Déroche, Fr. - Zink, M. (dir.) : Voyages, déplacements et migrations, VIe journée d’études nord-africaines. Colloque organisé par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et la SEMPAM. 191 pages, 21 figures, ISBN : 978-2-87754-305-7, 20 €
(Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris 2014)
 
Compte rendu par Marie-Adeline Le Guennec
 
Nombre de mots : 2365 mots
Publié en ligne le 2014-11-26
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2236
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          Depuis 2003, la Société d'Études du Maghreb préhistorique, antique et médiéval (SEMPAM) organise tous les deux ans, avec la collaboration de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, une journée d'études consacrée à l'histoire de l'Afrique du Nord, autour d'objets de recherche précis. Ces journées d'études, marquées par une perspective transpériode, visent ainsi, selon l'orientation définie par le président de la SEMPAM François Déroche dans la préface du présent ouvrage, à « suivre depuis la pré- ou protohistoire jusqu'à la fin du Moyen Âge des phénomènes intéressant l'ensemble de l'Afrique du Nord, de la Cyrénaïque jusqu'aux rives de l'Atlantique » (« Préface », p. II). Un des objectifs premiers de la SEMPAM est de permettre la rencontre et le dialogue, dans le cadre de ces « journées d'études nord-africaines », de spécialistes originaires des deux rives de la Méditerranée ; comme le rappelle François Déroche, ce dialogue apparaît particulièrement essentiel dans le contexte des récents bouleversements politiques qu'a connus le Maghreb (Ibid., p. III).

         

          Depuis 2008, ces journées d'études font l'objet d'une publication dans la collection « Actes de colloque » des éditions de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Après une précédente rencontre consacrée aux « Enceintes urbaines, sites fortifiés, forteresses d'Afrique du nord » (19 mars 2010, publication 2012), et en écho direct au thème adopté en 2003, « Parcourir, décrire, reproduire : l'inventaire de l'Afrique du Nord dans l'Antiquité et au Moyen Âge », les organisateurs avaient fait le choix pour la sixième de ces journées d'études, qui s'est tenue à l'Académie le 30 mars 2012, de l'intéressante thématique des « Voyages, déplacements et migrations » dans l'espace géographique et historique du Maghreb préhistorique, antique et médiéval. Ce sont les actes de cette rencontre qui paraissent à présent sous la direction de François Déroche, Président de la SEMPAM, et de Michel Zink, Secrétaire perpétuel de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

         

          Après une brève préface où François Déroche (p. I-III) rappelle les missions de la SEMPAM et le cadre choisi pour les journées d'études nord-africaines mises en place par cette institution, l'ouvrage se répartit en neuf études extrêmement riches, qui déroulent la thématique choisie par les organisateurs dans toute sa diversité, selon une extension chronologique large.

         

          La première de ces études, intitulée « Le déplacement des Africains dans l'Empire romain : le témoignage des dédicaces religieuses » (p. 1‑19) est due à Arbia Hilali, de l'Université de Sfax. Partant du constat général de la mobilité des Africains à travers l'empire romain, dans un territoire auquel la pax romana avait contribué à conférer une indéniable fluidité, l'auteur s'interroge sur les possibles évolutions de la pratique religieuse dans le contexte du voyage, en étendant son propos à des migrations plus durables. Elle s'intéresse dans un premier temps aux rituels qui accompagnaient le voyage, au départ, à l'arrivée et en cours de trajet, puis revient sur trois dossiers précis, en étudiant, à partir notamment d'inscriptions votives, la pratique religieuse des Africains à Rome, au sein de l'armée romaine en Dacie et en Espagne. Ces différentes investigations lui permettent de mener une réflexion plus générale sur l'identité religieuse et culturelle de ces individus et groupes mobiles, voyageurs de passage ou migrants, dans leur confrontation avec les sociétés traversées ou intégrées ; elle parvient pour conclure au constat d'un métissage efficace, qui permettait aux nouveaux venus de maintenir leur identité religieuse traditionnelle tout en s'adaptant aux panthéons locaux, autour d'une conception commune de l'humanitas. Dans un deuxième temps, Lotfi Naddari (Université de Sousse) propose une nouvelle approche d'une question qui a déjà suscité de nombreux débats par le passé, celle de l'extension du territoire de circulation de la tribu semi-nomade des Musunii à Sufetula (Sbeïtla, Tunisie), cité du secteur occidental de l'Afrique proconsulaire (« Sufetula et les Musunii », p. 21-32). En partant de la confrontation détaillée d'une borne territoriale opisthographique du IIs. ap. J.‑C. récemment mise au jour avec huit autres objets similaires déjà connus, l'auteur aboutit à d'intéressantes considérations sur la politique de Rome à l'égard des tribus africaines ; comme le montre L. Naddari, cette politique passait notamment par l'assignation collective de terres prélevées sur l'ager publicus de certains municipes, à l'exemple du municipium Sufetulense, imposant par là même un bornage précis qui visait à éviter frictions et contestations avec les propriétaires fonciers voisins. L'auteur associe la délimitation de ce territoire de circulation et son assignation à la gens Musunia aux déplacements à caractère saisonnier de la tribu, en relation avec des circuits de transhumance ou avec la tenue de marchés périodiques ; cette stratégie originale et pragmatique permettait plus largement à Rome de canaliser les mouvements des tribus nomades africaines sans heurter les communautés urbaines locales, dans une région dont il s'agissait de garantir l'important potentiel économique. À cette étude succède l'article de Najoua Chebbi, de l'Université de la Manouba (Tunis), intitulé « Les peuples africains : origines, métissages et essaimages à l'époque préromaine » (p. 33-46) ; l'auteur s'y penche plus précisément sur le cas des Gétules, en revenant notamment sur la problématique de l'autochtonie des tribus regroupées sous ce nom générique. Selon N. Chebbi, qui se fonde en particulier sur les indications contenues dans l’œuvre de l'historien Salluste, les Gétules auraient constitué le substrat humain le plus ancien des régions où ils sont attestés ; au contact notamment de migrations venues d'Orient, ils auraient ensuite donné naissance à d'autres peuples, parmi lesquels les Numides, qui, parvenus au statut de grande puissance, auraient à leur tour essaimé progressivement à travers le Maghreb. Elle reconstitue ainsi l'image d'un monde tribal ouvert aux contacts extérieurs dès l'époque préhistorique, dont l'évolution aurait procédé par scissions, absorptions et métissages successifs et au sein duquel les Gétules, puis les Numides, auraient joué un rôle déterminant.

         

          Les trois articles qui suivent cette étude s'intéressent à des réalités sensiblement plus tardives. Jean-Pierre Laporte, chercheur associé à L'Année Épigraphique, se livre d'abord à une réflexion érudite sur « Le cosmographe de Ravenne et les Maurétanies Césarienne et Sitifienne » (p. 47‑87). Il propose de réévaluer le crédit, généralement très limité, qui est attribué à la Cosmographie de l'Anonyme de Ravenne, une chorographie datant des VIIIe-IXs. ap. J.‑C. Comme le montre l'auteur au terme d'une enquête précise sur le traitement des Maurétanies Césarienne et Sitifienne dans l’œuvre du Cosmographe de Ravenne, qu'il confronte avec le témoignage des itinéraires (Itinéraire Antonin, Table de Peutinger, etc.) mais aussi, plus ponctuellement, de la Géographie de Ptolémée, il apparaît que pour cette région au moins le Ravennate fournit des données inédites, de bonne qualité, avec des erreurs qui sont moins nombreuses et moins lourdes que ne le veut le regard critique communément porté par l'historiographie sur son œuvre. Le cinquième article que comprend le volume est consacré à « La traversée de la frontière par les ''émigrants'' en fuite, selon Ammien Marcellin » (Ekaterina Nechaeva, Université de Harvard, p. 89‑107). S'éloignant du cadre géographique fixé pour la journée d'études, l'auteur s'intéresse au cas des transfuges de guerre dans l'espace de la ville de Nisibe, en Mésopotamie, zone de contact et d'affrontement au IVs. ap. J.‑C. des deux grandes puissances de l'antiquité tardive, l'Empire romain et l'Empire perse. Elle revient notamment sur deux trajectoires particulières, celle d'Antoninus, qui en 359 passa à l'ennemi et devint le conseiller principal du chah Sapor II, et celle de Craugase, citoyen influent de Nisibe, qui prit la fuite peu de temps après pour gagner lui aussi le camp perse. Une étude analytique des passages où ces deux épisodes sont évoqués par l'historien Ammien Marcellin, qui en fut le témoin direct, permet à l'auteur de mettre en lumière le processus complexe et méticuleux qui, en temps de guerre, accompagnait le passage d'un individu à l'ennemi ; dans le contexte précis de Nisibe, elle souligne le rôle-clé du général perse Tampsapor, en charge de l'évasion de protagonistes éminents du camp romain. Revenant à des réalités plus directement africaines, Stéphanie Guédon, de l'Université de Limoges, étudie pour sa part les relations entre Afrique et Égypte au début de l'Antiquité tardive, à travers le témoignage de Saint Augustin (« Saint Augustin et les relations entre l'Afrique et l'Égypte de son temps », p. 109‑131). Si Augustin s'intéresse essentiellement à l'Égypte pour son rôle dans l'histoire du christianisme, son œuvre nous renseigne toutefois sur les échanges personnels et officiels entre communautés africaines et égyptiennes au IVe s. ap. J.‑C. Comme le montre S. Guédon, les liens entre ces communautés se resserrent à la faveur des crises arienne puis antipélagienne et du concile de Nicée, du fait notamment de l'action en ce sens des évêques d'Alexandrie et de Carthage : ces échanges influent sur la diffusion de normes communes à l'Égypte et l'Afrique en matière de vie religieuse et d'organisation de l'Église chrétienne. Dans ce contexte, comme le conclut l'auteur, la diffusion et l'archivage de l'information revêtent une importance cruciale.

         

          Pour un contexte chronologique légèrement antérieur, Michel Christol (Professeur émérite, Université Paris I Panthéon-Sorbonne) livre ensuite une étude magistrale sur le statut administratif de la province d'Afrique, à travers le fil directeur que constituent les voyages à caractère administratif des différentes « autorités », proconsuls et légats impériaux, chargées entre le Ier s. av. J.‑C. et le IIIs. ap. J.‑C. de la gestion de cette province (« ''Voyages organisés'' : les interventions des ''autorités'' et la géographie administrative de la province d'Afrique », p. 133‑157). En s'appuyant en particulier sur l'apport des inscriptions, l'auteur montre une nouvelle fois combien l'organisation administrative d'un territoire constituait pour les Romains comme une seconde conquête, qui visait à asseoir durablement le pouvoir nouvellement établi sur une région. La province d'Afrique ne fait pas exception à la règle : elle connaît même, durant la période prise en considération par l'auteur, plusieurs réorganisations successives, pour lesquelles le pouvoir central paraît s'être attaché à respecter les configurations politiques, sociales et économiques locales. L'étude des déplacements d'autorités à travers la province permet ainsi à l'auteur de proposer une véritable géographie administrative, précise et fluide, de ce territoire sous contrôle romain.

         

          Les deux derniers articles que comprend l'ouvrage permettent enfin, selon le programme de recherche fixé par la SEMPAM, d'étendre le propos à des réalités d'époque médiévale et même contemporaine. Ainsi, Jean-Charles Ducène (Université libre de Bruxelles) présente la relation de voyage d'un érudit arabe du XIIIe siècle, Abu Bakr ibn al-Ἁbdari, pèlerin cultivé parti à la rencontre des grands maîtres de la science musulmane (« La situation du Maghreb au travers de la relation de voyage d' al- Ἁbdari (VIIe/XIIIs.) », p. 159‑172). Si le genre du récit de voyage connaît une grande vogue au sein de la littérature arabe médiévale, l’œuvre d'al-Ἁbdari fait toutefois preuve d'une originalité certaine du fait de la subjectivité particulièrement affirmée et de l'orientation souvent critique du point de vue narratif de l'auteur ; ce dernier livre notamment une vision particulièrement réaliste des tensions géo-politiques entre peuples et communautés religieuses que connaît alors le Maghreb. Une dernière étude, produite par Maria Jesús Viguera de l'Université Complutense de Madrid, s'intéresse aux voyages vers le Maghreb entrepris au début de l'époque contemporaine par des érudits européens à la recherche de manuscrits arabes, à la faveur notamment du développement de l'esthétique orientaliste au XIXe siècle (« Voyager en quête de manuscrits arabes », p. 173‑187). L'auteur envisage plus précisément le cas de Francisco Codera, envoyé en « mission bibliographique » en Afrique du Nord entre 1887 et 1888 pour le compte de la Real Academia de la Historia de Madrid, en compagnie d'un jeune assistant, Francisco Pons, et étudie les relations de voyage, très différentes l'une de l'autre, laissées par les deux hommes : en effet, si Codera se concentre sur la dimension scientifique de sa mission, offrant une recension très complète des institutions savantes et des bibliothèques d'Algérie et de Tunisie à la fin du XIXe siècle, Pons, quant à lui, livre un récit très personnel sur les régions traversées, empreint de pittoresque et de spontanéité. La confrontation de ces deux témoignages est également l'occasion pour M. J. Viguera d'une réflexion plus générale sur la forme polymorphe du récit de voyage.

         

          Ce tableau d'ensemble, nécessairement trop rapide, ne donne qu'un aperçu succinct de la richesse des différents articles contenus dans Voyages, déplacements et migrations. Ces articles, très détaillés, sont assortis de notes approfondies et de précieuses listes bibliographiques, qui constitueront un outil essentiel pour le chercheur s'intéressant à l'histoire de l'Afrique du Nord ou aux problématiques liées à la mobilité des individus et des groupes aux périodes ancienne, médiévale et moderne ; on aurait d'ailleurs souhaité voir le système, fort commode, du renvoi de la liste bibliographique en fin d'article employé pour l'ensemble des contributions du volume. Les auteurs se sont également attachés à joindre à leurs articles des planches illustratives de nature variée (cartes, plans, documents iconographiques), d'une grande qualité, ainsi que de nombreux tableaux-bilans, qui s'avèrent particulièrement utiles pour suivre les réflexions souvent complexes que suscitent des documents et des contextes spatio-temporels mal ou peu connus. Bien entendu, l'hétérogénéité des sujets traités gêne la formulation de conclusions générales ; l'identité du cadre géographique évoqué par les auteurs et les nombreuses résonances d'un article à l'autre n'en confèrent pas moins à l'ouvrage une indéniable unité d'ensemble. Ainsi, les enjeux géo-politiques liés à la zone de l'Afrique du Nord à travers l'histoire se trouvent mis en exergue à l'échelle de l'ensemble du volume ; dans ce contexte, la circulation des hommes et de l'information apparaît un phénomène-clé, qui est fréquemment mis en lumière par les observateurs de l'époque et dont les autorités s'efforcent d'ailleurs de garder le contrôle. Plus largement, l'ouvrage pose sous de multiples facettes (politiques, religieuses, culturelles, littéraires, etc.) la question du rapport de l'homme à l'espace, que vient fréquemment remettre en cause, à titre provisoire ou durable, la pratique de la mobilité. Les approches et les méthodes développées par les différents contributeurs de l'ouvrage pourraient dès lors être transposées avec bonheur à d'autres contextes géographiques et historiques, au service du développement des études historiques sur les mobilités humaines.

 

 

 

Table des matières

 

Préface, par François Déroche, p. I-III

Arbia Hilali, « Le déplacement des Africains dans l'Empire romain : le témoignage des dédicaces religieuses », p. 1-19

Lotfi Naddari, « Sufetula et les Musunii », p. 21-32

Najoua Chebbi, « Les peuples africains : origines, métissages et essaimages à l'époque préromaine », p. 33-46

Jean-Pierre Laporte, « Le Cosmographe de Ravenne et les Maurétanies Césarienne et Sitifienne », p. 47-87

Ekaterina Nechaeva, « La traversée de la frontière par les ''émigrants'' en fuite, selon Ammien Marcellin », p. 89-107

Stéphanie Guédon, « Saint Augustin et les relations entre l'Afrique et l'Égypte de son temps », p. 109-131

Michel Christol, « ''Voyages organisés'' : les interventions des ''autorités'' et la géographie administrative de la province d'Afrique », p. 133-157

Jean-Charles Ducène, « La situation du Maghreb au travers de la relation de voyage d'al- Ἁbdari (VIIe/XIIIe s.) », p. 159-172

Maria Jesús Viguera, « Voyager en quête de manuscrits arabes », p. 173-187