Sauron, Gilles : L’art romain des conquêtes aux guerres civiles. Histoire de l’art romain, 2, 1 vol., 308 p., ill. en coul., plans, cartes, jaquette ill. en coul., 34 cm, ISBN : 978-2-7084-0948-4, 90 €
(Editions Picard, Paris 2013)
 
Recensione di Yvan Maligorne, Université de Bretagne occidentale
 
Numero di parole: 5206 parole
Pubblicato on line il 2016-07-21
Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2228
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         Ce volume est le deuxième d’une série consacrée par les éditions Picard à l’histoire de l’art romain, série qui comportera cinq volumes, dont le quatrième, traitant des manifestations provinciales, a aussi été confié à Gilles Sauron. Dans cet ouvrage traitant de la période encadrée par les grandes victoires sur les monarchies orientales durant la première moitié du IIe s. a.C. et la guerre civile entre Octave et Marc Antoine, Gilles Sauron s’intéresse avant tout à Rome et à l’Italie centro-méridionale. Les provinces sont peu évoquées, si ce n’est dans les premiers chapitres, où l’auteur définit les formes et modalités de l’afflux d’œuvres d’art grec à Rome et où le pilier de Paul Émile à Delphes marque la naissance du « relief historique ». Ces choix sont cohérents, puisqu’il s’agit ici de s’intéresser aux choix des cercles dirigeants de la République finissante et, avant tout, aux membres les plus éminents de l’aristocratie sénatoriale et aux cercles d’amis, de conseillers, de poètes, philosophes et artisans d’art dont ils s’entouraient. Ce sont là des thèmes auxquels Gilles Sauron a déjà consacré une abondante production scientifique, sous la forme de nombreux livres et articles, dont on retrouve l’écho dans chacune des six parties de ce volume.

 

 

          L’introduction est consacrée à l’exposé des problèmes et d’abord au rappel du cadre historique : les grandes étapes de la conquête du bassin méditerranéen oriental et ses conséquences multiformes sur la société romaine et ses modes d’expression ; l’intrusion de la luxuria Asiatica. Tous les aspects qu’implique la rencontre de Rome et de l’hellénisme oriental sont évoqués : artistiques, certes, mais aussi philosophiques et littéraires. L’auteur expose ensuite son projet (p. 9) : « Nous n’écrivons pas l’histoire d’une acculturation mais de l’enrichissement d’une culture étroitement contrôlée par un groupe humain exceptionnellement doué dans l’art de s’assimiler tout ce qui pourrait le servir sans lui faire perdre son âme ».

 

         On remarque d’emblée la grande place accordée aux sources littéraires : les références parsèment le texte, et les citations sont très abondantes dès ces premières pages. L’auteur expose les notions, centrales à ses yeux, sans lesquelles les productions artistiques de l’aristocratie romaine ne sauraient être comprises : l’utilitas (l’art a un objet, une utilité), la certitude (les Romains ont un souci de la vérité et de la précision, qui les pousse par exemple à représenter aussi exactement que possible les monuments sur les monnaies), la  signification (et Gilles Sauron insiste sur le fait – déterminant pour la suite du discours, où ces notions seront très souvent mises à contribution – que la vérité, le sens d’une œuvre, est souvent volontairement masquée, obscurcie, et que son dévoilement réclame un effort).

 

 

Le temps des pillages

         

         Dans la première partie du livre, consacrée au IIe s. a.C., l’auteur évoque en particulier les triomphes, qui sont l’occasion de transporter et d’exhiber à Rome de grandes quantités d’œuvres d’art de tout type. Si Paul Émile marque en la matière un tournant, l’apogée de ce type de pratique est atteint avec L. Mummius, le vainqueur de Corinthe (146 a.C.). L’auteur s’arrête longuement sur les mosaïques de la maison du Faune, à Pompéi, qui constitueraient des exemples de pillages. On relève ici, après l’importance des citations littéraires et le croisement des sources, synthétisées (p. 18-22) dans de très utiles tableaux, une autre caractéristique saillante du livre : après l’établissement des données essentielles en tête de partie ou de chapitre, le propos s’articule rapidement autour de dossiers développés et très fouillés. Les mosaïques de la domus campanienne sont l’objet d’un de ces dossiers : l’auteur reprend à son compte l’hypothèse du transport de la mosaïque d’Alexandre depuis un premier lieu d’exposition, mais il l’enrichit, proposant une origine macédonienne pour l’ensemble des emblemata de la maison qui, venant du palais de Persée à Pella (p. 32), auraient été donnés à un allié samnite qui se serait illustré lors de la bataille de Pydna.

 

 

La réception des formes grecques

         

         La deuxième partie du livre s’intéresse d’abord à l’installation d’artisans grecs dans la péninsule. Gilles Sauron expose d’emblée un phénomène remarquable : « l’implantation d’ateliers de sculpture grecque provenant de centres producteurs très divers du monde hellénisé introduisit à Rome et en Italie des pratiques artistiques qui dans leurs patries d’origine respectives ne coexistaient pas et transforma à terme la péninsule italienne en terre d’élection de l’éclectisme. »

 

         Les deux premiers chapitres, consacrés au réalisme hellénistique et au néo-classicisme, doivent  beaucoup aux travaux de Filippo Coarelli sur l’art figuratif romain. Se manifestent d’abord, dans les années 180, des tendances réalistes et pathétiques nées à l’époque hellénistique. Les productions classicisantes sont considérées ensuite : des développements fouillés sont consacrés à l’atelier de Timarchidès, sur lequel les différentes positions sont résumées. Ces productions de marmorarii grecs exercent une influence sur les productions locales en terre cuite, comme le montre un magnifique fronton de Luna, et en particulier la figure d’Apollon. Est ensuite examiné le rôle éminent de l’Attique dans la production des œuvres d’art qui ont convergé de l’Orient vers Rome. Le développement d’un type de production voué à la copie et à l’adaptation de modèles classiques est mis en lien avec l’apparition d’un nouveau type de villa comprenant une pars urbana développée, qui pouvait accueillir de véritables collections d’œuvres d’art.

 

         Le chapitre consacré au commerce des œuvres d’art s’ouvre sur des développements relatifs à la correspondance de Cicéron, avec Atticus, qui satisfait les attentes de son ami, et M. Fabius Gallus, qui les déçoit ; ces lettres témoignent de l’importance de l’adéquation de la statuaire au cadre architectural qui l’accueille, au point qu’on peut parler de véritable programme iconographique. Suivent des développements sur les épaves de Mahdia (p. 76-88) et Anticythère (p. 88-90). Ces dossiers sont le prétexte d’un élargissement du propos : sur les hermès et la statuaire dionysiaque en marge de l’étude de la correspondance de Cicéron ; sur les imagines clipeatae dans les développements sur l’épave de Mahdia.

 

         L’auteur se penche ensuite sur les rapports entre art et politique, en rappelant qu’à partir de la fin du IIe s. a.C., le recours aux formes grecques est systématique. Les exemples développés ici sont le décor de la fontaine de Juturne, le genre que constitue le « relief historique » (avec le pilier de Paul Émile à Delphes et le relief dit de Domitius Ahenobarbus), la frise de la basilica Aemilia (pour laquelle Gilles Sauron défend, après Filippo Coarelli et Mario Torelli, une datation tardo-républicaine).

 

         Le chapitre s’achève par des remarques expliquant la singularité romaine dans le domaine des arts figurés : qu’il s’agisse du relief historique ou des tableaux exhibés dans les triomphes, dans la curie ou sur le forum, ainsi que sur les monnaies, le langage grec est mis à contribution pour parler de réalités romaines.

 

 

Le double visage de Rome : le portrait romain

 

         Dans la troisième partie, dont le titre résume parfaitement les orientations, l’auteur examine d’abord la tradition romaine du portrait des ancêtres, dans un bilan détaillé qui fait une large place aux sources littéraires. Le texte fameux de Polybe sur les funérailles aristocratiques (VI, 53) est réexaminé et une nouvelle interprétation proposée : ce que l’historien grec décrit comme des membres de la famille portant le portrait d’un ancêtre défunt serait en fait des mannequins habillés et portant les portraits exposés le reste du temps dans l’atrium.

 

         Les statues honorifiques dans l’espace public font l’objet de remarques synthétiques (assises là encore sur les sources écrites), qui laissent place à de longs développements sur les statues « iconiques » (le terme est emprunté à Pline, HN, 30, 4-16), qui associent les traits du personnage honoré à un corps idéalisé et nu. L’exemple de Cornelia, la mère des Gracques, est examiné en détail, dont la statue était sans doute inspirée d’une Aphrodite assise de Phidias. Autres dossiers mis en relief, les statues inspirées par le Poséidon de Lysippe et l’Hermès qui en constitue une variante (et que l’on attribue parfois à des successeurs de Lysippe plutôt qu’au maître lui-même) ; les statues de Formies, qui relèvent d’un type très bien diffusé, y compris dans la peinture ; le portrait de Pompée, qui donne lieu à de passionnantes remarques sur la façon dont le portrait romain entend figurer les caractéristiques psychologiques du sujet ; plus largement, les portraits de tous les grands hommes de la fin de la République.

 

         Après les statues iconiques, sont examinées les statues en toge, surplombées par des portraits véristes, souvent ultra-réalistes, parfois jusqu’à la caricature. Elles figurent essentiellement de nouveaux citoyens, Italiens auquel on a concédé la civitas ou affranchis, qui affirment ainsi leur fierté d’entrer dans la cité romaine. Ces développements illustrent la méthode de l’auteur, qui en revient constamment aux sources (voir en particulier p. 136-138). Il propose d’attribuer «  un rôle décisif dans l’origine de la mode des statues en toge à portrait vériste » à la représentation de Caton l’Ancien (p. 138-142).

 

 

Les décors publics

 

         Examinant les complexes publics, Gilles Sauron prévient d’emblée son lecteur qu’il n’est pas question pour lui d’aborder les questions de typologie architecturale, examinées en détail par Pierre Gros dans un volume paru chez le même éditeur : il s’agit d’étudier des programmes, considérés dans leur globalité, avec les architectures et leur apparat iconographique.

 

         Le premier chapitre considère la monumentalisation d’un certain nombre de sanctuaires du Latium : Nemi, Terracina, mais surtout Tivoli et Palestrina. L’auteur rappelle quels sont les caractères singuliers de ces ensembles spectaculaires qui associent pour les deux derniers un temple et une cavea disposés sur le même axe, et dont la construction a été rendue possible par le recours à la maçonnerie permettant d’ériger des systèmes voûtés soutenant de vastes terrasses. Le centre monumental de Palestrina fait l’objet de longs développements (p. 146-158).

 

         Le propos se déplace ensuite dans l’Urbs, pour plusieurs chapitres, en commençant par la colline du Capitole. Après des développements sur la base en marbre sombre découverte lors des fouilles de San Omobono et portant sans doute un groupe sculpté figurant Bocchus livrant Jugurtha à Sylla, sont abordés les travaux qui affectent la colline et ses environs immédiats après l’incendie de 83, à savoir la reconstruction du temple de Jupiter Capitolin et la construction de ce qu’une inscription désigne comme une substructio et un tabularium. Q. Lutatius Catulus, un proche de Sylla dont le nom reviendra souvent dans l’ouvrage, est impliqué dans ces différents chantiers. C’est l’occasion pour l’auteur de synthétiser, en les amendant à l’occasion, les hypothèses les plus récentes, qui séparent les deux termes de l’inscription, et n’acceptent plus – ce qui a longtemps été tenu pour acquis – que la substruction dont les vestiges dominent encore le petit côté occidental du forum Romanum ait porté le tabularium. Celui-ci est dorénavant localisé dans les environs du temple de Saturne, tandis que l’ample substructio aurait porté trois temples, dédiés au Genius publicus, à Fausta Felicitas et à Venus Victrix. Ce singulier ensemble aurait eu deux objectifs : rivaliser avec la basilica Aemilia située en contrebas (et avec laquelle la substruction présente des parentés formelles) ; offrir une « image analogique du monde », partagée entre une évocation de la terre (le mur aveugle) et du ciel (les onze arcades).

 

         Un thème traverse en effet ce chapitre et le précédent, consacré au Latium (comme il traversait d’ailleurs le livre de Pierre Gros sur l’architecture publique) : celui de l’interprétation de ce que l’archéologie allemande appelle le « Theatermotiv », à savoir le thème de l’arcade encadrée par des colonnes engagées portant un entablement horizontal. Dans son examen du sanctuaire de la Fortune à Palestrina, Gilles Sauron nous dit que ce dispositif architectural joue un rôle croissant au fur et à mesure que l’on s’élève dans la composition (p. 152-153). Cela s’expliquerait par le fait que le thème de l’arcade serait couramment assimilé au ciel dans l’esprit des contemporains ; la tholos sommitale serait donc disposée « au-dessus d’un dispositif architectural évoquant la légèreté et la concavité du ciel par la superposition d’arcades », ce qui fait « du temple circulaire abritant cette Fortune primordiale l’image du domicile céleste lui-même d’une déesse conçue comme une maîtresse du cosmos et du temps ». On rappellera néanmoins que, contrairement à ce que suggéraient les anciennes restitutions, la tholos n’émergeait probablement pas de la porticus supra caveam, ce qui tempère quelque peu son caractère « aérien », mais participe en revanche pleinement de l’idée de dévoilement progressif dans un complexe dont Filippo Coarelli (I santuari del Lazio in età repubblicana, Rome, 1987) a justement souligné le caractère initiatique. Surtout, les arcades restent liées à des nécessités fonctionnelles et à des structures voûtées, encadrées par – et subordonnées à – des ordres conventionnels. Si les bâtisseurs entendaient bien évoquer le ciel (mais le thème de la grotte joue un rôle important dans l’ensemble du complexe), ils n’ont pas jugé utile de ménager des arcades là où leur présence n’était pas structurellement indispensable ; il faudra attendre plusieurs siècles pour voir apparaître des colonnes supportant des arcades sans lien avec des voûtes (par exemple à la villa Hadriana). La dimension allégorique ne saurait être que secondaire et consécutive à ces impératifs fonctionnels.

 

         Suivent la présentation et l’analyse du complexe de Pompée sur le Champ de Mars. Gilles Sauron propose une interprétation de l’architecture de ce gigantesque ensemble et de son programme sculpté, tel qu’il a été restitué par Filippo Coarelli. Cette lecture, déjà exposée par l’auteur à plusieurs reprises, fait du quadriportique non seulement une transposition d’un gymnase mais encore des Champs Élysées ; le programme iconographique ferait de Pompée un conquérant universel ayant atteint les limites de la terre habitée, marquées par l’entrée des Enfers. Ces propositions ont fait l’objet de critiques parfois vives, et M. Cadario leur a récemment opposé une autre lecture, que Gilles Sauron ne relaie pas (M. Cadario, « Teatro e propaganda, trionfo e mirabilia : considerazioni sul programma decorativo del teatro e della porticus di Pompeo », Stratagemmi. Prospettive teatrali, 19, 2011, p. 11-68).

 

         La réponse multiforme de César est ensuite exposée, sur le forum républicain et surtout sur son nouveau forum. La signification globale du schéma est examinée, les conséquences de la nouvelle localisation de la curie dégagées ; l’auteur se livre ensuite à une convaincante exégèse de quatre notices de Pline qui nous apprennent que César avait dédié dans le temple de Venus Genetrix deux tableaux de Timomaque de Byzance, l’un figurant Ajax avant son suicide, l’autre Médée s’apprêtant à tuer ses enfants. Ces deux héros ont accompli leur geste funeste en réponse à une cruelle injustice, et c’est l’injustice que César a en commun avec eux ; contrairement à eux, il n’y a pas répondu par le crime, mais par la confiance en Vénus qui l’a fait triompher.

 

         Cette partie s’achève par une évocation des théâtres provisoires, conséquences de l’interdiction de tout théâtre permanent imposée par le Sénat jusqu’à ce que Pompée ne tourne l’interdit. Le luxe extravagant de leurs fronts de scène a été maintes fois souligné, en particulier à partir de l’exemple du monument érigé en 58 a.C. par M. Aemilius Scaurus ; Gilles Sauron explore leur sens allégorique, éclairé en particulier par la symbolique des matériaux utilisés d’après Pline pour la scène de Scaurus (verre, marbre, bois doré), qui renverraient aux trois niveaux du cosmos.

 

 

Les décors privés

 

         La partie dévolue aux résidences de l’aristocratie est sans doute la plus riche du livre. Après avoir présenté une synthèse sur « le développement du luxe dans la vie quotidienne », dans le cours de laquelle il évoque le verre, l’argenterie, les intailles et camées, les bijoux, le mobilier, l’auteur se penche sur les parcs suburbains (horti) et les villae : c’est l’occasion de développements sur les jardins de César et les célèbres copies du groupe pergaménien des Galates, et surtout sur la villa des papyri d’Herculanum, qui aurait appartenu à L. Calpurnius Piso Caesoninus (consul en 58 a.C.) et dans laquelle aurait résidé le philosophe épicurien Philodème de Gadara ; Gilles Sauron en propose une lecture proprement programmatique, qu’il a déjà plusieurs fois exposée et qui prolonge les réflexions amorcées dans le chapitre sur le commerce des œuvres d’art (p. 192-210). Après avoir rappelé les hypothèses d’autres chercheurs, G. Sauron expose les siennes, en rappelant d’abord que la collection de sculptures prend place dans une villa dont le plan évoque un gymnase grec, avec une palestre (le péristyle carré), une exèdre (la salle à façade distyle in antis), un stade (le grand péristyle). L. Calpurnius Pison aurait caché la signification profonde du programme auquel renvoient les sculptures : on retrouve ici le thème de la dissimulation abordé dès l’introduction.

 

         Les statues d’hommes politiques et d’orateurs, qui appartiennent tous à l’époque hellénistique, représenteraient le monde dans lequel est né Épicure. Les personnages liés à Dionysos et les animaux représentent le monde de la nature, qui reste à l’écart des passions des hommes et évoque le bonheur. Le grand péristyle, avec son bassin axial, serait, en même temps qu’une évocation d’un stade, celle du jardin des Bienheureux. L’avènement du bonheur parmi les hommes serait lié à l’activité d’Épicure et au contexte historique qui l’a autorisée. Enfin, le jardin d’Épicure lui-même serait transposé dans la villa.

 

         S’ouvre ensuite une longue section dévolue aux décors pariétaux, auxquels Gilles Sauron a déjà consacré d’importantes études. La démarche est guidée par la chronologie. Le premier style pompéien est rapidement examiné, et ce sont les différentes manifestations du deuxième style, telles que les a définies H.G. Beyen (Die pompejanische Wanddekoration vom zweiten bis zum vierten Stil, I, La Haye, 1938), qui font l’objet de l’attention la plus soutenue.

 

         À la suite d’Andreas Grüner (Venus ordinis. Der Wandel von Malerei und Literatur im Zeitalter der römischen Bürgerkriege, Paderborn, Munich, Vienne, Zurich, 2004), mais en enrichissant l’argumentaire, il attribue à Q. Lutatius Catulus père (consul en 102, innovateur en matière de poésie et amateur éclairé d’art) un rôle décisif dans l’invention des décors du deuxième style, vers 100 a.C., et à son fils homonyme (consul en 78 a.C.), un rôle tout aussi essentiel dans l’émergence de la deuxième phase du deuxième style, vers 80 a.C. (phase Ib de H.G. Beyen) (p. 228).

 

         Gilles Sauron s’arrête longuement sur cette deuxième phase et ses productions allégoriques, qui imbriquent différentes architectures, laissant apparaître dans la partie supérieure des parois un « au-delà » du mur. Le caractère allégorique de ces images serait attesté par les rideaux noirs baissés qui y apparaissent et appartiennent au registre du dévoilement de la vérité.

 

         Le déchiffrement que propose l’auteur de ces décors s’appuie sur quelques exemples développés : le cubiculum M  de la villa de Fannius Synistor à Boscoreale et en particulier une paroi latérale montrant une tholos vide dans un péristyle, rotonde interprétée comme un temple céleste attendant l’âme du propriétaire dormant dans la chambre ; l’alcôve du cubiculum 16 de la villa des Mystères à Pompéi, qui montre une rotonde accueillant sans doute Vénus et Éros, ce dernier facilitant le retour de l’âme du défunt dans son domicile céleste selon la doctrine platonicienne. Ces décors auraient pour finalité d’évoquer la vie et la mort des habitants de la maison ou de leurs parents disparus. On est cependant en droit de se demander si le péristyle figuré dans le cubiculum M de la villa de Fannius Synistor à Boscoreale est vraiment dépourvu de toit : la perspective pourrait expliquer qu’on n’en voit pas les tuiles ; surtout, on note la présence d’acrotères (certes non décisive, puisque des acrotères d’angle apparaissent dans une peinture du cubiculum 16 de la villa des Mystères (fig. 216), sur un bâtiment assurément dépourvu de toit), et, plus gênant pour la lecture proposée, d’aménagements liés à l’évacuation des eaux de pluie, en l’occurrence une sima, verte, scandée par des gargouilles dorées.

 

         Le rôle de Varron, proche de Pompée puis de César, intime des Catuli, dans cette révolution du deuxième style est ensuite examiné : Gilles Sauron s’intéresse à la volière de sa villa de Casinum, singulière salle à manger que Varron décrit dans ses Res rusticae, et dont l’aménagement fait appel à certains traits récurrents des fresques du deuxième style. Gilles Sauron reconnaît à la construction une dimension allégorique. Le propos se déplace ensuite au salon 15 de la villa de Poppée à Oplontis, qui figure des architectures dont Albéric Olivier donne une impressionnante restitution axonométrique, laquelle en met bien en lumière le caractère irréel. Cette fresque fonctionnerait comme une « image de mémoire », évoquant de manière cryptée la vie et surtout l’apothéose astrale de M. Pipius Piso (consul en 61 a.C.).

 

         L’auteur termine en insistant sur le fait que cette mode décorative n’a été adoptée que par des membres de l’aristocratie sénatoriale ou leurs proches, et qu’elle est l’apanage de cercles restreints.

 

         Le dernier chapitre est consacré aux mégalographies, productions exceptionnelles qui figurent des images de dieux, des suites de scènes mythologiques, les combats autour de Troie ou l’errance d’Ulysse ; ce genre transposerait en peinture des galeries de sculptures disposées sur un podium. La mégalographie de la villa des Mystères appartient tout à la fois au groupe des figurations cultuelles et à celui des scènes mythologiques, même si, nous dit l’auteur, « le véritable sujet de la peinture est le rapport que la domina établit en permanence entre sa propre vie et le processus d’apothéose des deux héros. »

 

         Toutes ces productions peintes ont en commun la figuration d’une pièce luxueuse décorée de blocs massifs ou de placages, avec un podium en partie basse ; la seule différence fondamentale réside dans ce qui est posé sur le podium, architectures dans un cas, sculptures dans l’autre.

 

 

Révolution et ornement

 

         L’auteur rappelle dès l’orée de la dernière partie l’importance de l’ornement dans le monde romain (on peut aussi renvoyer à ce propos à l’entretien croisé qu’il a accordé à la revue Perspectives, 2010-2011, 1, p. 43-55) : relevant de l’indispensable, lié à l’utilitas, il peut s’enrichir d’un sens moral et esthétique.

 

         Sont d’abord abordées les variantes italiques du corinthien et les télamons, qui tous deux témoignent des liens de Rome avec l’hellénisme occidental ; mais la Ville s’ouvre au même moment à l’hellénisme oriental, attique ou asiatique : les constructions du Champ de Mars méridional sont évoquées, comme l’intervention d’Hermodoros de Salamine. Ces influences revêtent parfois des formes maladroites, comme le montre un peu plus tardivement l’exemple du temple de Portunus sur le forum Boarium.

 

         L’auteur passe ensuite à une étude de ce qu’il appelle l’esthétique du chaos, qui se manifeste d’abord sur les décors exubérants des trapézophores, sur le cratère d’Hildesheim ou encore sur le célèbre rhyton signé par Pontios. Dans des développements très articulés – les chapitres sont ici beaucoup plus courts que dans le reste de l’ouvrage –, les niveaux de signification de ces décors comme l’identité de leurs concepteurs et de leurs initiateurs sont examinés. Ces magnifiques productions attribuables à des artisans néo-attiques donnent l’image d’un monde ignorant les deux grandes lois de la nature que sont la discrimination des règnes et des espèces et la pesanteur. Ces décors n’auraient connu leur pleine expression qu’au contact d’une clientèle romaine et ce, en Italie ; les ateliers auraient donc été installés à Rome et en Italie centrale, au service d’aristocrates qu’intéressaient sur le plan politique les thèmes de la confusion et de la subversion ; P. Servilius Casca Longus, partisan de César avant de compter parmi ses assassins, est de ceux-là, dont on connaît un tripode épigraphe qui, après confiscation et ventes successives, finit dans une boutique pompéienne. Ces compositions renvoient au chaos, et l’hybridité qui les caractérise précède la distinction des espèces ; symbole d’un monde en formation, évoqué par le poète Empédocle, elles rencontrent un thème très fréquent dans l’idéologie politique du temps, celui du nouvel âge qui ne manquerait pas d’émerger des guerres civiles déchirant Rome. Ces concepts sont développés par César, et Gilles Sauron établit un parallèle convaincant entre un trapézophore pompéien et un denier émis pour César par T. Carisius en 46 a.C. : le trapézophore juxtapose des griffons émergeant d’un pied de fauve donnant naissance à un calice végétal, une corne d’abondance et une sphère, quand sphère et cornocupia apparaissent sur le denier.

 

         Les propylées d’Appius Claudius Pulcher à Éleusis recourent à cette esthétique et à ces thèmes, en les chargeant toutefois, propose Gilles Sauron, d’un sens différent. L’auteur insiste sur les différences qui distinguent les deux façades : l’extérieur est orné de deux colonnes libres auxquelles des pilastres font écho sur la paroi ; ces quatre supports comportent des chapiteaux figurés dont les angles sont occupés par des monstres engendrant de savants rinceaux ; la façade intérieure comporte des cariatides cistophores.

 

         C’est cette distinction qui paraît signifiante à l’auteur. Mais s’il rappelle à juste titre que les propylées de l’acropole d’Athènes se caractérisent par l’identité des deux faces, il faut garder à l’esprit que, depuis l’époque hellénistique, il est de mise de différencier les deux façades, comme le montrent les propylées du sanctuaire des Grands-Dieux à Samothrace. La formule choisie par Ap. Claudius ou ses héritiers (à qui revint d’achever le monument) n’en est pas moins singulière. Le consul de 54 a.C. comptant parmi les proches de Pompée, le recours aux monstres ne peut revêtir le même sens que pour les productions précédentes. Gilles Sauron lui reconnaît une dimension polémique : la face extérieure des propylées évoquerait l’état du monde à sa naissance, auquel est opposé le cosmos hiérarchisé et stable qui lui a succédé, symbolisé par les cistophores. Il ne s’agirait donc pas ici de manifester l’espoir d’une nouvelle naissance du monde, mais d’un moyen de traiter l’outil iconographique de ses adversaires comme la manifestation d’un état ancien et périmé du monde.

 

         Il ne semble pas douteux que ces décors revêtent un sens allégorique, et que le mur du sanctuaire marque une forme de césure. Mais comment la lecture des chapiteaux de l’ordre externe que propose Gilles Sauron pourrait-elle s’accorder avec la présence au-dessus d’eux d’une frise dorique chargée des symboles (cistes, gerbe de blé) de Déméter, ceux-là mêmes que l’on retrouve sur la tête des cariatides ? Ces images qui se surimposent à la séquence rigoureuse de la frise dorique n’ont rien à voir avec le chaos primitif et parlent des bienfaits de la déesse. Sauf à ajouter à la lecture horizontale du monument que propose l’auteur une lecture verticale identique, bien hypothétique, il faut admettre que l’ordre extérieur ne s’oppose pas à l’ordre intérieur, mais a pour vocation d’annoncer le sanctuaire ; dans cette hypothèse, le discours est affaire de graduation (comme à Samothrace mais sous une autre forme) et non d’opposition. Les colonnes se dressent d’ailleurs au fond d’une curieuse cour bordée de deux murs, laquelle confère à ce propylon un aspect très inhabituel ; on ne parvient à la porte qu’après avoir cheminé dans ce qui s’apparente à un vestibule, lequel joue le rôle de premier sas, de premier palier vers le sanctuaire et rend encore plus improbable la lecture de l’ordre externe comme un simple contrepoint de l’ordre interne. L’un s’adresse peut-être, non pas à tous les visiteurs du sanctuaire, mais aux postulants, non encore initiés, tandis que l’autre s’adresse aux dévots qui quittent le sanctuaire après avoir été initiés ; l’image de soumission à l’ordre divin qu’offrent les deux cariatides reste parfaitement compréhensible dans ce contexte. Quant aux monstres des chapiteaux externes, ils ne sont peut-être pas totalement étrangers à l’univers de Déméter, puisque des monstres ailés tiraient le char grâce auquel Triptolème devait, répondant aux injonctions de la déesse, répandre l’agriculture. Ne pourrait-on, dans le souci de conserver à l’ordre externe sa cohérence thématique, lire les chapiteaux et la frise dorique comme une évocation du rôle d’Éleusis dans la propagation des bienfaits de Déméter ?

 

         La conclusion est l’occasion d’évoquer l’acmé des guerres civiles, entre Marc Antoine et Octave, qui s’est traduite par un « recours forcené aux modèles hellénistiques », avant que le pouvoir augustéen n’invente un nouveau langage pour s’adresser à un monde pacifié. Les adversaires se font représenter par des statues héroïques, dans la tradition des rois hellénistiques, comme le montrent les exemples d’Agrippa et Octave, dont les types sont examinés ici. L’assimilation aux héros de l’Épopée est une autre illustration de ce phénomène, et les statues à sujets homériques (le Pasquino, le rapt du Palladion, toutes deux connues par des œuvres de Sperlonga) auraient pu être disposées dans les maisons des chefs de faction.

 

         Pour le décor privé, la dernière phase du deuxième style se caractérise par l’abandon des extraordinaires créations allégoriques des périodes précédentes. Mais la frise des nains mise au jour dans la maison des Bucranes à Ostie nous offre un écho des luttes politiques du temps, en faisant allusion pour s’en moquer aux nains que Marc Antoine avait fait venir de Syrie en 40.

 

         La conclusion s’achève sur l’art funéraire, qui n’a pas été étoffé précédemment. Sont évoqués rapidement les sobres monuments à frise dorique, marqueurs de la colonisation. Les monuments plus complexes, pouvant déployer un symbolisme poussé, font l’objet de développements plus amples. Ainsi, le tombeau des Iulii à Glanum s’inspirerait du phare d’Alexandrie pour évoquer le parcours de l’âme, de la terre au ciel.

 

         L’ample synthèse que propose l’auteur ne fera pas l’unanimité, on s’en doute, surtout dans ses derniers chapitres. La précision des hypothèses (par exemple pour l’attribution des mosaïques de Pompéi au palais de Persée et les circonstances de leur arrivée en Campanie) et plus encore la volonté de mettre le plus souvent possible un nom sur les décors ne convaincront pas systématiquement, et certains rapprochements apparaîtront forcés. Mais l’auteur est cohérent dans son attribution des évolutions du langage artistique romain aux tout premiers cercles de l’aristocratie sénatoriale. Du reste, on n’attend pas d’un tel ouvrage, appelé à devenir un manuel largement consulté et utilisé par les étudiants, les enseignants et les chercheurs, qu’il se contente de faire la somme des acquis les plus solides et les plus universellement admis. Gilles Sauron propose ses interprétations, et le fait de façon suffisamment détaillée pour que chacun puisse se faire un avis sur leur recevabilité. Le livre est en effet un outil de travail, qui s’achève par une bibliographie classée par chapitres, d’autant plus facile à utiliser que Gilles Sauron cite systématiquement ses sources, ce qui, dans ce type d’ouvrages, est loin d’être la norme, et par un index, lui aussi très utile.

 

         Très agréable à lire, parsemé de renvois explicites à d’autres chapitres, irrigué par des thèmes récurrents qui en assurent la cohérence, l’ouvrage est de surcroît abondamment illustré. Les éléments de comparaison invoqués à l’appui des démonstrations – qu’il s’agisse des sanctuaires de Lindos et Kos, qui font l’objet fig. 141 et 142 de belles restitutions axonométriques, de fresques, de monnaies ou de statues –, sont bien souvent figurés, ce qui fluidifie considérablement la lecture. Tout au plus déplorera-t-on la qualité inégale des clichés : la plupart sont excellents, mais d’autres sont médiocres, comme ceux des bronzes du Pirée, il est vrai très difficiles à photographier.

 

 

Sommaire

 

Introduction

I.. Le temps des pillages

II. La réception des formes grecques

III. Le double visage de Rome : le portrait romain

IV. Décors publics

V. Décors privés

VI. Révolution et ornement

Conclusion : de la crise finale à la renaissance des formes

Bibliographie

Index