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Compte rendu par François Fièvre Nombre de mots : 1960 mots Publié en ligne le 2020-10-23 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2235 Lien pour commander ce livre Cet ouvrage collectif paru en 2014 est issu d’un programme de recherche de l’Institut national d’histoire de l’art consacré à la question de l’art social dans la France du XIXe siècle. Ce programme a permis de faire travailler ensemble une équipe internationale de chercheurs entre 2009 et 2013, et a abouti à la tenue d’un colloque en 2011 à l’INHA, ainsi qu’à deux publications principales : ces actes de colloque parus en coédition avec les Presses universitaires de Rennes, ainsi qu’une anthologie critique de sources publiée en ligne sur la plateforme Openedition[1].
Les actes rassemblent donc des contributions variées autour d’une question générale, la notion d’« art social », durant une période – le long XIXe siècle allant de 1789 à 1914 –, dans une aire géographique déterminée – la France - et selon une perspective donnée – l’histoire des idées. Comme l’indiquent les éditeurs de l’ouvrage dans leur introduction, il s’est agi de cerner les évolutions d’une notion polymorphe durant une longue période chronologique. Pour cela, les auteurs ont convoqué non seulement les écrits théoriques de philosophes ou penseurs politiques de l’époque (Jean-Jacques Rousseau, Charles Fourier, Pierre-Joseph Proudhon, Georges Sorel…) mais aussi les écrits d’écrivains, critiques, historiens et théoriciens de l’art (Quatremère de Quincy, Camille Mauclair, Jean Lahor, Roger Marx, Gustave Geffroy, Henri Focillon…). Les artistes sont bien évidemment très souvent convoqués, mais, outre un article sur David d’Angers dû à Neil Mc William, ils ne forment pas l’axe principal des contributions. Ainsi, Gustave Courbet n’a pas droit à un article qui lui soit consacré malgré son importance dans la genèse d’un art politiquement engagé durant le Second Empire, même si une place lui est bien sûr largement accordée dans l’article d’Anne-Marie Bouchard sur Pierre-Joseph Proudhon. On l’aura compris, il s’agit d’une approche d’histoire de l’art centrée sur l’histoire des idées artistiques plutôt que sur une histoire des œuvres ou des artistes, et ces derniers ne sont convoqués que dans la mesure où ils ont essayé de théoriser leur pratique artistique, ce qui, selon les éditeurs de l’ouvrage, est relativement peu arrivé pour la question de l’art social durant cette période, du moins en France.
Il s’ensuit une approche quasi philologique de la notion (ainsi notamment l’article de Jean-François Luneau sur les expressions « art utile », « art social » et « art pour l’art » durant la première moitié du XIXe siècle, mais aussi de Rossella Froissart Pezone qui interroge le croisement de cette notion avec la distinction alors à l’œuvre entre beaux-arts et arts appliqués), qui explore les variations sémantiques de la notion d’art social en fonction des acteurs qui pensent la place que doivent avoir l’art et les artistes dans la société, ces acteurs répondant de leur côté aux enjeux sociaux et politiques de leur époque. Ainsi, si durant la période révolutionnaire « l’art social » ne désigne encore que l’art de gouverner (Condorcet) et ne renvoie pas du tout à une réflexion sur le rôle politique dévolu aux arts, l’idée d’art social, sinon l’expression, fait néanmoins son chemin depuis les fêtes révolutionnaires étudiées par Marie-Pauline Martin. Néanmoins, elle se développe surtout à partir de la monarchie de Juillet, où se déploient les réflexions politiques utopistes sur l’organisation de la société, qui se traduisent notamment par une réflexion sur l’architecture du Phalanstère (analysée par Florent Perrier) et sur l’importance des arts dans l’éducation des sens chez Fourier (étudiée par Laurent Baridon). Mais ce n’est que beaucoup plus tard, durant la IIIe République, que la notion d’« art social » revient au cœur des débats théoriques sur l’art, la IIe République ayant été le lieu d’un divorce entre les discours sur l’art social et la réalité des politiques culturelles, et le Second Empire ayant marqué, à l’exception de Pierre-Joseph Proudhon, un « coup d’arrêt dans les réflexions sur l’art social » (p. 24).
C’est donc après 1870 que la réflexion, très abondante, redémarre sur le rôle social que les artistes doivent tenir dans la société, comme en témoignent les contributions de Jean Colrat sur l’œuvre théorique de Gabriel Tarde, de Jean-Marie Guyau, d’Anne-Marie Bouchard sur l’opposition des cercles anarchistes à une conception élitiste de l’art, ou de Catherine Fraixe. Cette dernière a réfléchi sur une appropriation inverse de la notion qui consisterait à faire de l’art social une éducation morale du peuple, garante du maintien de l’ordre établi. Une voie médiane entre l’anarchisme et le conservatisme, est incarnée par le réformisme de Gustave Geffroy, dont la volonté d’instaurer un « Musée du soir » comme outil d’éducation et d’émancipation populaire est étudiée par Bertrand Tillier. L’un des principaux théoriciens de l’art social au début du XXe siècle est Roger Marx, dont la doctrine solidariste fait l’objet d’une étude par Catherine Méneux, alors que d’autres théoriciens comme Jean Lahor (étudié par Stéphanie Pallini Strohm) ou Camille Mauclair (étudié par Pierre Vaisse) témoignent de la présence de cette réflexion dans le champ littéraire symboliste. L’un des suiveurs de Roger Marx est Léon Rosenthal, étudié par Michela Passini : ce dernier infléchit clairement la notion vers la gauche, dans un sens socialiste qui est également défendu par Georges Sorel (dont la contribution à ce débat est analysée par Willy Gianinazzi) et dont on retrouverait les traces jusque dans l’œuvre de l’historien de l’art Henri Focillon, selon Pascale Cugy et François-René Martin.
Même si deux articles, de Paul Aron sur la Belgique et d’Elitza Dulguerova sur la Russie, permettent une ouverture vers l’étranger, la perspective de l’ouvrage reste globalement centrée sur l’évolution de la notion en France, l’article de Philippe Saunier sur « l’exemple anglais » étant davantage consacré à la réception française des théories de Ruskin et Morris qu’à ces théories elles-mêmes, et de même pour celui de Cathérine Méneux sur « l’adaptation française du modèle social belge ». Une telle perspective centrée sur la France interroge, dans la mesure où les ombres de Léon Tolstoï et surtout de William Morris semblent longuement peser sur la plupart des réflexions françaises sur le sujet. L’absence de l’Allemagne interroge également, même si, comme l’indiquent les éditeurs de l’ouvrage, « les auteurs allemands ne figurent pas au nombre des références des partisans d’un art social au tournant du siècle » (p. 38). Ceci n’est bien évidemment pas une critique, dans la mesure où il est tout à fait impertinent de reprocher les manques d’un ouvrage quand ces derniers ne se situent pas à l’intérieur du champ que le dit ouvrage entend traiter. Mais on ne peut s’empêcher de rêver, comme une prolongation possible, à une autre approche, qui consisterait, de manière sans doute plus philosophique et moins philologique, à faire une histoire comparée, internationale plutôt que nationale, des théorisations de l’art social. Et ce d’autant plus que, après 1848 mais surtout à partir du dernier tiers du XIXe siècle (l’Association internationale des travailleurs est fondée en 1864), le socialisme devient une lutte internationale, dans la perspective de laquelle une large part de la réflexion sur l’art social s’articule, favorisant, conjointement avec l’essor de l’industrie culturelle (notamment de la presse et de l’édition), des télécommunications et des transports, les échanges d’idées et les transferts culturels internationaux.
Un autre aspect intéressant de l’ouvrage est qu’il ne se limite pas aux arts de l’image, mais comprend également des études sur le rôle social de l’architecture (dans les articles de Florent Perrier sur Fourier, mais aussi d’Estelle Thibault sur deux théoriciens du début du XXe siècle, Henry Provensal et Maurice Maignan), des arts décoratifs (étudiés par Rossella Froissart Pezone) et sur les fêtes, imaginées en période révolutionnaire mais aussi durant la Restauration (l’exemple des fêtes de la société des Incas à Valenciennes est analysé par Julie Ramos) comme un moyen parmi d’autres de faire de l’art le ciment de la société. Bien évidemment, ces actes ne sont pas exhaustifs sur le sujet et ne prétendent pas l’être. Toutefois ils dressent un excellent paysage de l’évolution de la notion en France au XIXe siècle et sont utilement complétés par l’anthologie en ligne, qui présente des textes qui ne sont pas toujours étudiés en détail dans l’ouvrage collectif (ainsi des écrits de Jacques-Louis David, Walter Crane, Lucien Pissarro ou Eugène Carrière, pour ne prendre que des exemples d’artistes), ce qui fait de cette double publication, d’études sur support papier et de sources sur support électronique, un ensemble cohérent et non redondant.
L’ouvrage papier est donc une somme impressionnante de contributions sur la notion d’art social, qui constitue une référence sur le sujet. D’autres ouvrages donnés en bibliographie sont sans doute plus aboutis que ces actes de colloque sur tel ou tel aspect de cette thématique, mais aucun n’en a l’ampleur diachronique, qui forme tout l’intérêt de cette publication. En tentant de dresser une histoire large de la notion, qui excède les limites de la IIIe République à laquelle l’historiographie existante, largement reprise dans la bibliographie, limitait souvent son apparition et donc son existence, cet ouvrage collectif permet de dresser une archéologie intellectuelle du concept, qui remonte jusqu’à l’événement fondateur qu’est la Révolution française. La notion de démocratie culturelle, devenue si importante dans la seconde moitié du XXe siècle avec la création d’un ministère ad hoc en 1959, peut ainsi à bon droit être mise en perspective avec l’un des fondements de la nation française, la Révolution, tandis que l’opposition entre un « art autonome » et un « art utile », qui naît à la fin du XVIIIe siècle avec la philosophie esthétique et se développe au XIXe siècle avec l’opposition entre « art pour l’art » et « art social », est toujours aujourd’hui le lieu d’un débat social, politique et artistique. En bien des points, le « long XIXe siècle » défini par l’historien Eric Hobsbawm apparaît comme une époque charnière où se sont dessinées les racines de l’art et de la société d’aujourd’hui.
[1] Neil McWilliam, Catherine Méneux, Julie Ramos (dir.), L’Art social en France de la Révolution à la Grande Guerre. Anthologie de textes sources, Paris, Institut national d’histoire de l’art, Presses universitaires de Rennes, 2014. En ligne : https://books.openedition.org/inha/4825?lang=fr
Table des matières
Remerciements 6
Abréviations 7
Neil M_WILLIAM, Catherine MÉNEUX & Julie RAMOS Introduction 9
Neil M_WILLIAM, Catherine MÉNEUX & Julie RAMOS L’art social, de la Révolution à la Grande Guerre : esquisse d’un parcours 15
Marie-Pauline MARTIN S’emparer de l’homme moral et total : l’ombre de Rousseau et la fête révolutionnaire 43
Jean-François LUNEAU Art utile, art social, art pour l’art dans la première moitié du XIXe siècle 63
Rossella FROISSART PEZONE Utilité morale et valeur sociale des arts appliqués à l’aube de l’industrialisation 79
Neil M_WILLIAM David d’Angers La socialisation de l’exemplarité 95
Florent PERRIER La place de l’art et des artistes dans les rues-galeries de Charles Fourier à Tony Moilin 115
Laurent BARIDON Art social et éducation sensorielle dans les crèches fouriéristes au milieu du XIXe siècle 133
Julie RAMOS Une société en marche Fêtes des Incas de Valenciennes (1826-1866) 151
Anne-Marie BOUCHARD L’art social de Pierre-Joseph Proudhon 169
Jean COLRAT Un tournant sociologique dans la pensée esthétique française (1870-1890) 177
Anne-Marie BOUCHARD L'infécondité vicieuse des artistes L’art social dans les réseaux médiatiques anarchistes 193
Philippe SAUNIER L’exemple anglais (Ruskin, Morris) Extension du domaine de l’art 205
Paul ARON L’expérience belge de l’art social, 1880-1914 223
Catherine MÉNEUX Bruxelles-Paris L’adaptation française du modèle social belge 235
Bertrand TILLIER Le Musée du soir de Gustave Geffroy Entre éducation artistique et émancipation sociale 245
Stéphanie PALLINI STROHM Jean Lahor De l’art pour le peuple à l’art populaire 263
Estelle THIBAULT Le Temple et la Cité harmonique Deux paradigmes architecturaux entre art social et art total 281
Pierre VAISSE Mauclair, le peuple et l’art 297
Willy GIANINAZZI Georges Sorel ou l’art comme préfiguration du « travail de l’avenir » 313
Catherine MÉNEUX Roger Marx et l’institutionnalisation de l’art social 323
Michela PASSINI Art et société Enjeu politique et démarche historienne chez Léon Rosenthal 343
Pascale CUGY & François-René MARTIN « Populovitch n’est pas si bête qu’il est mal vêtu » Henri Focillon, le vaudeville, les prolétaires et l’art social 357
Catherine FRAIXE Masses inconscientes et élites républicaines ou les arrière-plans naturalistes du « retour à l’ordre » 373
Elitza DULGUEROVA L'art et le paysan Fantasmes, débats, pratiques en Russie/URSS 397
Bibliographie 413
Index 469
Les auteurs 481
Crédits photographiques 487
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |