait commencer avec le spécialiste de l’image Bertrand Tillier, qui fait durer le plaisir que l’on a de le lire, en multipliant les contributions. Il illustre « l’une des principales figures d’incarnation de la IIIe République » de caricatures commentées pour toutes les périodes de sa vie, en passant par les affaires de Panama et Dreyfus, jusqu’à sa statufication vivante, notamment par le prince Troubetskoy. Plusieurs articles portent sur les œuvres représentant Clemenceau. Christophe Vital nous rappelle l’importance de l’impressionnant bloc de calcaire dans lequel sont fondus le Tigre et ses poilus à Sainte Hermine, en Vendée. L’ensemble semble sortir de terre, et se fondre pourtant dans le pays, comme la figure dominante de Clemenceau se fond, ainsi que l’avait imaginé François Sicard, parmi les poilus qui l’entourent pour toujours. Figé pour la postérité par les artistes, Clemenceau l’est particulièrement par Raffaëlli, dont la façon de travailler est exposée par Eric Darragon. De la même façon, Marie-Hélène Joly, du musée Clemenceau-De Lattre de Mouilleron-en-Pareds, explore les seize fusains de Noël Dorville qui montrent l’orateur en action, tant pour les analyser que pour livrer des hypothèses intéressantes sur leur genèse. Lise Lentignac signe une pertinente revue des « photographes de l’intimité : Dornac, Manuel, Tournassaux, Martinie », leur attribuant à chacun un qualificatif de photographe d’une nouvelle vie, du politique, de la guerre, de l’amitié et les mettant en perspective avec « la médiatisation nécessaire de l’homme d’État ». Catherine Méneux, maître de conférences à Paris I, fait un focus plein de perspectives sur une autre amitié, accordé aux termes d’un contrat synallagmatique exigeant mais généreux, avec Eugène Carrière. Au final, Aline Magnien, conservateur en chef du patrimoine au musée Rodin signe une étude indispensable sur la question du buste réalisé de son ami.

 

         Les annexes sont d’une grande richesse, comportant le travail réalisé avec acribie par Florence Rionnet d’une utile bibliographie et d’un index qui l’est tout autant. La valeur scientifique de l’ensemble est ainsi renforcée, s’il le fallait, par une chronologie raisonnée portant sur l’époque, sur la vie politique de Clemenceau comme sur ses expériences et rencontres artistiques. Elle s’enrichit en outre d’un catalogue des œuvres exposées. Mais surtout, les annexes font visiter des lieux. Sylvie Brodziak explore les possibilités d’une île, Bélébat, « entre solitude et lois de l’hospitalité ». Toujours sous le regard de Clemenceau, Valérie Joxe, de la fondation du musée Clemenceau, retrace avec érudition les grandes heures de l’appartement de la rue Franklin, tandis que Jean-François Bourrasseau, du musée de Mouilleron-en-Pareds, fait un inventaire des lieux de Vendée habités par Clemenceau. Les demeures de celui-ci sont, elles-mêmes, des musées domestiques, que le travail publié par Somogy éditions d’art, ouvre cependant au public. Clemenceau semblait les réserver à la postérité et il est heureux que les annexes de ce bel ouvrage consacré à Clemenceau et les artistes les évoquent. En effet, l’attachement de ce dernier à l’art n’a d’égal que son souci de côtoyer l’artiste. Il a la volonté de les traiter en hôtes de marque mais aussi en frères, pour mieux partager une passion commune de l’art. S’il est des interlocuteurs qui ne subissent pas le regard acerbe et ne sauraient souffrir de la formule assassine de l’homme politique, ce sont les artistes de son temps.